Métrique en Ligne
HUG_24/HUG1460
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
LA CORDE D'AIRAIN
III
DESTRUCTION DE LA COLONNE
ACCEPTATION DU TRAITE PRUSSIEN
Quand la géante fut tombée, on approcha. 12
Si quelque bey d'Égypte, un khédive, un pacha, 12
Renversait le pilastre impur de Cléopâtre, 12
Bon à faire un peu d'ombre à midi pour le pâtre, 12
5 On dirait Barbarié et l'on aurait raison. 12
Or ce trophée était sublime à l'horizon ; 12
Il avait l'air d'un phare éclairant une rive 12
Les villes du prodige et du rêve, Ninive, 12
Memphis que fit Menès, Sarde où régna Cyrus, 12
10 Sarepta, qu'emplissaient tant d'hommes disparus, 12
Jéricho, Palenquè, Sofala, Babylone, 12
N'avaient rien de plus beau que cette âpre colonne ; 12
Ce cippe triomphal qu'un siècle respecta, 12
Effaçait l'obélisque altier d'Éléphanta, 12
15 La borne de Byzance au fond de l'Hippodrome, 12
Et le pilier de Thèbe et le pilier de Rome. 12
Cette colonne était toute pleine de voix, 12
Étant forgée avec des canons pris aux rois ; 12
On entendait le peuple en ce bronze, bruire ; 12
20 Et nous n'avions pas, nous, le droit de la détruire, 12
Car nos pères l'avaient construite pour nos fils. 12
Elle représentait, bravant tous les défis, 12
La révolution de l'Europe, ébauchée 12
Par leur vertigineuse et vaste chevauchée, 12
25 Et l'esprit de Fleurus planant sur Austerlitz, 12
Et nos drapeaux ayant des rayons dans leurs plis. 12
En voyant sur la place auguste la spirale 12
De toute cette gloire énorme et sidérale, 12
Et ce noir tourbillon de fantômes, tordu, 12
30 Fixe et pétrifié sous le vent éperdu, 12
On songeait. Il semblait que la haute fumée 12
Sortie en tournoyant de cette fière armée, 12
N'avait pas, sous le ciel orageux ou serein, 12
Voulu se dissiper, et s'était faite airain. 12
35 Semblable au moissonneur foulant des gerbes mûres, 12
Cette colonne avait pour socle un tas d'armures. 12
Elle offensait les rois et non les nations. 12
Afin qu'on pût juger les pas que nous faisions, 12
Elle fixait le point d'où nos pères partirent ; 12
40 Elle indiquait le lieu d'où les flots se retirent, 12
Et rattachait aux jours nouveaux les jours anciens ; 12
Après les grands soldats place aux grands citoyens ! 12
Elle était, dans Paris que le soleil inonde, 12
Comme un style au milieu de ce cadran du monde, 12
45 Et son ombre y marquait les heures du progrès. 12
Les rois n'osaient venir la regarder de près. 12
Hier elle tomba, la grande solitaire. 12
On a pu mesurer, quand on l'a vue à terre, 12
Tout ce qu'on peut ôter d'orgueil en un instant 12
50 Au siècle le plus sombre et le plus éclatant. 12
Ceux qui sur ce débris collèrent leur oreille 12
Entendirent dans l'ombre une rumeur pareille 12
A l'océan qui parle et se plaint sous les cieux. 12
Voici ce que disait ce bruit mystérieux : 12
55 Vous vous êtes trompés comme se trompait Rome. 12
Ce que vous avez pris pour la gloire d'un homme, 12
C'est la gloire d'un peuple, et c'est la vôtre, hélas ! 12
Peuple, quels sont mes torts ? les trônes en éclats, 12
L'Europe labourée en tous sens par la France, 12
60 La bataille achevée en vaste délivrance, 12
Le moyen-âge mort, les préjugés proscrits. 12
Que me reprochez-vous ? le sang, les pleurs, les cris, 12
Les deuils, et les trop grands coups d'aile des victoires ; 12
D'être une cime où luit l'éclair dans les nuits noires, 12
65 De vivre, et d'attester que vos pères ont mis 12
Leur âme dans l'airain des canons ennemis. 12
Mon crime, c'est la lutte altière des épées, 12
Le choc des escadrons, les cuirasses frappées, 12
Les échelles au mur, les clairons, les assauts. 12
70 Les lions sont haïs par vous les lionceaux ; 12
Votre enfance n'a pu supporter ma vieillesse. 12
Soit. Je pars avec Ulm et Wagram ; je vous laisse 12
Avec Sedan. Adieu. Je gêne. Je m'en vais. 12
J'aime encor mieux ma guerre, hélas, que votre paix. 12
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