Métrique en Ligne
HUG_24/HUG1243
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
III
LX
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Qu'est-ce que ta sagesse et que ton jugement ? 12
Homme, en ta conscience as-tu, quelque mesure 12
Pour peser, pour compter, pour régler, qui soit sûre ? 12
Toi-même, n'es-tu pas ton propre étonnement ? 12
5 Ce que le genre humain fait misérablement 12
T'effraie, et tu ne sais ce que tu dois en croire. 12
L'homme pour l'homme est nuit. Devant ta propre histoire 12
Entends-tu clairement l'évidence crier ? 12
Voyons. Explique-toi. Quel est le meurtrier : 12
10 Brutus tuant César, ou César tuant Rome ? 12
Quand même l'âpre Dante et cet autre qu'on nomme 12
Tacite, et celui-là qu'on nomme Juvénal 12
Siégeraient dans ton âme ainsi qu'un tribunal, 12
L'un Minos, l'autre Éaque, et l'autre Rhadamante, 12
15 Tu ne sentirais pas que la lumière augmente, 12
Et que plus de justice avec plus de raison 12
Se lève dans ton cœur et sur ton horizon. 12
Voici la bête fauve et la bête de somme, 12
D'un côté l'empereur, de l'autre côté l'homme, 12
20 Claude et le genre humain, Tibère et l'univers ; 12
L'un est-il plus abject que l'autre n'est pervers ? 12
Tiens, vois : — comme le soir les nuages s'amassent, 12
Les sombres légions rentrent ; les soldats passent, 12
Aigle et bannière au vent, sous les arcs triomphaux ; 12
25 Le peuple bat des mains du haut des échafauds ; 12
Ils mêlent aux clairons quelque strophe sauvage : 12
« — Nous sommes compagnons de gloire et de ravage, 12
« O Commode, empereur égal à Jupiter ! 12
« Qui donc pourrait compter les vagues de la mer, 12
30 « Les rois que tu domptas, les murs que nous rompîmes ? » 12
Ils passent, rapportant les dépouilles opimes ; 12
À leur tête est le maître immense, le vainqueur ; 12
Toute Rome à ses pieds n'est plus qu'un vaste chœur ; 12
Il marche précédé de la fanfare altière ; 12
35 Et le cirque frémit ; dans le noir bestiaire 12
De grands tigres ouvrant leurs pattes sont debout, 12
Et, pour voir passer l'homme à qui Dieu livre tout, 12
Le César adoré du globe qu'il saccage, 12
Collent leur ventre fauve aux barreaux de leur cage. 12
40 Et maintenant, César, content du bon accueil, 12
César, dont la lumière est faite avec le deuil 12
Des nations sur qui pèse l'ombre profonde, 12
L'empereur effrayant de cette nuit du monde, 12
En rendant grâce aux dieux, donne au peuple romain 12
45 Un banquet où l'on va boire du sang humain, 12
Où la brute des bois et Rome souveraine, 12
Joyeuses, rugiront ensemble dans l'arène, 12
Où l'encens fumera parmi les cris plaintifs, 12
Un festin de chrétiens, de martyrs, de captifs, 12
50 D'esclaves ramenés de l'Etixin ou du Tage, 12
Et le peuple s'attable, et le tigre partage. 12
Qui, du tigre ou de l'homme, est le monstre ? réponds. 12
Et plus tard, quand des voix diront là-haut : frappons ! 12
Quand l'histoire verra, dans la nuit prête à naître, 12
55 Les vieux démons de l'homme, horribles, reparaître, 12
Et s'écriera, les bras levés au ciel : Voilà 12
Caïn dans Constantin, Nemrod dans Attila ! 12
Quand Rome penchera, c'est-à-dire le monde ; 12
Quand, pour tout engloutir, viendront dans la même onde 12
60 La Barbarie affreuse et le Christ radieux ; 12
Quand tout se défera, les lois, les mœurs, les dieux, 12
Quand la ville éternelle, esclave reine, en proie 12
Aux eunuques, joyeux d'on ne sait quelle joie, 12
Fera remplir sa coupe avec un rire impur 12
65 En entendant le pas d'Alaric sous son mur, 12
Quand Rome n'aura plus que l'immonde énergie 12
D'attendre le viol, les coudes dans l'orgie, 12
Lorsque le sort fera cet éclat d'enivrer 12
Cette prostituée avant de la livrer ; 12
70 Quand la fatalité donnera le scandale 12
Du visigoth, du hun stupide, du vandale, 12
Qu'est-ce que tu feras, qu'est-ce que tu diras ? 12
Quand les fléaux seront comme des magistrats, 12
Quand l'aube et le tombeau seront mêlés ensemble, 12
75 Quand tout sera si juste et si cruel qu'il semble 12
Que Dieu soit le faucheur, que Satan soit la faulx, 12
Quel sage d'entre vous distinguera le faux 12
Du vrai, le oui du non, le rayon de la foudre, 12
Ce qu'il faut condamner de ce qu'il faut absoudre, 12
80 Le héros du bandit, l'ange de l'animal, 12
L'affreux débordement du déluge normal, 12
Et du mal et du bien pourra faire la somme 12
Dans cet épouvantable écroulement de l'homme ? 12
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