Métrique en Ligne
HUG_24/HUG1208
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
III
XXV
Un homme est innocent ; son voisin le dénonce. 12
Gisquet dont le sourcil facilement se fronce, 12
Ou n'importe quel autre Anglès ou Valentin, 12
Fait saisir l'homme au saut du lit un beau matin ; 12
5 L'homme résiste et veut s'enfuir ; mauvaises notes ; 12
On l'insulte, il réplique ; on lui met les menottes ; 12
Il dit : Je n'ai rien fait ! C'est vrai ; mais il a tort 12
De crier le plus haut n'étant pas le plus fort ; 12
On le lui fait sentir en serrant les poucettes. 12
10 Coupable, vous cédez ; mais innocent, vous êtes 12
Idiot ; vous luttez, vous ruez, vous avez 12
La rage, quand le sang coule entre les pavés, 12
De croire que le juge examine et diffère, 12
Et que, n'ayant rien fait, on ne doit rien vous faire. 12
15 Le juge, examiner ! différer ! à quoi bon ? 12
On entre jeune au bagne et l'on en sort barbon, 12
Prenez garde, c'est là le sort du réfractaire. 12
Vous avez ce devoir, souffrir, ce droit, vous taire ; 12
Être rebelle est grave, être innocent est vain ; 12
20 Sachez que la justice est la justice, enfin, 12
Et vous êtes un gueux, puisqu'on vous brutalise ! 12
La police ressemble au sable où l'on s'enlise ; 12
Plus on se débat, plus on enfonce. Jamais 12
Les grands et les heureux qui sont sur les sommets 12
25 Ne se penchent vers ceux qu'engloutit la justice. 12
Tombez dans l'eau, soyez pris sous une bâtisse 12
Qui s'effondre, ou plongé dans quelque horrible puits, 12
De partout il vous vient des amis, des appuis, 12
Jeune, vieux, riche, pauvre, et tout sexe et tout âge, 12
30 Chacun va s'employer pour votre sauvetage, 12
Vous êtes secouru, servi, plaint, assisté ; 12
Mais ne naufragez pas sous la société ! 12
L'état saigne pourtant s'il perd un membre utile, 12
Et dans un homme, c'est le peuple qu'on mutile ; 12
35 Ce misérable était honnête, bon et doux ; 12
Savez-vous qu'il avait une famille, vous ? 12
Bah ! Qu'importe ! On le jette en une casemate. 12
D'un mécanisme horrible il devient l'automate ; 12
La chiourme le manie en ses rudes ressorts. 12
40 Debout ! réveille-toi ! Travaille ! Rentre ! Sors ! 12
Tout à coup on l'embarque, on l'envoie à Cayenne. 12
Cette bête aux regards de sphinx, aux cris d'hyène, 12
La mer, le prend, rugit, hurle, et va le cacher 12
Derrière l'horizon ; là-bas, sur un rocher, 12
45 Dans une ombre où le bruit de l'homme arrive à peine. 12
Là, tout est brume, oubli, gouffre ; un souffle de haine 12
Vient du ciel, et les flots semblent des ennemis. 12
Là, l'espèce de crime inconscient commis 12
Par nous tous sur ce pauvre inconnu, se consomme. 12
50 La nuit spectre enchaîné, le jour bête de somme, 12
Il est un chiffre ; il n'a pas droit même à son nom ; 12
Il vit dans un carcan, il dort sous le canon ; 12
Ses froids bourreaux sont là dès l'aube, et leur complice, 12
L'aurore, en se levant travaille à son supplice, 12
55 Et les captifs s'en vont labourer deux à deux 12
Quelque affreux champ brûlé sous le soleil hideux ; 12
En faisant des forçats la loi fait des fantômes ; 12
Les nuages, l'azur, les cieux, tous ces grands dômes, 12
Leur semblent le plafond d'airain de leur malheur. 12
60 Lui, qui n'est pas faussaire ; assassin ni voleur, 12
Sous l'écrasant fardeau qu'il traîne, triste atome, 12
Vaincu, stupide, il bâille ; et l'on verse pour baume 12
Goutte à goutte l'affront sur son tragique ennui ; 12
Une plaie effroyable et sinistre est en lui, 12
65 On la lui lave avec de l'acide nitrique. 12
Le Code, cette hache, a pour manche une trique, 12
Et ce glaive hautain s'achève en vil bâton ; 12
Si parfois s'accoudant, le poing sous le menton, 12
Fiévreux, malade, il rêve, un gourdin le réveille ; 12
70 Il a toujours un bruit de chaînes dans l'oreille, 12
Il est on ne sait quoi d'abject et de battu, 12
Un chien le flaire et gronde, un mouchard lui dit tu, 12
Quel sort ! labeur sans fin, pain noir, paille pourrie !… 12
Un jour, un bruit profond se fait dans la patrie, 12
75 La Marseillaise ailée arrive dans le vent, 12
Et l'on dit à ce mort : Lève-toi ! Sois vivant. 12
La mer courbe ses flots, la France ouvre sa porte, 12
Il revient. Il avait une femme, elle est morte ; 12
Un fils, on ne sait pas ce qu'il est devenu ; 12
80 Une petite fille, ange à l'œil ingénu, 12
Était sa joie ; il voit dans la rue une femme 12
Qui rit, bras nus, seins nus, fleurs au front, gaie, infâme ; 12
C'est elle.
Et maintenant la ville est en rumeur ;
La Révolution, formidable semeur, 12
85 Disperse aux quatre coins des cieux l'âpre colère ; 12
Alors dans ce cœur sombre et funeste, il éclaire, 12
Il tonne dans cette âme, et cet homme n'est plus 12
Qu' une sorte de gouffre en proie aux noirs reflux ; 12
Dans cet infortuné le deuil immense écume. 12
90 Où donc est la mitraille ? Où donc est le bitume ? 12
C'est son tour d'être horrible, il l'est. Il grince, il mord ; 12
Pas de pitié ! Ce juge, à bas ! ce prêtre, à mort ! 12
Il tue, il pille, il brûle, il massacre, il égorge. 12
Un innocent qu'on frappe est un bandit qu'on forge. 12
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