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HUG_23/HUG1038
Victor HUGO
LES QUATRE VENTS DE L'ESPRIT
1881
III
LE LIVRE LYRIQUE
— LA DESTINÉE —
XV
ANDROCLÈS
Quand tout me souriait encore, 8
Jadis, quand j’étais radieux, 8
Aux jours de la jeunesse, aurore 8
Dont on prolonge les adieux, 8
5 Du milieu de l’immense fête 8
Des heureux d’alors qui, joyeux, 8
Sceptre en main et couronne en tête, 8
Riaient, chantaient, mêlés aux cieux, 8
J’ai vu, tandis que sur la terre 8
10 Tout était faste, hymne et concert, 8
L’exil qui saignait, solitaire 8
Et terrible, dans son désert. 8
Je suis allé vers l’âpre grève 8
Où rampait le grand abattu ; 8
15 J’ai dit : je suis celui qui rêve. 8
Toi qui souffres, qui donc es-tu ? 8
Et, levant sa prunelle pleine 8
Du reflet lointain de Saint-Cloud, 8
Il m’a dit : je suis Sainte-Hélène. 8
20 Il m’a dit : je suis Holyrood. 8
Alors, moi, fils de nos désastres, 8
Attestant, devant ces douleurs, 8
Et la nuit qui sème les astres, 8
Et le jour qui sème les fleurs, 8
25 J’ai salué dans sa ruine 8
Le sombre maître estropié, 8
Et j’ai retiré son épine, 8
Et baisé sa plaie à son pié. 8
Puis dans le vent qui tourbillonne 8
30 J’ai continué mon chemin ; 8
Car j’étais à l’âge où rayonne 8
Le mystérieux lendemain. 8
J’ai vécu ; j’ai penché ma tête 8
Sur les souffrants, sur les petits. 8
35 L’azur fit place à la tempête ; 8
J’avais rêvé, je combattis. 8
Ainsi que le frère d’Électre, 8
Comme Jacob, — Dieu, tu le veux, — 8
J’ai saisi corps à corps le spectre, 8
40 Et l’ange m’a pris aux cheveux. 8
Je combattis pour la pensée, 8
Pour le devoir, pour Dieu nié, 8
Pour la grande France éclipsée, 8
Pour le soleil calomnié. 8
45 Je combattis l’ombre et l’envie, 8
Sans peur, sans tache à mon écu ; 8
Puis il se trouva, c’est la vie, 8
Qu’ayant lutté, je fus vaincu. 8
Je fus un de ceux que la foule 8
50 Donne à dévorer à l’exil. 8
Sur tout vaincu le dédain roule ; 8
Brutus est fou, Caton est vil. 8
La Victoire éclatant de rire 8
Montre Aristide à ses amants ; 8
55 Que de martyrs l’exil déchire ! 8
Sa cage est pleine d’ossements ! 8
Autour de moi des voix funèbres 8
Criaient : Cayenne ! Lambessa ! 8
L’exil songeait dans les ténèbres ; 8
60 Quand il me vit, il se dressa. 8
Il vint à moi, ce noir ministre 8
Du sombre destin inclément. 8
Pendant qu’il s’avançait sinistre, 8
Je le regardai fixement. 8
65 Il venait ; sur la terre sombre 8
Son pas sonnait comme un marteau. 8
Maintenant il me tient dans l’ombre 8
Et son ongle est sur mon manteau. 8
Mais, au lieu d’angoisse et de peine, 8
70 J’ai le calme et la joie au cœur. 8
Le lion s’est mis, dans l’arène, 8
À lécher le gladiateur. 8
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