Métrique en Ligne
HUG_24/HUG1389
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
VI
XLVI
Ô toi d'où me vient ma pensée, 8
Sois fière devant le Seigneur ! 8
Relève ta tête abaissée, 8
O toi d'où me vient mon bonheur ! 8
5 Quand je traverse cette lieue 8
Qui nous sépare au sein des nuits, 8
Ta patrie étoilée et bleue 8
Rayonne à mes yeux éblouis ! 8
C'est l'heure où cent lampes en flammes 8
10 Brillent aux célestes plafonds ! 8
L'heure où les astres et les âmes 8
Échangent des regards profonds ! 8
Je sonde alors ta destinée. 8
Je songe à toi, qui viens des cieux, 8
15 À toi, grande âme emprisonnée, 8
À toi, grand cœur mystérieux ! 8
Noble femme, reine asservie, 8
Je rêve à ce sort envieux 8
Qui met tant d'ombre dans ta vie, 8
20 Tant de lumière dans tes yeux ! 8
Moi, je te connais tout entière 8
Et je te contemple à genoux ; 8
Mais autour de tant de lumière, 8
Pourquoi tant d'ombre, ô sort jaloux ? 8
25 Dieu lui donna tout, hors l'aumône 8
Qu'il fait à tous dans sa bonté ; 8
Le ciel qui lui devait un trône 8
Lui refusa la liberté ! 8
Oui, ton aile que le bocage 8
30 Et l'air libre appellent en vain, 8
Se brise aux barreaux d'une cage, 8
Pauvre grande âme, oiseau divin ! 8
Bel ange, un joug te tient captive, 8
Cent préjugés sont ta prison, 8
35 Et ton attitude pensive, 8
Hélas, attriste ta maison. 8
Tu te sens prise par le monde 8
Qui t'épie, injuste et mauvais… 8
Dans ton amertume profonde 8
40 Souvent tu dis : si je pouvais ! 8
Mais l'amour en secret te donne 8
Ce qu'il a de pur et de beau, 8
Et son invisible couronne, 8
Et son invisible flambeau ! 8
45 Flambeau qui se cache à l'envie, 8
Qui luit, splendide et clandestin, 8
Et qui n'éclaire de la vie 8
Que l'intérieur du destin ! 8
L'amour te donne, ô douce femme, 8
50 Ces plaisirs où rien n'est amer, 8
Et ces regards où toute l'âme 8
Apparaît dans un seul éclair ! 8
Et le sourire ! et la caresse ! 8
L'entretien furtif et charmant, 8
55 Et la mélancolique ivresse 8
D'un ineffable épanchement ! 8
Et les traits chéris d'un visage, 8
Ombre qu'on aime et qui vous suit, 8
Qu'on voit le jour dans le nuage, 8
60 Qu'on voit dans les rêves la nuit ! 8
L'amour, dont nos cœurs sont les urnes, 8
Te donne tous ses doux tourments, 8
Les longs adieux aux seuils nocturnes, 8
Les longs regrets des courts moments ! 8
65 Et les extases solitaires 8
Quand tous deux nous nous asseyons 8
Sous les rameaux pleins de mystères 8
Au fond des bois pleins de rayons ! 8
Purs transports que la foule ignore, 8
70 Et qui font qu'on a d'heureux jours 8
Tant qu'on peut espérer encore 8
Ce dont on se souvient toujours ! 8
Va, sèche ton bel œil qui pleure, — 8
Ton sort n'est pas déshérité. 8
75 Ta part est encor la meilleure, 8
Ne te plains pas, ô ma beauté ! 8
Ce qui manque est bien peu de chose 8
Quand on est au printemps vermeil, 8
Et quand on vit comme la rose 8
80 De parfums ; d'ombre et de soleil ! 8
Laisse donc, ô ma douce muse, 8
Sans le regretter un seul jour, 8
Ce que le destin te refuse 8
Pour ce que te donne l'amour ! 8
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