Métrique en Ligne
HUG_24/HUG1137
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
II
III
LETTRE
La Champagne est fort laide où je suis ; mais qu'importe, 12
J'ai de l'air, un peu d'herbe, une vigne à ma porte ; 12
D'ailleurs, je ne suis pas ici pour bien longtemps. 12
N'ayant pas mes petits près de moi, je prétends 12
5 Avoir droit à la fuite, et j'y songe à toute heure. 12
Et tous les jours je veux partir, et je demeure. 12
L'homme est ainsi. Parfois tout s'efface à mes yeux 12
Sous la mauvaise humeur du nuage ennuyeux ; 12
Il pleut ; triste pays. Moins de blé que d'ivraie. 12
10 Bientôt j'irai chercher la solitude vraie, 12
Où sont les fiers écueils, sombres, jamais vaincus, 12
La mer. En attendant, comme Horace à Fuscus, 12
Je t'envoie, ami cher, les paroles civiles 12
Que doit l'hôte des champs à l'habitant des villes ; 12
15 Tu songes au milieu des tumultes hagards ; 12
Et je salue avec toutes sortes d'égards, 12
Moi qui vois les fourmis, toi qui vois les pygmées. 12
Parce que vous avez la forge aux renommées, 12
Aux vacarmes, aux faits tapageurs et soudains, 12
20 Ne croyez pas qu'à Bray-sur-Marne, ô citadins, 12
On soit des paysans au point d'être des brutes ; 12
Non, on danse, on se cherche au bois, on fait des chutes ; 12
On s'aime ; on est toujours Estelle et Némorin ; 12
Simone et Gros Thomas sautent au tambourin ; 12
25 Et les grands vieux parents grondent quand le dimanche 12
Les filles vont tirer les garçons par la manche ; 12
Le presbytère est là qui garde le troupeau ; 12
Parfois j'entre à l'église et j'ôte mon chapeau 12
Quand monsieur le curé foudroie en pleine chaire 12
30 L'idylle d'un bouvier avec une vachère. 12
Mais je suis indulgent plus que lui le ciel bleu, 12
Diable ! et le doux printemps, tout cela trouble un peu ; 12
Et les petits oiseaux, quel détestable exemple ! 12
Le jeune mois de mai, c'est toujours le vieux temple 12
35 Où, doucement raillés par les merles siffleurs, 12
Le gens qui s'aiment vont s'adorer dans les fleurs ; 12
Jadis c'était Phyllis, aujourd'hui c'est Javotte, 12
Mais c'est toujours la femme au mois de mai dévote. 12
Moi, je suis spectateur, et je pardonne ; ayant 12
40 L'âme très débonnaire et l'air très effrayant ; 12
Car j'inquiète fort le village. On me nomme 12
Le sorcier ; on m'évite ; ils disent : C'est un homme 12
Qu'on entend parler haut dans sa chambre, le soir. 12
Or on ne parle seul qu'avec quelqu'un de noir. 12
45 C'est pourquoi je fais peur. La maison que j'habite, 12
Grotte dont j'ai fait choix pour être cénobite, 12
C'est l'auberge ; on y boit dans la salle d'en bas ; 12
Les filles du pays viennent, ôtent leurs bas, 12
Et salissent leurs pieds dans la mare voisine. 12
50 La soupe aux choux, c'est là toute notre cuisine ; 12
Un lit et quatre murs, c'est là tout mon logis. 12
Je vis ; les champs le soir sont largement rougis ; 12
L'espace est, le matin, confusément sonore ; 12
L'angélus se répand dans le ciel dès l'aurore, 12
55 Et j'ai le bercement des cloches en dormant. 12
Poésie : un roulier avec un jurement ; 12
Des poules becquetant un vieux mur en décombre ; 12
De lointains aboiements dialoguant dans l'ombre ; 12
Parfois un vol d'oiseaux sauvages émigrant. 12
60 C'est petit, car c'est laid, et le beau seul est grand. 12
Cette campagne où l'aube à regret semble naître, 12
M'offre à perte de vue au loin sous ma fenêtre 12
Rien, la route, un sol âpre, usé, morne, inclément. 12
Quelques arbres sont là ; j'écoute vaguement 12
65 Les conversations du vent avec les branches ; 12
La plaine brune alterne avec les plaines blanches ; 12
Pas un coteau, des prés maigres, peu de gazon ; 12
Et j'ai pour tout plaisir de voir à l'horizon 12
Un groupe de toits bas d'où sort une fumée, 12
70 Le paysage étant plat comme Mérimée. 12
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