Métrique en Ligne
HUG_24/HUG1483
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
LA CORDE D'AIRAIN
XXVI
À de certains moments, l'homme juste est risible. 12
Tous les archers moqueurs prennent l'honneur pour cible ; 12
Les choses et les mots changent de sens ; on est 12
Barbès, Garibaldi, Baudin, lisez : benêt ; 12
5 Caton est le Sosie auguste de Jocrisse ; 12
Prudence et dignité se nomment avarice ; 12
Tout est défiguré, calomnié, noirci ; 12
Un front de vierge n'est qu'un masque réussi. 12
Quoi ! vous vous dites pur, vous me croyez donc bête. 12
10 Quel est votre motif secret pour être honnête ? 12
Le bien suspect confine au mal ; pas de vertu 12
Qui ne vienne d'un vice immonde qu'on ait eu ; 12
Oh ! s'il vivait, celui qu'on mena chez Pilate » 12
Sanglant, coiffé d'épine et vêtu d'écarlate, 12
15 Comme on reprocherait, en glosant là-dessus, 12
La Madeleine au Christ et-saint-Jean à Jésus ! 12
Comme on l'appellerait sacrilège, profane, 12
Fourbe ! comme on rirait de ce dieu sur un âne ! 12
Car on a tant d'esprit qu'on est inepte ; on dit : 12
20 Monk est un paladin, Bayard est un bandit. 12
Un contresens hideux fausse les âmes viles. 12
O grandeurs des vieux temps, laissez-nous donc tranquilles ! 12
La déroute, l'orgie, et la peur, sont nos sœurs ; 12
Ceux qu'on nomme héros, nous les nommons poseurs ; 12
25 Les invincibles sont suivis des incurables. 12
On entend un jongleur dire, — ô temps misérables ! — 12
Que l'honneur est néant, que la gloire est zéro, 12
Et qu'il hait le martyr autant que le bourreau. 12
Quoi ! Régulus ! d'Assas ! quoi ! des vertus si hautes, 12
30 De tels dévoûments, c'est à se tenir les côtes ! 12
Écoutez-les parler : Je dis, et je m'en tords 12
De rire, que Socrate au fond a tous les torts ; 12
Bien vivre, et de laquais emplir son vestibule, 12
Cela vaut mieux que d'être Horace ou Thrasybule ; 12
35 Je préfère, en dépit de Dante le rimeur, 12
Trimalcion qui soupe à Thraséas qui meurt ; 12
Je contemple Aristide avec insouciance ; 12
Je sens mon estomac plus que ma conscience ; 12
Je ne tiens pas le moins du monde à rayonner, 12
40 Et plus qu'un grand exploit j'estime un bon dîner. 12
Ayons donc le bon sens d'être ce que nous sommes, 12
Des nains ; délivrons-nous du fardeau des grands hommes. 12
A bas tous ces gens-là ! l'orgueil les étouffait ; 12
Votre Léonidas veut faire de l'effet ; 12
45 Qu'est-ce que Winkelried ? un crétin ineffable. 12
Quant à Guillaume Tell, messieurs, c'est une fable. 12
Le lion qui mangea Callisthène a bien fait. 12
Hoche, Marceau, Kléber ? J'aime autant Galliffet. 12
Vivent ceux qui toujours plièrent et fléchirent ! — 12
50 Et des sages, sortis de Lilliput, déchirent 12
Toute la vieille histoire où ces grands noms ont lui. 12
On se sent insulté par la gloire d'autrui. 12
On excuse Anitus et l'on comprend Zoïle. 12
Le vrai, le faux, cela se joue à croix ou pile. 12
55 On ébauche en l'honneur du tigre un vague chant ; 12
Est-on sûr que Néron, après tout, fût méchant ? 12
L'oiseau de basse-cour fête l'oiseau de proie. 12
On est abominable et stupide avec joie ; 12
Décroître plaît ; c'est doux et bon d'être petit ; 12
60 La multitude, ayant pour amour l'appétit, 12
Craint la contagion des âmes magnanimes ; 12
Duperie et devoir deviennent synonymes ; 12
L'infamie est utile et la probité nuit 12
Et c'est ainsi qu'on entre en raillant dans la nuit, 12
65 O douleur ! et qu'on voit s'effacer au solstice 12
Tous ces astres, le droit, l'idéal, la justice, 12
C'est ainsi que notre âme abdique, c'est ainsi 12
Qu'un peuple est lentement par la honte saisi, 12
C'est ainsi qu'on est monstre après qu'on fut archange, 12
70 Que la Rome d'Émile et de Gracchus se change 12
En la Rome d'Ignace, et que le grand Paris 12
Tombe de plus que Sparte à moins que Sybaris. 12
V. M.
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