Métrique en Ligne
HUG_24/HUG1478
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
LA CORDE D'AIRAIN
XXI
Jeunes hommes éclos sous l'empire rapace, 12
Frais, roses et glacés, vous dites quand je passe : 12
« — Ah çà ! qu'est-ce que c'est que cet homme ? il est fou. 12
Les vieux ont pour devoir d'être vieux. Un hibou 12
5 N'a pas le droit d'aimer le soleil. À son âge, 12
Il devrait de l'hiver faire le personnage, 12
Et ne point se répandre en élans-insensés. 12
Quoi donc ! il dit Encor ! quand, nous disons Assez ! 12
Un falot nous suffit ; il lui faut l'aube immense. 12
10 Il va, criant : Progrès ! Fraternité ! Clémence ! 12
Enfantillage. Il est à ce point puéril 12
D'accepter un devoir qui contient un péril. 12
Il veut la liberté quand il a la vieillesse ; 12
Qu'en fera-t-il ? Aïeul, quitte ce qui te laisse, 12
15 Quand auras-tu fini d'avoir vingt ans,vieillard ? 12
Il veut le plein midi, nous aimons le brouillard ; 12
Au sac d'or qui nous charme, il préfère une idée. 12
Quand l'homme est vieux, il sied que l'âme soit ridée. 12
Il veut des droits pour nous qui voulons des écus. 12
20 Il pense qu'on a tort d'écraser les vaincus ; 12
Il ne voit pas qu'Octave est couvert par Auguste ; 12
Il en est à ne pas comprendre qu'il est juste 12
De faire arquebuser par monsieur Galliffet 12
Les gens dont on a peur, quand même ils n'ont rien fait ; 12
25 Qu'il faut de bons bourreaux dans la guerre civile ; 12
Et qu'on ne doit pas plus plaindre un peuple, une ville, 12
Pour quelques va-nu-pieds qu'on a pris, mis sous clé, 12
Ou tués,qu'on ne plaint un champ qu'on a sarclé. 12
Cet homme est la démence et nous sommes les sages. 12
30 Ah ! comme c'était bon, les antiques usages ! 12
Quand verra-t-on les fous, les brouillons, les bavards, 12
Pendre aux arbres gaîment le long des boulevards ? 12
Quoi ! nés d'hier, c'est nous dont la raison éduque 12
Cette caboche dure, ingénue et caduque ! 12
35 Il est plein de chimère et plein de vision. 12
Comme le rossignol et comme l'alcyon, 12
Il chante dans la nuit et court à la tempête. 12
Cette vieille âme semble au combat toujours prête ; 12
Il recommencerait l'exil, s'il le fallait ; 12
40 Il est stupide. Çà, bonhomme, apprends qu'il est 12
Deux enfances, et sache, Argan ; qu'on y retombe ; 12
L'une est près du berceau, l'autre est près de la tombe. 12
Les pierres, les sifflets, voilà ce qu'on te doit. 12
Ce n'est pas sans raison qu'on te montre du doigt, 12
45 Qu'un bébé fait ta joie, et que ta tête blanche, 12
Comme vers tes pareils, vers les enfants se penche. 12
Trop de jeunesse est grave à ton âge ; il est bon 12
De n'être point marmot alors qu'on est barbon ; 12
Chérubin dans la peau de Géronte fait rire. 12
50 Nous te le répétons, il faut savoir proscrire, 12
Frapper, amputer ; vaincre, et le bien sort des maux. 12
Rêveur, laissons un peu de côté les grands mots, 12
Ne déclamons pas. Vois le fond réel des choses. 12
Nous acceptons les faits sans en chercher les causes, 12
55 Disons la vérité crûment ; l'homme est complet 12
Lorsqu'il est le plus fort ; on est riche, on s'y plaît ; 12
Est-ce que ce n'est pas tout simple ? On a des rentes, 12
Elles ne nous sont pas du tout indifférentes ; 12
Plus de champagne à boire et de truffe à manger, 12
60 Nous l'avouons tout net, c'est pour nous un danger ; 12
Donc nous nous défendons, c'est juste. Diogène, 12
Rageant de voir dîner Trimalcion, le gêne. 12
La politique est l'art utile d'émonder. 12
Supprimer, c'est créer ; châtrer, c'est féconder. 12
65 Quand la sève au printemps déborde et surabonde, 12
Une serpe a raison de cette vagabonde ; 12
Couper le rameau fou qui fait tort au voisin, 12
Est sage ; un jardinier est-il un assassin ? 12
L'arbre étant surchargé d'un feuillage inutile 12
70 Et farouche, on le sauve alors qu'on le mutile ; 12
Qui donc est de trop ? nous, gens d'esprit, qui brillons ? 12
Non ! mais les malvenus, les grabats, les haillons, 12
Les misères, les gueux, ceux que tu recommandes, 12
Pleutre, et les meurt-de-faim sont les branches gourmandes. 12
75 Qu'on les retranche. On a Cayenne pour cela. 12
Toujours un peu de sang sur l'ordre ruissela ; 12
Ce n'est pas notre faute, et sot qui s'apitoie. 12
Un ouragan balaye, un carnage nettoie. 12
L'homme d'état réel prend son temps ; celui-là, 12
80 Adroit, sait être Monck, et, fort, être Sylla. 12
Quoi donc ! ton âge ignore et le nôtre t'enseigne ! 12
Le peuple est un fiévreux qu'il faut :parfois qu'on saigne ; 12
L'homme est habile et grand parmi les souverains 12
Qui lui lace un gilet de force sur les reins. 12
85 Le peuple est ton pégase, il est notre bourrique. 12
Sans doute il faut savoir user de rhétorique, 12
Jurer qu'on est du siècle, et qu'on respectera 12
La liberté, les droits de l'homme, et cætera ; 12
Cela sonne bien ; mais toute âme un peu maligne 12
90 Finit par s'appuyer sur la troupe de ligne ; 12
On couronne des plans sûrs,-et dans l'ombre prêts, 12
Par un massacre heureux qu'on fait bénir après. 12
Le scrupule commence où finit la victoire ; 12
Tels sont les temps, tels sont les cœurs, telle est l'histoire. 12
95 N'es-tu donc pas honteux qu'on t'appelle innocent ? 12
Nous estimons, retiens ceci, le trois pour cent, 12
Un grand sabre, et Bismarck ; le reste, on le méprise. » 12
Soit, imberbes docteurs, raillez ma barbe grise 12
Qui pourtant, ne devrait pas faire d'envieux 12
100 Oui, c'est vrai, je suis jeune, et vous, vous êtes vieux. 12
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