Métrique en Ligne
HUG_24/HUG1186
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
III
III
LA FEMME
Je l'ai dit quelque part, les penseurs d'autrefois, 12
Épiant l'inconnu dans ses plus noires lois, 12
Ont tous étudié la formation d'Ève. 12
L'un en fit son problème et l'autre en fit son rêve. 12
5 L'horreur sacrée étant dans tout, se pourrait-il 12
Que la femme, cet être obscur, puissant, subtil, 12
Fût double, et, tout ensemble ignorée et charnelle, 12
Fît hors d'elle l'aurore, ayant la nuit en elle ? 12
Le hibou serait-il caché dans l'alcyon ? 12
10 Qui dira le secret de la création ? 12
Les germes, les aimants, les instincts, les effluves ! 12
Qui peut connaître à fond toutes ces sombres cuves ? 12
Est-ce que le Vésuve et l'Etna, les reflux 12
Des forces s'épuisant en efforts superflus, 12
15 Le vaste tremblement des feuilles remuées, 12
Les ouragans, les fleurs, les torrents, les nuées, 12
Ne peuvent pas finir par faire une vapeur. 12
Qui se condense en femme et dont le sage a peur ? 12
Tout fait Tout, et le même insondable cratère 12
20 Crée à Thulé la lave et la rose à Cythère. 12
Rien ne sort des volcans qui n'entre dans lès cœurs. 12
Les oiseaux dans les bois ont des rires moqueurs 12
Et tristes, au-dessus de l'amoureux crédule. 12
N'est-ce pas le serpent qui vaguement ondule 12
25 Dans la souple beauté des vierges aux seins nus ? 12
Les grands sages étaient d'immenses ingénus ; 12
Ils ne connaissaient pas la forme de ce globe, 12
Mais, pâles, ils sentaient traîner sur eux la robe 12
De la sombre passante, Isis au voile noir ; 12
30 Tout devient le soupçon quand Rien est le savoir ; 12
Pour Lucrèce, le dieu, pour Job, le kéroubime 12
Mentaient ; on soupçonnait de trahison l'abîme ; 12
On croyait le chaos capable d'engendrer 12
La femme, pour nous plaire et pour nous enivrer, 12
35 Et pour faire monter jusqu'à nous sa fumée ; 12
La Sicile, la Grèce étrange, l'Idumée, 12
L'Iran, l'Égypte et l'Inde, étaient des lieux profonds ; 12
Qui sait ce que les vents, les brumes, les typhons 12
Peuvent apporter d'ombre à l'âme féminine ? 12
40 Les tragiques forêts de la chaîne Apennine, 12
La farouche fontaine épandue à longs flots 12
Sous l'Olympe, à travers les pins et les bouleaux, 12
L'antre de Béotie où dans l'ombre diffuse 12
On sent on ne sait quoi qui s'offre et se refuse, 12
45 Chypre et tous ses parfums, Delphe et tous ses rayons, 12
Lé lys que nous cueillons, l'azur que nous voyons, 12
Tout cela, c'est auguste, et c'est peut-être infâme. 12
Tout, à leurs yeux, était sphinx, et quand une femme 12
Venait vers eux, parlant avec sa douce voix, 12
50 Qui sait ? peut-être Hermès et Dédale, les bois, 12
Les nuages, les eaux, l'effrayante Cybèle, 12
Toute l'énigme était mêlée à cette belle. 12
L'univers aboutit à ce monstre charmant. 12
La ménade est déjà presque un commencement 12
55 De la femme-chimère, et d'antiques annales 12
Disent qu'avril était le temps des bacchanales, 12
Et que la liberté de ces fêtes s'accrut 12
Des fauves impudeurs de la nature en rut ; 12
La nature partout donne l'exemple énorme 12
60 De l'accouplement sombre où l'âme étreint la forme ; 12
La rose est une fille ; et ce qu'un papillon 12
Fait à la plante, est fait au grain par le sillon. 12
La végétation terrible est ignorée. 12
L'horreur des bois unit Flore avec Briarée, 12
65 Et marie une fleur avec l'arbre aux cent bras. 12
Toi qui sous le talon d'Apollon te cabras, 12
O cheval orageux du Pinde, tes narines 12
Frémissaient quand passaient les nymphes vipérines, 12
Et, sentant là de l'ombre hostile à ta clarté, 12
70 Tu t'enfuyais devant la sinistre Astarté. 12
Et Terpandre le vit, et Platon le raconte. 12
La femme est une gloire et peut être une honte 12
Pour l'ouvrier divin et suspect qui la fit. 12
À tout le bien, à tout le mal, elle suffit. 12
75 Haine, amour, fange, esprit, fièvre, élIe participe 12
Du gouffre, et la matière aveugle est son principe. 12
Elle est le mois de mai fait chair, vivant, chantant. 12
Qu'est-ce que le printemps ? une orgie. À l'instant, 12
Où la femme naquit, est morte l'innocence. 12
80 Les vieux songeurs ont vu la fleur qui nous encense 12
Devenir femme à l'heure où l'astre éclôt au ciel, 12
Et, pour Orphée ainsi que pour Ézéchiel, 12
La nature n'étant qu'un vaste hymen, l'ébauche 12
D'un être tentateur rit dans cette débauche ; 12
85 C'est la femme. Elle est spectre et masque, et notre sort 12
Est traversé par elle ; elle entre, flotte et sort. 12
Que nous veut-elle ? A-t-elle un but ? Par quelle issue 12
Cette apparition vaguement aperçue 12
S'est-elle dérobée ? Est-ce un souffle de nuit 12
90 Qui semble une âme errante et qui s'évanouit ? 12
Les sombres hommes sont une forêt, et l'ombre 12
Couvre leurs pas, leurs voix, leurs yeux, leur bruit, leur nombre ; 12
Le genre humain, mêlé sous les hauts firmaments, 12
Est plein de carrefours et d'entre-croisements, 12
95 Et la femme est assez blanche pour qu'on la voie 12
À travers cette morne et blême claire-voie. 12
Cette vision passe ; et l'on reste effaré. 12
Aux chênes de Dodone, aux cèdres de Membré, 12
L'hiérophante ému comme le patriarche 12
100 Regarde ce fantôme inquiétant qui marche. 12
Non, rien ne nous dira ce que peut être au fond 12
Cet être en qui Satan avec Dieu se confond : 12
Elle résume l'ombre énorme en son essence. 12
Les vieux payens croyaient à la toute-puissance 12
105 De l'abîme, du lit sans fond, de l'élément ; 12
Ils épiaient la mer dans son enfantement ; 12
Pour eux, ce qui sortait de la tempête immense, 12
De toute l'onde en proie aux souffles en démence 12
Et du vaste flot vert à jamais tourmenté, 12
110 C'était le divin sphinx féminin, la Beauté, 12
Toute nue, infernale et céleste, insondable, — 12
Ô gouffre ! et que peut-on voir de plus formidable, 12
Sous les cieux les plus noirs et les plus inconnus, 12
Que l'océan ayant pour écume Vénus ! 12
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