Métrique en Ligne
HUG_24/HUG1149
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
II
XV
Nature ! âme, ombre, vie ! ô figure voilée ! 12
O sphère toujours noire et toujours étoilée ! 12
O mystère aux feuillets d'airain ! 8
Texte écrit dans la nue ainsi que dans les marbres ! 12
5 Bible faite de flots, de montagnes et d'arbres, 12
De nuit sombre et d'azur serein ! 8
Souvent, quand minuit sonne aux clochers de la côte, 12
Tandis que sur la mer, au loin sinistre et haute, 12
Fuit le navire, ce coursier, 8
10 Et qu'au-dessus des mâts penchant au poids des toiles, 12
Le nuage en passant se déchire aux étoiles 12
Comme un voile à des clous d'acier ; 8
À cette heure où l'Atlas s'ouvre au tigre qui rentre, 12
Où le lion rugit dans la fraîcheur de l'antre, 12
15 Tandis que l'eau des sources luit, 8
Et que sur les débris des bas-reliefs de Thèbe 12
La vieille ombre Ténare et le vieux spectre Érèbe 12
Entr'ouvrent leurs yeux pleins de nuit ; 8
Pendant qu'Ormuz endort les parsis et les guèbres, 12
20 Et que les sphinx camus, laissant dans les ténèbres 12
Hurler l'hyène et le chacal, 8
Lisent, dans le désert allongeant leurs deux griffes, 12
Les constellations, sombres hiéroglyphes 12
Du noir fronton zodiacal ; 8
25 Pendant que le penseur, scrutant la nuit sublime, 12
Et cherchant à savoir ce que lui veut l'abîme, 12
Ombre d'où nul n'est revenu, 8
Questionne le bruit, le souffle, l'apparence, 12
Et sonde tour à tour la crainte et l'espérance, 12
30 Ces deux faces de l'inconnu ; 8
À cet instant profond où l'âme erre éperdue, 12
Où je ne sais quelle hydre au fond de l'étendue 12
Semble ramper et se tapir, 8
Moment religieux où la nature penche, 12
35 Phase obscure où le ciel dans un souffle s'épanche 12
Et la terre dans un soupir ; 8
À cette heure sacrée et trouble, où l'âme humaine, 12
Jalouse, avare, impure, avide, lâche, vaine, 12
Menteuse comme l'histrion, 8
40 Étale, abject semeur de ses propres désastres, 12
Ses sept vices hideux, et le ciel les sept astres 12
De l'éternel septentrion ; 8
Quand la profonde nuit fait du monde une geôle, 12
Quand la vague, roulant d'un pôle à l'autre pôle, 12
45 Se creuse en ténébreux vallons, 8
Quand la mer monstrueuse et pleine de huées 12
Regarde en frissonnant voler dans les nuées 12
Les sombres aigles aquilons ; 8
Ou plus tard, quand le jour, vague ébauche, commence. 12
50 O plaine qui frémit ! bruit du matin immense ! 12
Tout est morne et lugubre encor. 8
L'horizon noir paraît plein des douleurs divines ; 12
Le cercle des monts fait la couronne d'épines, 12
L'aube fait l'auréole d'or ! 8
55 Moi, pendant que tout rêve à ces spectacles sombres, 12
Soit que la nuit, pareille aux temples en décombres, 12
Obscurcisse l'azur bruni, 8
Soit que l'aube, apparue au fond des cieux sincères, 12
Farouche et tout en pleurs, semble sur nos misères 12
60 L'œil effaré de l'infini ; 8
Je songe au bord des eaux, triste ; — alors les pensées 12
Qui sortent de la mer, d'un vent confus poussées, 12
Filles de l'onde, essaim fuyant, 8
Que l'âpre écume apporte à travers ses fumées, 12
65 M'entourent en silence, et de leurs mains palmées 12
M'entr'ouvrent le livre effrayant. 8
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