Métrique en Ligne
HUG_24/HUG1220
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
III
XXXVII
Une nuit je rêvais, et je vis dans mon rêve 12
Une plaine sans bords pareille aux flots sans grève, 12
Ouverte à tous les vents comme les vastes mers. 12
C'était un de ces lieux inquiets et déserts 12
5 Où flotte encor le bruit confus des multitudes, 12
Où l'on sent à travers les mornes solitudes, 12
Aux palpitations dont frémit l'air troublé, 12
Quelque peuple inconnu, comme une onde écoulé. 12
Cette plaine était rousse, immense, triste et nue, 12
10 Sans une goutte d'eau pour refléter la nue. 12
Pas un champ labouré, pas un toit. Nul témoin, 12
Nul passant. Seulement on y voyait au loin 12
De grands lions de pierre, étranges et superbes, 12
De distance en distance isolés dans les herbes. 12
15 Immobiles, debout sur des granits sculptés 12
Qu'étreignaient les buissons par le vent agités, 12
Tous ayant quelque fière et terrible posture, 12
Ils semblaient, au milieu de la sombre nature 12
Qui rayonnait dans l'ombre à mon œil ébloui, 12
20 Écouter la rumeur d'un monde évanoui. 12
Qu'est-ce que ces lions faisaient dans cette plaine ? 12
Peut-être y gardaient-ils quelque mémoire vaine, 12
Quelque grand souvenir dans l'ombre descendu, 12
Comme des chiens pensifs dont le maître est perdu ? 12
25 Étaient-ce des rochers ? Étaient-ce des fantômes ? 12
Peut-être avaient-ils vu tomber bien des royaumes. 12
Qui sait ? avant ces temps obscurs, profonds, lointains, 12
Où l'histoire à tâtons perd ses flambeaux éteints, 12
Où la tradition indistincte s'émousse, 12
30 Peut-être étaient-ils là, déjà rongés de mousse ? 12
Peut-être l'ouvrier n'avait-il rien d'humain 12
Qui lés avait sculptés de sa puissante main ? 12
Qui donc les avait mis seuls dans ce vaste espace 12
Pour entendre à jamais pleurer le vent qui passe, 12
35 Siffler l'herbe et glisser le lézard dans les grès ? 12
Sans oser faire un pas, je les considérais 12
Avec l'effroi qu'on a devant les choses sombres. 12
Nul vestige autour d'eux, ni sentiers, ni décombres ; 12
Rien que la ronce obscure et le buisson noirci. 12
40 Or, tout à coup, pendant que je rêvais ainsi, 12
Il apparut, — c'était l'heure où le jour recule, — 12
Dans le ciel sépulcral et froid du crépuscule, 12
L'aile ouverte et planant sur cet horizon noir, 12
Un oiseau monstrueux, vaste, effroyable à voir, 12
45 D'une forme inconnue à la nature entière, 12
Si fauve et si hideux que les lions de pierre 12
S'enfuirent en poussant de longs rugissements. 12
Ô Dieu, vous qui penché sur les esprits dormants, 12
Leur envoyez la nuit le Moloch ou l'Archange, 12
50 Que vouliez-vous me dire avec ce songe étrange ? 12
Serait-ce, après nos jours sans joie et sans honneur, 12
La figure des temps où nous entrons, Seigneur ? 12
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