Métrique en Ligne
HUG_24/HUG1129
Victor HUGO
TOUTE LA LYRE
1888-1893
I
XXXV
BALMA
S'était-il dit : « L'hiver, les gouffres, la tempête, 12
« Gardent le roi des monts sous son dais de brouillards ; 12
« Nul homme encor n'a pu fouler du pied sa tête, 12
« Presque inaccessible aux regards. 8
5 « J'irai ! J'assiégerai, dans ma sublime audace, 12
« Cette forteresse de glace, 8
« Et ces tours, qui touchent aux cieux ! 8
« Sur le sommet neigeux du mont hyperborée 12
« La Gloire fait fleurir une palme ignorée 12
10 « Qui n'est visible qu'à mes yeux ! » 8
Avait-il, l'humble pâtre, entendu dans un rêve 12
D'aériennes voix lui crier : « Ne dors pas ! 12
« Jusqu'au front du Mont-Blanc que ton âme s'élève : 12
« Qu'elle y précipite tes pas ! 8
15 « Berger, qu'à ces hauteurs la terre te contemple. 12
« Va ! l'esprit divin, comme un temple, 8
« Habita toujours le haut lieu. 8
« Va ! quelque vision sans doute t'est promise. 12
« Sur ce nouveau Sina, comme un nouveau Moïse, 12
20 « Monte à la rencontre de Dieu ! » 8
Je ne sais : mais un jour, à l'heure où dans les ombres 12
L'aube n'a pas atteint le front des Alpes sombres, 12
Il partit. Le Mont-Blanc, éclairé seul encor, 12
Comme un roi diligent, lorsque son camp sommeille, 12
25 Avant tous ses guerriers, tout armé se réveille, 12
Sur les monts obscurcis levait son casque d'or. 12
Quand on le vit portant sa lourde carnassière, 12
Et l'échelle d'écorce, et la hache de pierre, 12
Les pâtres, les chasseurs à l'œil audacieux, 12
30 L'entouraient, demandant le but de ses voyages ; 12
Et, d'abord, à son doigt levé vers les nuages, 12
On ne sut s'il montrait le Mont-Blanc ou les cieux. 12
Mais lorsqu'il révéla son dessein magnanime : 12
« Frère ! du mont maudit tu veux toucher la cime ? 12
35 « Quel démon à ta mort te conduit par la main ? 12
« Arrière, malheureux ! Tu veux périr sans doute ! 12
« L'ouragan et l'abîme ont fermé cette route !… » 12
Il écouta leurs cris, et reprit son chemin. 12
Il franchit la colline où, sur ses lames blanches, 12
40 Le glacier des Buissons brise les avalanches ; 12
Et le pic des Chamois, les degrés du Malpas, 12
Les torrents, les glaçons dressés en pyramides, 12
Et les granits glissants, et les gazons humides, 12
Et la mousse et les rocs fatiguèrent ses pas. 12
45 Il montait ; et, volant sur les neiges tombées, 12
Renversant sur son dos ses cornes recourbées, 12
Le vif chamois fuyait vers ses antres amis ; 12
Et les pierres, roulant sous sa marche incertaine, 12
Sondant les flancs du mont dans leur chute lointaine, 12
50 Éveillaient des échos jusqu'alors endormis. 12
Il montait ; et bientôt disparurent les chênes, 12
Les mélèzes, des monts voilant les hautes chaînes, 12
Les noirs sapins, pressés dans les ravins déserts ; 12
Puis les fleurs, tapissant le flanc des roches nues, 12
55 Puis l'eau qui court, l'oiseau qui vole dans les nues, 12
Puis l'herbe sous ses pieds, puis le bruit dans les airs. 12
Il montait ; l'air déjà manquait à son haleine ; 12
Les nuages pesants lui dérobaient la plaine ; 12
Le lichen des rochers dorait le front vermeil ; 12
60 Et ses pas, imprimés aux glaces éternelles, 12
Épouvantaient au loin l'aigle aux puissantes ailes 12
Qui ne lève les yeux que pour voir le soleil ! 12
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