Métrique en Ligne
HUG_24/HUG1196
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
III
XIII
Ah ! la philosophie est vorace ! il lui faut 12
L'idée avec le fait, la chose avec le mot, 12
Le connu, l'inconnu, le réel, l'impossible. 12
Elle ne peut marcher sans tout ce combustible. 12
5 C'est en épuisant tout que ce lourd cachalot 12
Nage, vogue, navigue, et se maintient à flot. 12
Regarde. On est en route. On fuit le long des grèves. 12
Toute la Grèce rit comme un palais des rêves. 12
L'ardent vaisseau qui traîne à travers le flot bleu 12
10 Ses noirs poumons de houille et son souffle de feu, 12
Voit défiler les caps, les îlots, les calangues. 12
Il va. Les passagers, parlant toutes les langues, 12
Contemplent, attroupés sur le pont du steamer, 12
Le matin, quelque port serein, le soir, la mer 12
15 Par le soleil couchant chauffée au rouge sombre, 12
L'Archipel où l'eau gronde et que l'écueil encombre, 12
Le cône refroidi du volcan de Lemnos, 12
Et la Crète, et ses monts qui semblent des créneaux, 12
Et Corinthe, et Mycène, et Nauplie, et les restes 12
20 Du temple d'Érechthée, et la tour des Cyrrhestes, 12
Et, tout au fond, le mont Othrys, le mont Cnémis, 12
Noirs géants dans la nuit homérique endormis. 12
Le paquebot va, court, roule pale sur pale ; 12
Et la vague est de nacre et la côte est d'opale, 12
25 Et les grands horizons passent, ayant sur eux 12
Ou le nuage rose ou l'éclair sulfureux ; 12
Après une île enfuie on voit une île éclore. 12
Et pendant ce temps-là la machine dévore 12
Des monceaux de Newcastle et des tas de Cardiff. 12
30 Ainsi l'esprit humain, glouton quoique tardif, 12
Dans son voyage autour des systèmes, consomme 12
L'éternité, le temps, la mort, la vie et l'homme. 12
Et tout cela pourquoi ? pour ne pas arriver. 12
Pas de pilote ; pas de boussole ; rêver 12
35 Dans tout lointain nuage une rive abordable, 12
Percer l'impénétrable et sonder l'insondable, 12
Tel est l'effort humain quand il fouille le ciel. 12
Là philosophie erre au noir gouffre éternel ; 12
Atteindre à Dieu ! comment ? Elle ignore.les passes ; 12
40 Et souvent elle va, dans les sombres espaces 12
Jetant sa cargaison, faux et vrai, mal et bien, 12
Se heurter à l'écueil infranchissable Rien, 12
Roche obscure où, battu du doute aux flots, sans nombre, 12
L'énorme Spinoza râle, échoué dans l'ombre. 12
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