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HUG_23/HUG1034
Victor HUGO
LES QUATRE VENTS DE L'ESPRIT
1881
III
LE LIVRE LYRIQUE
— LA DESTINÉE —
XII
NUITS D'HIVER
I
Comme la nuit tombe vite ! 7
Le jour, en cette saison, 7
Comme un voleur prend la fuite, 7
S’évade sous l’horizon. 7
5 Il semble, ô soleil de Rome, 7
De l’Inde et du Parthénon, 7
Que, quand la nuit vient de l’homme 7
Visiter le cabanon, 7
Tu ne veux pas qu’on te voie, 7
10 Et que tu crains d’être pris 7
En flagrant délit de joie 7
Par la geôlière au front gris. 7
Pour les heureux en démence 7
L’âpre hiver n’a point d’effroi, 7
15 Mais il jette un crêpe immense 7
Sur celui qui, comme moi, 7
Rêveur, saignant, inflexible, 7
Souffrant d’un stoïque ennui, 7
Sentant la bouche invisible 7
20 Et sombre souffler sur lui, 7
Montant des effets aux causes, 7
Seul, étranger en tout lieu, 7
Réfugié dans les choses 7
Où l’on sent palpiter Dieu, 7
25 De tous les biens qu’un jour fane 7
Et dont rit le sage amer, 7
N’ayant plus qu’une cabane 7
Au bord de la grande mer, 7
Songe, assis dans l’embrasure, 7
30 Se console en s’abîmant, 7
Et, pensif, à sa masure 7
Ajoute le firmament ! 7
Pour cet homme en sa chaumière, 7
C’est une amère douleur 7
35 Que l’adieu de la lumière 7
Et le départ de la fleur. 7
C’est un chagrin quand, moroses, 7
Les rayons dans les vallons 7
S’éclipsent, et quand les roses 7
40 Disent : nous nous en allons ! 7
II
Le soir qui verse, ô mystère ! 7
Le ciel noir sur le ciel bleu, 7
Entre l’espace et la terre 7
Pose une barre de feu. 7
45 Le couchant, dorant mon bouge, 7
Ferme, sur l’ombre où je suis, 7
Comme un verrou de fer rouge, 7
La porte énorme des nuits. 7
Cherchant au ciel des étoiles, 7
50 Vous écoutez, matelots, 7
Ce que le frisson des voiles 7
Dit au tremblement des flots. 7
La bise, bouche vivante, 7
Les vents, les bruits, les typhons, 7
55 Toute la grande épouvante 7
Erre sous les cieux profonds. 7
Je baisse mes yeux funèbres ; 7
Je me sens dans ma terreur 7
Compagnon de ces ténèbres 7
60 Et frère de cette horreur. 7
L’homme, en proie aux maux sans nombre, 7
Porte en son cœur, morne enfer, 7
Toute la honte de l’ombre, 7
De l’abîme et de la chair. 7
65 Je sens que ce crépuscule 7
Me pénètre soucieux, 7
Et qu’en moi l’âme recule 7
Comme le jour dans les cieux. 7
Il semble que tout s’altère, 7
70 Se traîne, expire ou s’abat, 7
Et qu’il reste de la terre 7
Ce qui reste d’un combat. 7
L’arbre, près du flot qui râle, 7
Tord ses bras comme un banni ; 7
75 On ne sait quel reflet pâle 7
Des lueurs de l’infini 7
Perce les bois sans feuillée, 7
Et teint d’un livide éclair 7
Cette cuirasse écaillée 7
80 Que nous appelons la mer. 7
Tandis que l’occident sombre 7
Lutte contre le néant, 7
Le levant s’emplit de l’ombre 7
De tout le gouffre béant. 7
85 Une main est-ce la vôtre, 7
Dieu ? — Tire, en l’azur désert, 7
Les astres l’un après l’autre 7
Du puits de l’abîme ouvert. 7
III
Nuit partout. Rien ne résiste, 7
90 Au couchant comme au midi. 7
On sent la nature triste, 7
Dieu froid, le mal enhardi. 7
Dans l’univers où s’efface 7
Le nombre et le mouvement, 7
95 Les visions de l’espace 7
Vont et viennent vaguement ; 7
Et, tremblante dans ta gloire, 7
Tu regardes, ô Vénus, 7
Cette grande maison noire 7
100 Pleine de pas inconnus. 7
IV
Les caps aux lugubres formes 7
Se dressent de tous côtés 7
Comme des talons énormes 7
D’archanges précipités. 7
105 L’eau bat le roc qu’elle insulte, 7
Le vent bat l’eau qu’il poursuit ; 7
Toute l’onde est un tumulte 7
De montagnes dans la nuit. 7
L’écume ; ni bords, ni centres ; 7
110 De blancs flocons ; l’ouragan. 7
Chaque vague est un des antres 7
Où bâille l’hydre océan. 7
On ne voit rien que la trombe 7
Où la brume s’élargit ; 7
115 C’est du hurlement qui tombe, 7
De la neige qui rugit. 7
L’onde sans fond court sans terme ; 7
L’eau roule en plis tortueux ; 7
Chaque flot s’ouvre, se ferme, 7
120 Se rouvre… — Ô flots monstrueux ! 7
À jamais l’infini sombre 7
Refait, défait, reconstruit 7
Les écroulements sans nombre 7
De ces cavernes de bruit. 7
125 À jamais la vague essuie 7
Le roc vert, l’écueil félon, 7
Et, sous ses haillons de pluie, 7
Sous ses cheveux d’aquilon, 7
Chargé de siècles et d’âges, 7
130 Soufflant dans de noirs clairons, 7
Faisant un bruit de cordages, 7
De tempête et d’avirons, 7
Au fond de l’ombre insondable 7
Où l’astre meurt prisonnier, 7
135 Le pâle hiver formidable 7
Passe, effrayant nautonier. 7
V
Oh ! Reviens ! Printemps ! Fanfare 7
Des parfums et des couleurs ! 7
Toute la plaine s’effare 7
140 Dans une émeute de fleurs. 7
La prairie est une fête ; 7
L’âme aspire l’air, le jour, 7
L’aube, et sent qu’elle en est faite ; 7
L’azur se mêle à l’amour. 7
145 On croit voir, tant avril dore 7
Tout de son reflet riant, 7
Éclore au rosier l’aurore 7
Et la rose à l’orient. 7
Comme ces aubes de flamme 7
150 Chassent les soucis boudeurs ! 7
On sent s’ouvrir dans son âme 7
De charmantes profondeurs. 7
On se retrouve heureux, jeune, 7
Et, plein d’ombre et de matin, 7
155 On rit de l’hiver, ce jeûne, 7
Avec l’été, ce festin. 7
Oh ! Mon cœur loin de ces grèves 7
Fuit et se plonge, insensé, 7
Dans tout ce gouffre de rêves 7
160 Que nous nommons le passé ! 7
Je revois mil huit cent douze, 7
Mes frères petits, le bois, 7
Le puisard et la pelouse, 7
Et tout le bleu d’autrefois. 7
165 Enfance ! Madrid ! Campagne 7
Où mon père nous quitta ! 7
Et dans le soleil, Espagne ! 7
Toi dans l’ombre, Pepita ! 7
Moi, huit ans, elle le double ; 7
170 En m’appelant son mari, 7
Elle m’emplissait de trouble… — 7
Ô rameaux de mai fleuri ! 7
Elle aimait un capitaine ; 7
J’ai compris plus tard pourquoi, 7
175 Tout en l’aimant, la hautaine 7
N’était douce que pour moi. 7
Elle attisait son martyre 7
Avec moi, pour l’embraser, 7
Lui refusait un sourire 7
180 Et me donnait un baiser. 7
L’innocente, en sa paresse, 7
Se livrant sans se faner, 7
Me donnait cette caresse 7
Afin de ne rien donner. 7
185 Et ce baiser économe, 7
Qui me semblait généreux, 7
Rendait jaloux le jeune homme, 7
Et me rendait amoureux. 7
Il partait, la main crispée ; 7
190 Et, me sentant un rival, 7
Je méditais une épée 7
Et je rêvais un cheval. 7
Ainsi, du bout de son aile 7
Touchant mon cœur nouveau-né, 7
195 Gaie, ayant dans sa prunelle 7
Un doux regard étonné, 7
Sans savoir qu’elle était femme, 7
Et riant de m’épouser, 7
Cet ange allumait mon âme 7
200 Dans l’ombre avec un baiser. 7
Mal ou bien, épine ou rose, 7
À tout âge, sages, fous, 7
Nous apprenons quelque chose 7
D’un enfant plus vieux que nous. 7
205 Un jour la pauvre petite 7
S’endormit sous le gazon… — 7
Comme la nuit tombe vite 7
Sur notre sombre horizon ! 7
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