Métrique en Ligne
HUG_24/HUG1228
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
III
XLV
UMBRA
Obscurité ! le songe lève 8
Son front dans la réalité : 8
Que serait l'être sans le rêve, 8
Et la face, le voile ôté ? 8
5 L'âme est de l'ombre qui sanglote. 8
Moi l'atome, j'erre et je flotte. 8
J'allais, ô pleurs ! j'aimais, ô deuil ! 8
Mon seuil s'ouvre sur le naufrage. 8
Ma maison, quand la mer fait rage, 8
10 Sonne la nuit comme un écueil. 8
Que dites-vous à l'âme humaine, 8
Que bégayez-vous pour mon cœur, 8
Monde ; vision, phénomène, 8
Eau lugubre, aquilon moqueur ? 8
15 À quoi, sous la neige ou les laves, 8
Pensent les monts, ces vieux esclaves, 8
Fouettés de tous les fouets de l'air, 8
Ces patients du grand supplice, 8
Vêtus d'ombre, et sous leur cilice 8
20 Marqués du fer chaud de l'éclair ? 8
N'est-il pas lugubre de dire 8
Que la porte sombre est sans clé, 8
Que la terre où l'homme respire 8
Est comme un manuscrit roulé ? 8
25 Il semble que toutes les forces 8
Se donnent pour but les divorces, 8
Et que la nature ait pour vœu 8
D'ôter l'aube du cimetière, 8
D'épaissir l'horreur, la matière 8
30 Et l'énigme entre l'homme et Dieu ! 8
Est-ce donc qu'ils sont nécessaires 8
Tous ces fléaux dont nous souffrons ? 8
Pourquoi cet arbre des misères 8
Croisant ses branches sur nos fronts ? 8
35 Le mal nous tient. Où sont les causes ? 8
On dirait que le but des'choses 8
Est de cacher Dieu qui nous fuit, 8
Que le prodige obscur nous raille, 8
Et que le monde entier travaille 8
40 A la croissance de la nuit. 8
Que regarde dans les bois fauves 8
Le grand cerf à l'œil égaré ? 8
Vénus, qui luis sur les monts chauves, 8
D'où te vient ton rayon sacré ? 8
45 Qu'est-ce que ton anneau, Saturne ? 8
Est-ce que quelque être nocturne, 8
Quelque vaste archange puni, 8
Quelque Satan — dont le front plie, 8
Fait tourner sûr cette poulie 8
50 La chaîne, du puits infini ? 8
Que tu menaces ou promettes, 8
Dis-nous le secret de tes pleurs ; 8
Aube ? Et vous, qu'êtes-vous, comètes, 8
Faces aux horribles pâleurs ? 8
55 Êtes,-vous, dans l'éther qui roule, 8
Des étoiles dont le sang coule, 8
Faisant des mares de clarté ? 8
Venez-vous des noirs ossuaires ? 8
Êtes-vous, traînant vos suaires, 8
60 Les mortes de l'immensité ? 8
Ô profondeurs épouvantables, 8
Qu'est-ce donc que vous me voulez ? 8
Que dois-je lire sur vos tables, 8
Cieux, temples, porches étoilés ? 8
65 Ta rougeur de naphte et de soufre ; 8
Ta clarté qui m'aveugle, ô gouffre, 8
Est-ce la vérité qui luit ? 8
Le vent souffle-t-il sur mon doute 8
Quand, — penché sur l'ombre, j'écoute 8
70 Ce que dit ce crieur de nuit ? 8
Par moments, dressé sur ma couche, 8
Sombre, et peut-être blasphémant, 8
Je suis prêt à crier, farouche : 8
Allons ! laisse-moi, firmament ! 8
75 Par moments, je suis prêt à dire : 8
Vous dont je sens l'or dans ma lyre, 8
Le flamboiement dans mon courroux, 8
L'air dans mes strophes hérissées, 8
Et les rayons dans mes pensées, 8
80 Astres, de quoi vous mêlez-vous ? 8
En vain j'essaie et je m'élance. 8
Le gouffre effare le flambeau. 8
Rien dans le ciel que le silence, 8
Rien que l'ombre dans le tombeau ! 8
85 Oh ! de quelle fosse entr'ouverte, 8
Sentons-nous le souffle, herbe verte ? 8
Quels chevaux entend-on hennir ? 8
Quel fantôme erre en nos décombres ? 8
Quels yeux voit-on par tes, trous sombres, 8
90 Masque effrayant de l'avenir ? 8
La vie et la mort ! qu'est-ce, abîme ? 8
Où va l'homme pâle et troublé ? 8
Est-il l'autel, bu la victime ? 8
Est-il le soc ? est-il lé blé ? 8
95 Oh ! ces vents que rien ne fait taire ! 8
Que font-ils de nous sur la terre, 8
Tous ces souffles prodigieux ? 8
Quel mystère en nous se consomme ? 8
Qu'apportent-ils de l'ombre à l'homme ? 8
100 Qu'emportent-ils de l'homme aux cieux ? 8
Énigme ! Où je dis : pourriture, 8
Le vautour vient et dit : festin ! 8
Qu'est-ce que c'est que la nature ? 8
Qu'est-ce que c'est que le destin ? 8
105 Marchons-nous dans des routes sûres ? 8
Dépend-il des forces obscures 8
De tordre là-bas mon chemin ? 8
Peux-tu, sort fatal qui nous pousses, 8
Dans l'ombre, à force de secousses, 8
110 Changer la forme de demain ? 8
Toutes ces lois qu'un faux jour perce, 8
Vie et sort, textes décevants 8
Dont le sens confus se disperse 8
Dans l'âpre dispute des vents, 8
115 Ce monde où chaque élément jette 8
Son mot à l'âme qui végète, 8
Cette nature aux fatals nœuds, 8
Ce destin hagard qui nous brise, 8
N'est-ce qu'une sombre méprise, 8
120 Malentendu vertigineux ! 8
L'ancre est un poids qui rompt le-câble. 8
Tout est promis, rien n'est tenu. 8
Serait-ce donc que l'implacable 8
Est un des noms de l'inconnu ? 8
125 Quel est donc ce maître farouche 8
Qui pour la toile fait la mouche, 8
L'orageux cheval pour le mors, 8
Tous les escaliers pour descendre, 8
Oui pour non, le feu pour la cendre, 8
130 La mémoire pour le remords ? 8
D'où viennent les soirs, les aurores, 8
Les flots enflés, les flots décrus, 8
Les déluges, les météores, 8
Ces apparus, ces disparus ! 8
135 Pourquoi le miracle Nature 8
Contient-il l'effroi, la torture, 8
Le mal, sur l'homme se courbant ? 8
Le mal a-t-il le bien pour tige ? 8
Ou serait-ce que le prodige 8
140 Tombe, et devient monstre en tombant ? 8
Quand dans les forêts forcenées 8
Court l'ouragan, ce furieux 8
Arrache-t-il à nos années 8
Quelque lambeau mystérieux ? 8
145 L'arbre, qui sort d'une fêlure, 8
A-t-il en bas sa chevelure 8
Qui plonge au globe rajeuni ? 8
Penseurs, têtes du ciel voisines, 8
Vos cheveux sont-ils les racines 8
150 Par où vous puisez l'infini ? 8
Est-ce l'effroi des cieux horribles 8
Que je sens, en moi palpiter 8
À de certains moments, terribles, 8
Où le monde semble hésiter ? 8
155 Aux heures où la terre tremble, 8
Quand la nuit s'accroît, quand il semble 8
Qu'on voit le flot noir se gonfler, 8
Quand la lune s'évade et rampe, 8
Quand l'éclipse sur cette lampe, 8
160 Masque sinistre, vient souffler ! 8
Si vous attendez quelque chose, 8
Rochers pensifs, dites-le-moi ! 8
Dites-moi de quoi se compose 8
Le bien, le mal, le sort, la :loi, 8
165 O récifs ! pièges ! araignées ! 8
Foudre qui jettes à poignées 8
Tes cheveux de flamme aux enfers, 8
Secouant sur les flots sauvages 8
Dans l'âpre forêt des nuages 8
170 Le hideux buisson des éclairs ! 8
Et toi, la grande vagabonde, 8
L'hydre verte au dos tortueux, 8
Que dis-tu, mer où l'ombre abonde, 8
Bouleversement monstrueux ? 8
175 O flots ! ô, coupe d'amertume ! 8
Quel symbole êtes-vous, écume, 8
Bave d'en bas jetée au jour, 8
Fange insultant l'aube sereine, 8
Éternel crachat de la haine 8
180 À l'éternel front de l'amour ! 8
Laissons les flots battre la plage ! 8
Laissons la mer lugubre en paix ! 8
Et laissons l'orageux feuillage 8
Frissonner dans les bois épais ! 8
185 Ne troublons pas les harmonies 8
Rauques, étranges, infinies, 8
Des océans et des typhons ! 8
Laissons les vents à leurs démences ! 8
Et laissons dans les cieux immenses 8
190 S'envoler les aigles profonds ! 8
Je vais, j'avance, je recule, 8
Je marche où plus d'un se perdit ; 8
Par moments dans ce crépuscule 8
Une voix lugubre me dit : 8
195 — Que cherches-tu ? tout fuit, tout passe. 8
La terre n'est rien. Et l'espace, 8
Que contient-il ? Est-ce réel ? 8
Tu ne peux qu'entrevoir, atome, 8
La création, ce fantôme, 8
200 Derrière ce linceul, le ciel. 8
Où vas-tu, pauvre âme étonnée ? 8
Monade, connais-tu l'aimant ? 8
Que sais-tu de la destinée, 8
Et que sais-tu du firmament ? 8
205 Connais-tu le vrai, le possible, 8
Tous les réseaux de l'invisible, 8
Ce qui t'attend, ce qui te suit ? 8
Connais-tu les lois éternelles ? 8
Entends-tu les tremblements d'ailes 8
210 Dans les grands filets de la nuit ? 8
Sens-tu parfois, dans l'ombre infâme 8
Qu'agite un vent farouche et lourd, 8
Une toile où se prend ton âme 8
Et sur laquelle un monstre court ? 8
215 Sens-tu parfois, fils de la terre, 8
S'ouvrir sous tes pieds le mystère, 8
Et se mêler, ô passant nu, 8
À tes cheveux que l'hiver mouille, 8
Les fils de la sombre quenouille, 8
220 Les cheveux du front inconnu ? 8
Certaines planètes fatales, 8
Certains mirages de l'éther, 8
Certains groupes d'étoiles pâles 8
Ont un — rayonnement éclair. 8
225 Que sais-tu sur tes mornes grèves ? 8
Es-tu sûr, au fond de tes rêves, 8
Que ce que l'ombre aux murs de fer 8
Couvre comme une épaisse grille, 8
Soit le ciel, et que ce qui brille, 8
230 O songeur, ne soit pas l'enfer ? 8
Les constellations tragiques, 8
Ouvrant sur vous leurs fauves yeux, 8
Passent, grandes larves magiques, 8
Sur vos destins mystérieux. 8
235 Insensé qui croit les cieux vides ! 8
Quelques-unes, les plus livides, 8
Apparurent, ô sombre esprit, 8
En chiffres noirs dans les ténèbres 8
Sur les dés des joueurs funèbres 8
240 Qui jouaient la robe du Christ. 8
Mais insensé qui s'imagine 8
Connaître tous les horizons, 8
La tombe, la fin, l'origine, 8
Se dévoue et crie : Avançons ! 8
245 Insensé ce Jésus lui-même 8
Qui s'immole parce qu'il aime ! 8
Insensés les audacieux 8
Qui se jettent dans le cratère, 8
Rêvant le progrès sur la terre 8
250 Ou le paradis dans les cieux ! 8
Quand tu vois rire le squelette, 8
Es-tu sûr que ce noir rictus 8
Où le jour d'en — bas se reflète 8
N'est pas, pour les bons abattus, 8
255 Pour les justes sur qui tout pèse, 8
Pour les martyrs dans la fournaise, 8
Pour l'esprit croyant et créant, 8
Pour l'âme espérant sa patrie, 8
L'épouvantable moquerie 8
260 Du tombeau, qui sait le néant ? 8
Non ! il ne se peut, ô nature, 8
Que tu sois sur l'homme au cachot, 8
Sur l'esprit, sur la créature, 8
De la haine tombant d'en haut ! 8
265 Il ne se peut pas que ces forces 8
Mêlent à tous leurs noirs divorces 8
L'homme, atome en leurs poings tordu, 8
Lui montrent l'horreur souveraine, 8
Et fassent, sans qu'il les comprenne, 8
270 Des menaces à l'éperdu ! 8
Il ne se peut que l'édifice 8
Soit fait d'ombre et de surdité ; 8
Il ne se peut que sacrifice, 8
Héroïsme, effort, volonté, 8
275 Il ne se peut que la sagesse, 8
Que l'aube, éternelle largesse, 8
La rose qui s'épanouit, 8
Le droit, la raison, la justice, 8
Tout, la foi, l'amour, aboutisse 8
280 Au ricanement de la nuit ! 8
Il ne se peut pas que j'invente 8
Ce que Dieu n'aurait pas créé ! 8
Quoi ! pas de but ! quoi ! l'épouvante ! 8
Le vide ! le tombeau troué ! 8
285 Non ! l'être ébauché, Dieu l'achève ! 8
Il ne se peut pas que mon rêve 8
Ait plus d'azur que le ciel bleu, 8
Que l'infini soit un repaire, 8
Que je sois meilleur que le Père, 8
290 Que l'homme soit plus grand que Dieu ! 8
Quoi ! je le supposerais juste 8
Ce Dieu qui serait malfaisant ! 8
C'est moi qui serais l'être auguste, 8
Et ce serait lui l'impuissant ! 8
295 L'homme aurait trouvé dans son âme 8
L'amour, le paradis, la flamme, 8
La lumière sur la hauteur, 8
Le bonheur incommensurable… 8
Dieu ne serait qu'un misérable, 8
300 L'homme serait le créateur ! 8
Oui, comme après tout, c'est un songe 8
Qu'un monde formé de néant, 8
Qui fit le mal fit le mensonge ; 8
C'est moi qui reste le géant ! 8
305 Que ce Dieu vienne et se mesure ! 8
Qu'il sorte donc de sa masure ! 8
Il fit le mal, j'ai cru le bien ; 8
J'ai contre lui, si je me lève, 8
Toute la gloire de mon rêve, 8
310 Toute l'abjection du sien ! 8
Non ! non ! la fleur qui vient d'éclore 8
Me démontre le firmament. 8
Il ne se peut pas que l'aurore 8
Sourie à l'homme faussement, 8
315 Et que, dans la tombe profonde, 8
L'âme ait droit de dire à ce monde 8
D'où l'espoir toujours est sorti, 8
À ces sphères, de Dieu vassales, 8
Affirmations colossales : 8
320 Étoiles ! vous avez menti ! 8
Ce qui ment, c'est toi, doute ! envie ! 8
Il ne se peut que lé rayon ; 8
Que l'espérance, que la vie 8
Soit une infâme illusion ! 8
325 Que tout soit faux, hors le blasphème ! 8
Et que ce Dieu ne soit lui-même, 8
Dans son vain temple aérien, 8
Que l'immense spectre Ironie 8
Regardant ; dans l'ombre infinie, 8
330 L'univers accoudé sur Rien ! 8
Un Dieu qui rirait de son œuvre, 8
Qui rirait des justes déçus, 8
Et du cygne et de la couleuvre, 8
Et de Satan et de Jésus, 8
335 Un tel Dieu serait si terrible 8
Que, devant cette face horrible, 8
L'âme humaine se débattrait 8
Comme si, par ses ailes blanches, 8
Elle était, prise sous les branches 8
340 De quelque, sinistre forêt ! 8
Que Rabelais, rieur énorme, 8
Railleur de l'horizon humain, 8
Borné par le nombre et la forme, 8
Hue aujourd'hui, sans voir demain ; 8
345 Qu'il joue, étant jouet lui-même, 8
Avec la vie et le problème, 8
Qu'importe ! il passe, il meurt, il fuit ; 8
Il n'est ni le fond, ni la cime ; 8
Mais un Rabelais de l'abîme 8
350 Ferait horreur, même à la nuit ! 8
Que les éclairs soient les augures, 8
Que le vrai sorte du plaintif, 8
Que les fléaux, sombres figures, 8
Disent le mot définitif, 8
355 Je ne le crois pas ! Vents farouches, 8
Nuits, flots, hivers, enflez vos bouches, 8
Tordez ma robe dans mes pas, 8
Étendez vos mains sur moi, faites 8
Tous vos serments dans les tempêtes, 8
360 Ténèbres, je ne vous crois pas ! 8
Je crois à toi, jour ! clarté ! joie ! 8
Toi qui seras ayant été, 8
À toi, mon aigle, à toi, ma proie, 8
Force, raison, splendeur, bonté ! 8
365 Je crois à toi, toute puissance ! 8
Je crois à toi, toute innocence ! 8
Encore à toi, toujours à toi ! 8
Je prends mon être pierre à pierre ; 8
La première est de la lumière, 8
370 Et la dernière est de la foi ! 8
Dieu ! sommet ! aube foudroyante ! 8
Précipice serein ! lueur ! 8
Fascination effrayante 8
Qui tient l'homme et le rend meilleur ! 8
375 De toutes parts il s'ouvre, abîme. 8
Quand on est sur ce mont sublime, 8
Faîte où l'orgueil toujours s'est tu, 8
Cime où.vos instincts vous entraînent, 8
Tous les vertiges qui vous prennent 8
380 Vous font tomber dans la vertu. 8
Donc laissez-vous choir dans ce gouffre, 8
Vivants ! grands, petits, sages, fous, 8
Celui qui rit, celui qui souffre, 8
Vous tous ! vous tous ! vous tous ! vous tous ! 8
385 Tombez dans Dieu, foule effarée ! 8
Tombez, tombez' ! roulez, marée ! 8
Et sois stupéfait, peuple obscur, 8
Du néant des songes sans nombre, 8
Et d'avoir traversé tant d'ombre 8
390 Pour arriver à tant d'azur ! 8
Oh ! croire, c'est la récompense 8
Du penseur aimant, quel qu'il soit ; 8
C'est en se confiant qu'on pense, 8
Et c'est en espérant qu'on voit ! 8
395 Chante, ô mon cœur, l'éternel psaume ! 8
Dieu vivant, dans ma nuit d'atome, 8
Si je parviens, si loin du jour, 8
À comprendre, moi grain de sable, 8
Ton immensité formidable, 8
400 C'est en croyant à ton amour ! 8
logo du CRISCO logo de l'université