Métrique en Ligne
HUG_24/HUG1287
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
IV
XXXIV
LE DEVOIR
Et toi, qui que tu sois, génie, 8
Toi qui sens ta force et qui vis, 8
Et dans la gloire ou l'ironie, 8
De ta grande âme t'assouvis ! 8
5 Toi qui n'as, sévère nature, 8
Que toi-même pour nourriture 8
Et que toi-même pour rayon ! 8
Toi, tout ensemble hymne et huée, 8
Astre en même temps que nuée, 8
10 À la fois caverne et lion ! 8
Quel que soit ton siècle, ombre, orage, 8
Abandon, peur, haillon, linceul, 8
Va ! que rien ne te décourage ! 8
Marche ! Homère est nu. Dante est seul. 8
15 Laisse s'amonceler les houles ! 8
Laisse s'évanouir les foules ! 8
Va, toi qui n'as pas de remords, 8
Accepte tes superbes tâches. 8
Sois l'intrépide chez les lâches, 8
20 Et sois le vivant chez les morts ! 8
Quelquefois l'âme humaine lasse 8
Semble prise d'accablement ; 8
Le grelottant baise la glace, 8
L'aveugle aime l'aveuglement. 8
25 Décroissances, inexorables ! 8
Les choses se font misérables 8
Et les hommes se font petits. 8
Tout meurt. Il semble que commence 8
L'abâtardissement immense 8
30 Des cœurs devenus appétits. 8
Hélas ! parfois un peuple — ô Grèce, 8
Tu l'as vu ! Rome, tu le sais ! — 8
Sent une honteuse paresse 8
D'être grand, et dit : C'est assez ! 8
35 Assez d'Ajax ! Assez d'Achilles ! 8
De Brutus, de Solons, d'Eschyles ! 8
Assez de héros au front pur ! 8
Assez de ces arches de gloire 8
Qui font de toute notre histoire 8
40 Un pont de géants dans l'azur ! 8
Assez de hautains Propylées, 8
De Panthéons, de Parthénons ! 8
Assez de têtes étoilées ! 8
Assez de grands hommes ! Dînons. 8
45 Toute l'histoire n'est qu'un songe. 8
Gloire au festin qui se prolonge ! 8
Gloire aux crimes inexpiés ! 8
Que la femme soit de la fête, 8
Nue avec des fleurs sur la tête, 8
50 Des bagues d'or aux doigts des pieds ! 8
Qu'un esprit nouveau nous visite ! 8
Soyons ceux qu'on n'a jamais vus ! 8
Qu'Athènes s'appelle Thersite ! 8
Que Rome s'appelle Davus ! 8
55 Des vieilles conquêtes vivantes, 8
Ô peuple, faisons nos servantes. 8
Vivre est la seule ambition. 8
Cuisons, joyeuse foule athée, 8
Avec le feu de Prométhée 8
60 Le souper de Trimalcion ! 8
Alors les pâles multitudes 8
Qu'attend je sépulcre béant, 8
Prennent toutes les attitudes 8
De la fumée et du néant. — 8
65 Une horrible ; nuit acharnée 8
Couvre l'âme, la destinée, — 8
Les pas, les fronts, les cœurs, les yeux ; 8
La foule dort, boit, mange, ignore, 8
Rampe, chante et rit ; et l'aurore 8
70 Refuse de monter aux cieux. 8
Voyant que l'homme n'a plus d'aile, 8
La femme pleure son affront, 8
Et pour le fils qui naîtra d'elle 8
Se sent de la rougeur au front. 8
75 Alors, penseur, c'est l'heure trouble, 8
Lutte ! que ton effort redouble, 8
Montre l'idée et le ciel bleu 8
À l'homme qui, n'osant plus croire, 8
Voit l'avenir vide de gloire — 8
80 Et l'univers vide de Dieu. 8
Quand ton siècle aux basses prudences, 8
Décroît, toi, marche à pas plus francs ! 8
Surgis ! c'est dans les décadences 8
Que les grands hommes sont plus grands. 8
85 C'est surtout parmi les décombres 8
Que les hautes colonnes sombres, 8
Dépassant tout ; dominant tout, 8
Belles dans les débris difformes, 8
Gisantes, paraissent énormes, 8
90 Et semblent sublimes, debout ! 8
H. H.
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