Métrique en Ligne
HUG_22/HUG972
Victor HUGO
L'ÂNE
1880
L'ÂNE
— Mais tu brûles ! Prends garde, esprit ! Parmi les hommes, 12
Pour nous guider, ingrats ténébreux que nous sommes, 12
Ta flamme te dévore, et l'on peut mesurer 12
Combien de temps tu vas sur la terre durer. 12
5 La vie en notre nuit n'est pas inépuisable. 12
Quand nos mains plusieurs fois ont retourné le sable 12
Et remonté l'horloge, et que devant nos yeux 12
L'ombre et l'aurore ont pris possession des cieux 12
Tour à tour, et pendant un certain nombre d'heures, 12
10 Il faut finir. Prends garde, il faudra que tu meures. 12
Tu vas t'user trop vite et brûler nuit et jour ! 12
Tu nous verses la paix, la clémence, l'amour, 12
La justice, le droit, la vérité sacrée, 12
Mais ta substance meurt pendant que ton feu crée. 12
15 Ne te consume pas ! Ami, songe au tombeau ! — 12
Calme, il répond : — Je fais mon devoir de flambeau. 12
COLÈRE DE LA BÊTE
I
COLÈRE DE LA BÊTE
Un âne descendait au galop la science. 12
— Quel est ton nom ? dit Kant. — Mon nom est Patience, 12
Dit l'âne. Oui, c'est mon nom, et je l'ai mérité, 12
20 Car je viens de ce faîte où l'homme est seul monté 12
Et qu'il nomme savoir calcul, raison, doctrine. 12
Kant, porter le licou sanglé sur la poitrine ; 12
Avoir dès son bas âge, âpre et morne combat, 12
L'os de l'échine usé par la boucle du bât ; 12
25 Subir, de l'aube au soir, la secousse électrique 12
Du nerf de bœuf parfois relayé par la trique ; 12
Être, tremblant de froid ou de chaud étouffant, 12
Happé par le mâtin, lapidé par l'enfant, 12
Tomber de l'un à l'autre, et traverser l'églogue 12
30 De la pierre alternant avec le bouledogue ; 12
Vivre, d'un chargement effroyable bossu, 12
Les os trouant la peau, maigre, ayant tant reçu, 12
Le long de chaque côte et de chaque vertèbre, 12
De coups de fouet que d'âne on est devenu zèbre, 12
35 Tout cela, qui te semble assez rude, n'est rien, 12
Et le fouet est à peine un souffle éolien, 12
Et les cailloux sont doux, et la raclée est bonne 12
À côté de ceci : suivre un cours en Sorbonne ; 12
Vivre courbé six mois, peut-être un temps plus long, 12
40 Sous une chaire en bois qu'habite un cuistre en plomb ; 12
Dresser son appareil d'oreilles au passage 12
Des clartés du savant et des vertus du sage ; 12
Épeler Vossius, Scaliger, Salian ; 12
Écouter la façon dont l'homme fait hi-han ! 12
45 À quoi sert Cracovie ? à quoi sert Salamanque ? 12
Et Sorèze, lanterne où l'étincelle manque, 12
Et Cambridge, et Cologne, et Pavie ? À quoi sert 12
De changer l'ignorance en bégaiement disert ? 12
Pourquoi dans des taudis perpétuer des races 12
50 De bélîtres rongeant d'informes paperasses ? 12
Que sert de dédier des classes, des cachots, 12
Et quatre grands murs nus qu'on blanchit à la chaux, 12
Et des rangs de gradins, de bancs et de pupitres, 12
À d'affreux charlatans flanqués d'horribles pitres ? 12
55 Frivoles, quoique lourds, pesants, quoique subtils, 12
Quel sol labourent-ils ? quel blé moissonnent-ils ? 12
À quoi rêvait Sorbon quand il fonda ce cloître 12
Où l'on voit mourir l'aube et les ténèbres croître ? 12
À quoi songeait Gerson en voulant qu'on dorât 12
60 D'un galon le bonnet carré du doctorat ? 12
À quoi bon, jeunes gens qu'à ce bagne on condamne, 12
Devenir bachelier puisqu'on peut rester âne ? 12
Moi l'ignorant pensif, vaguement traversé 12
De lueurs en tondant les herbes du fossé, 12
65 Qui serais Dieu, si j'eusse été connu d'Ovide, 12
Moi qui sais au besoin prendre en pitié le vide 12
Du philosophe altier pleurant ce qu'il détruit, 12
À travers le fatras, le tourbillon, le bruit, 12
J'ai sondé du savoir la vacuité morne ; 12
70 J'ai vu le bout, j'ai vu le fond, j'ai vu la borne ; 12
J'ai vu du genre humain l'effort vain et béant ; 12
Je n'ai pas, dans cette ombre et le cas échéant, 12
Refusé les conseils de l'ineptie honnête 12
Au docte, moi le simple, à l'homme, moi la bête ; 12
75 Kant, j'ai vu, mendiant des clartés à la nuit, 12
Devant l'énormité de l'énigme où tout luit, 12
Devant l'œil invisible et la main impalpable, 12
La science marcher en zigzag, incapable 12
De porter l'infini, ce vin mystérieux, 12
80 Soûle et comme abrutie en présence des cieux ; 12
L'âne survient, s'émeut, plaint cet état d'ivresse, 12
Jette un liard et dit : tiens ! à cette pauvresse. 12
Kant, ne t'étonne point de ces échanges-là. 12
L'âne un jour rencontrant Ésope, lui parla ; 12
85 La conversation fut au profit d'Ésope. 12
Quant à moi qu'à présent tant de brume enveloppe, 12
Je déclare que j'ai beaucoup baissé depuis 12
Qu'imprudent j'ai risqué ma tête en votre puits, 12
Et que je me suis fait condisciple de l'homme. 12
90 Tout en suivant ces cours dont la lourdeur assomme, 12
J'ai fait souvent à l'homme en son obscurité 12
L'aumône d'un éclair de ma stupidité ; 12
Tandis que l'homme, ayant pour dogme et pour pratique 12
Qu'il faut qu'un âne libre, incorrect et rustique, 12
95 Monte à la dignité de classique baudet, 12
De son rayonnement ténébreux m'inondait. 12
Je sors exténué de cette rude école ; 12
J'ai vu de près Boileau, j'aime mieux la bricole. 12
Mon nom est Patience, oui, Kant ! ils ont voulu 12
100 Me faire à moi bétail innocent et goulu, 12
Tantôt avec Philon dans le grand songe antique, 12
Tantôt avec Bezout dans la mathématique, 12
Tantôt chez Caliban, tantôt chez Ariel, 12
Manger de l'idéal et brouter du réel ; 12
105 Je n'ai pas résisté ; j'ai, pauvre âne à la gêne, 12
Mangé de l'Euctémon, brouté du Diogène, 12
Après Flaccus, Pibrac, Vertot après Niebuhr, 12
Et j'ai revu Gonesse en sortant de Tibur. 12
Hier dans la phtisie et demain dans l'œdème, 12
110 J'ai tout accepté, Lulle, Érasme, Œnésidème, 12
Les pesants, les légers, les simples, les abstrus, 12
Les Pelletiers pas plus bêtes que les Patrus, 12
Fleury dans le sacré, Chompré dans le profane, 12
L'affreux père Goar juché sur Théophane, 12
115 Tout poète embelli de son commentateur, 12
Sanchez dans son égout, et toi sur ta hauteur. 12
Dur labeur ! Veut-on pas que je me passionne 12
Pour les textes d'Élée ou ceux de Sicyone, 12
Que j'attache un grand prix à savoir s'il est bon 12
120 D'avoir lu Xenarchus pour comprendre Strabon, 12
Que je me mette en feu le cerveau pour les notes 12
Des Suards sur les Grimms, des Grimms sur les Nonottes, 12
Et qu'un âne de sens se laisse incendier 12
Par ce qu'à Lycosthène ajoute Duverdier ? 12
125 Voilà longtemps que j'erre et que je me promène 12
Dans la chose appelée intelligence humaine ; 12
J'allais je ne sais où suivant je ne sais qui ; 12
J'ai pratiqué Glycas, Suidas, Tiraboschi, 12
Sosiclès, Torniel, Hodierna, Zonare ; 12
130 J'ai fréquenté le docte en coudoyant l'ignare ; 12
En présence du sort, du futur, du passé, 12
De l'énigme, du ciel, du gouffre, j'ai causé 12
Avec l'esprit humain flânant à sa fenêtre ; 12
J'ai fouillé pas à pas ce dédale : connaître ; 12
135 J'ai dans cette cité, plus noire que les fours 12
Hanté les culs-de-sac comme les carrefours ; 12
Lu tous les écriteaux, flairé toutes les cibles ; 12
J'ai pris tous les sentiers possibles, impossibles, 12
Le plat, le raboteux, le connu, l'inconnu ; 12
140 Je suis allé cent fois et cent fois revenu 12
De la science exacte, entrepôt sombre où l'homme 12
Compte le monde ainsi qu'un avare une somme, 12
À la philosophie, église dont Platon 12
Est le clocher avec Maugras pour clocheton ; 12
145 J'ai vu l'antre où l'on prie et l'antre où l'on dissèque ; 12
Et vos collèges froids dont la bibliothèque, 12
Ainsi qu'une vapeur qui prend forme le soir, 12
À l'étage d'en haut se condense en dortoir. 12
J'ai tout appris : Coger, Psellus, les Théophiles, 12
150 Pouranas composant la terre de neuf îles, 12
Socion et Photin ; que Sénèque était là 12
Quand saint Paul vint trouver Néron et lui parla ; 12
Qu'Alirune enseigna Marcomir ; que Marcobe 12
Sous Théodose était maître de garde-robe ; 12
155 Que les Populicains à Sens furent vaincus ; 12
Comment Manès d'abord s'appela Curbicus ; 12
Que sur la langue Apis avait un scarabée ; 12
Que Paschasin était évêque à Lilybée, 12
Et que Paschase, abbé de Corvey, fut traduit 12
160 Par le père Sirmond en seize cent dix-huit ; 12
Qu'Ambroise est un coursier dont le dogme est la bride ; 12
Que la clef de Cordus ouvre Dioscoride ; 12
Que l'esprit saint planait sur les fameux combats 12
De saint Jérôme avec le rabbin Akibas ; 12
165 Que l'absurde se croit ; que l'horrible s'adore ; 12
Qu'Ésoptius n'est pas moindre que Nimphidore ; 12
Et comment Mahomet dans tous ses embarras 12
Consultait Sergius aidé de Batiras ; 12
Qu'il n'existe qu'un siècle et qu'il n'est qu'une école ; 12
170 Que Bzovius fut docte, et que le grand Nicole 12
Est si grand qu'il pourrait loger sous son manteau 12
Godeau, Chiffletius, Possevin et Petau. 12
J'ai tout ruminé, glose, analyse, critique. 12
J'ai vu Laïs au pnyx, Aspasie au portique, 12
175 Et jusqu'à la Scarron dans son trou de Saint-Cyr ; 12
J'ai fait ce stage affreux, n'ayant d'autre plaisir, 12
Au pied du mur humain pauvre bête acculée, 12
Que de manger parfois dans la main d'Apulée 12
Ou de parler avec Balaam dans un coin. 12
180 Pas un texte, ici, là, haut ou bas, près ou loin, 12
Pas de volume jaune et mangé par les mites, 12
Pas de lourd catalogue informe et sans limites, 12
Que mon esprit, voulant tout voir, ne feuilletât. 12
J'ai donc étudié beaucoup ; le résultat ? 12
185 Un peu d'allongement à mes oreilles tristes. 12
Et je me suis dit : — Âne, il faut que tu persistes. 12
J'ai pris, pour faire enfin le tour des cécités, 12
D'autres inscriptions à d'autres facultés, 12
Hébreu, sanscrit, pâkrit, grammaire générale, 12
190 Jurisprudence, droit, esthétique, morale, 12
Chimie… — Oh ! comprends-tu, Kant, ce qu'il m'a fallu 12
De longanimité pour dire : — J'ai tout lu, 12
Tout appris, et je suis plus que jamais pécore ; 12
Eh bien ! je vais apprendre et je vais lire encore ! 12
195 L'âne poursuivit : — Kant, j'ai donc recommencé, 12
Doublé ma rhétorique, élargi mon fossé ; 12
J'ai remis mon oreille énorme en discipline ; 12
J'ai recreusé Straton, Sosibe, Éraste, Pline, 12
Et Gérard de Crémone, et Trublet, ab ovo, 12
200 Et le grammairien Sostrate, et de nouveau, 12
La science m'a fait manger de la poussière. 12
Du noir chaudron qui bout devant cette sorcière 12
Je me suis fait le morne et lugubre écumeur. 12
Oh ! cliquetis de mots, tohubohu, rumeur, 12
205 Champ de foire, Babel, chaos ! auquel entendre ? 12
Bossuet est féroce et Fénelon est tendre ; 12
La concordantia du cardinal d'Ailly 12
Montre un dogme dans l'astre au fond des cieux cueilli ; 12
Photius m'expliquait son fatras somnifère, 12
210 Catanes ses trois dés, Sacrobosco sa sphère ; 12
Solon m'offrait ses lois, Bollandus ses romans ; 12
Irénée insultait les quartodecimans ; 12
Je voyais se poursuivre à coups de syllogismes, 12
Paz, armé pour la foi, Krantz, souteneur des schismes, 12
215 Et Melchior Adam et Barleycourt Hugo, 12
Vieux coqs de l'argument debout sur leur ergo. 12
Fouillons les chartriers, refouillons les glossaires ; 12
Caracoran, cherchez Issedon ; dans ses serres 12
Jove a cet écriteau : Vel hodie vel cras ; 12
220 Et Tertullien sombre étrangle Carpocras. 12
Carpocras d'Irénée enviait la boutique ; 12
Ce Carpocras était un si fier hérétique 12
Que toi-même, bon Kant, qui jamais n'exécras 12
Personne, tu devrais exécrer Carpocras. 12
225 Comment mettre d'accord Jousse, Antoine Studite, 12
L'homme de cour Sénèque et Jean le troglodyte, 12
Young, le pleureur des nuits, Wordsworth, l'esprit des lacs, 12
Thalès, Hevelius, Levera, Granallachs ; 12
Les gais soupeurs, d'Holbach, Parny, Dorat-Cubière, 12
230 D'argens, avec Rancé qui prend pour lit sa bière ; 12
Le dessus de velours, le dessous de sapin ; 12
Ancelin et Cluvier, Polyte et Plancarpin ; 12
Larcher contre Arouet et Cicchi contre Dante ; 12
Et l'engeance grimaude et la race pédante ; 12
235 Juste Lipse et Luther, Naigeon et Davila ? 12
Knox me tirait par ci, Scot me tirait par là ; 12
Luc prenait une oreille, Euler empoignait l'autre ; 12
Hu ! braillait le chiffreur. Dia ! beuglait l'apôtre. 12
Oh ! ma jeunesse en fleur qui courait dans les prés 12
240 Et les bois par l'aurore et la joie empourprés ! 12
L'herbe verte ! l'étable où l'on fait un doux somme ! 12
Oh ! les coups de bâton de mon ânier bonhomme ! 12
Je ne pourrai jamais dire, ô splendeur des cieux, 12
Avec des mots assez crachés et furieux, 12
245 Comment ils ont changé la pensée en lanière 12
Et l'idée en férule, et de quelle manière 12
Ces malheureux m'ont fait, sous un monstrueux tas 12
D'Eusèbes, de Sophrons, de Blastus, d'Architas, 12
D'Ossa plus Pélion, d'Anthume plus Orose, 12
250 De petit ânon leste immense âne morose ! 12
Livres ! qui, compulsés, adorés, vermoulus, 12
Sans cesse envahissant l'homme de plus en plus, 12
De la table des temps épuisez les rallonges, 12
D'où sortent des lueurs, des visions, des songes, 12
255 Et des mains que les morts mettent sur les vivants, 12
Codes des sanhédrins, oracles des divans, 12
Textes graves, ardus, austères, difficiles, 12
Appendices fameux des siècles, codicilles 12
Du testament de l'homme à chaque âge récrit, 12
260 Dont le vélin fait peur quand le temps le flétrit, 12
Comme si l'on voyait vieillissante et ridée 12
La face vénérable et chaste de l'idée ; 12
Vous qui faites, sous l'œil du chercheur feuilletant, 12
Un bruit si solennel qu'il semble qu'on entend 12
265 Le grand chuchotement de l'Inconnu dans l'ombre, 12
Volumes sacrosaints que l'institut dénombre, 12
Qui jusqu'en Chine allez emplir de vos rayons 12
Ce collège appelé la Forêt-de-Crayons, 12
Résidus de l'effort terrestre, où s'accumule 12
270 Le chiffre dont le sphinx compose la formule, 12
Des hommes lumineux prodigieux produit, 12
Oh ! comme vous m'avez obscurci, moi la nuit ! 12
Oh ! comme vous m'avez embêté, moi la bête ! 12
Quel délire m'a pris d'aller sur votre faîte 12
275 Brouter l'ortie humaine, hélas, et de tenter 12
Votre viol funèbre, et de vous convoiter, 12
Livres qui pour consigne avez cette sentence : 12
— Garder Isis ; tenir les brutes à distance, — 12
Qui défendez, afin que tout reste normal, 12
280 Le passage sacré de l'homme à l'animal, 12
Ô phédons, ô talmuds, ô korans, dont les piles 12
Du sombre esprit humain gardent les Thermopyles ! 12
Ô volumes, j'ai fait le grand noviciat ; 12
Je suis plus lourd qu'Accurse et plus sain qu'Alciat ; 12
285 Triste, j'ai digéré la docte baliverne ; 12
J'ai, du matin au soir, en classe, dans l'Averne, 12
Fait des auteurs latins le patient blocus ; 12
J'ai remué, suivant le conseil de Flaccus, 12
Les exemplaires grecs d'une patte nocturne ; 12
290 Livres, vous semblez tous des fleuves penchant l'urne, 12
Mais ce qui sort de vous, c'est le dégorgement 12
De l'éternel brouillard sur les glaciers fumant ; 12
L'esprit se perd en vous comme aux gouffres la sonde ; 12
Vous êtes imposants ! vous divisez le monde 12
295 En deux opinions principales : savoir 12
Si vos graves feuillets, votre blanc, votre noir, 12
Vos textes plus profonds que les flots sur les plages, 12
Vos luxes de science, et vos fiers étalages 12
De travail et d'étude, et vos grands apparats, 12
300 Sont créés pour les vers ou sont faits pour les rats. 12
II
COUP D'ŒIL GÉNÉRAL
L'orateur, fût-il âne, essoufflé se repose ; 12
Patience reprit, ayant fait une pause : 12
Rhéteurs, quel mot divin faites-vous épeler ? 12
Dites, qu'enseignez-vous ? que venez-vous parler 12
305 D'idéal, de réel, et nous rompre la tête ? 12
Votre réel à vous, c'est la chimère bête, 12
Ou c'est la loi féroce et dure ; ici Baal, 12
Là Dracon ; et l'erreur partout. Votre idéal 12
C'est quelque faux chef-d'œuvre ou quelque vertu fausse, 12
310 C'est un roi qu'en rampant la flatterie exhausse, 12
Ou c'est un livre pâle ayant pour qualité 12
De s'ouvrir sans blesser les yeux de sa clarté ; 12
Honneur au grand Louis ! Gloire au tendre Racine ! 12
Ah ! l'idéal m'endort, le réel m'assassine, 12
315 Grâce ! au diable ! assez bu ! Je prends congé. Bonsoir. 12
Quelle solution donne votre savoir 12
Sur ce qui nous étonne ou ce qui nous effraie ? 12
Avez-vous seulement un peu de lueur vraie ? 12
Non. Rien. Sur l'inconnu, l'absolu, le divin, 12
320 Sur l'incompréhensible et l'insondable, en vain 12
L'illuminé contemple et le myope scrute, 12
Qu'est-ce que vous savez de plus que moi la brute ? 12
Hélas ! je sens moi-même, étant votre écolier, 12
Hommes, ma tête au poids des questions plier ; 12
325 J'ai sur mon cristallin naïf la taie humaine. 12
Le prêtre en sait-il plus que le catéchumène ? 12
Le cardinal voit-il mieux que l'enfant de chœur ? 12
L'ombre a la face grave et le profil moqueur ; 12
Et l'ombre, tu le sais, ô Kant, c'est la science. 12
330 Sur le premier venu fais-en l'expérience. 12
Vois, cet homme a blêmi sur sa bible ; voici 12
Qu'il est vieux ; l'homme est chauve et le livre est moisi ; 12
Les cheveux ont passé de l'homme sur le livre ; 12
L'homme a voulu tout voir, tout savoir, tout poursuivre, 12
335 Tout avoir ; secouer le linceul pli par pli ; 12
Il s'est rassasié, repu, gavé, rempli ; 12
Il sait toute la langue et toute la pensée, 12
Et la géométrie et la théodicée, 12
La légende crédule et le chiffre sournois ; 12
340 Il sait l'assyrien, le persan, le chinois, 12
L'arabe, le gallois, le copte, le gépide, 12
Le tartare, le basque ; eh bien, il est stupide. 12
Au fond de cette tête où s'accouple et se fond 12
Tout l'idéal avec tout le réel, au fond 12
345 De ce polytechnique et de ce polyglotte, 12
L'immensité du vide et du tombeau sanglote. 12
Oh ! ces sophistes lourds, ces casuistes froids, 12
De la tourbe ahurie exploitant les effrois, 12
Tous ces fakirs, latins, grecs, sanscrits, hébraïques, 12
350 Tous ces gérontes noirs, tonsurés ou laïques, 12
Tous ces pharisiens de l'explication, 12
Ceux-ci venant de Rome et ceux-là de Sion ; 12
Tous ayant leur koran, leur joug, leur évangile, 12
Leur bible de papier ou leur autel d'argile, 12
355 Jurant par Aristote ou par Thomas d'Aquin, 12
Pour trouver l'éternel furetant un bouquin ; 12
Bègues, sourds ; demandant à leur dictionnaire 12
Le mot, que l'aigle entend murmurer au tonnerre ; 12
Pas un ne comprenant ce splendide credo 12
360 Qui s'étoile le soir aux plis du noir rideau, 12
Pas un ne se laissant aller, l'âme penchante, 12
À l'attendrissement du point du jour qui chante, 12
Comme je les ai vus disputer, s'acharner, 12
Affirmer, contester, et bruire, et vanner, 12
365 Les grecs chassant les juifs, les juifs damnant les guèbres, 12
De la semence d'ombre en un van de ténèbres ! 12
Comme je les ai vus, dressés sur leur séant, 12
Hagards, les uns, docteurs de leur propre néant, 12
Ayant l'aveuglement funèbre pour disciple, 12
370 Rêvant dans l'empyrée un monstre double ou triple, 12
Regardant fuir, tandis qu'effarés nous songions, 12
L'ouragan des erreurs et des religions , 12
Épier s'ils verraient passer dans la rafale 12
Ou le Janus bi-front ou l'Hermès tricéphale ! 12
375 D'autres, logiciens, métaphysiciens, 12
Pédagogues, groupés sous les porches anciens, 12
Discuter l'évidence, et fouiller, rêveurs blêmes, 12
L'énigme à la lueur livide des systèmes, 12
Et, combinant les faits, les doutes, les raisons, 12
380 Rapprocher, pour souffler dessus, ces noirs tisons ! 12
D'autres, théologaux, notaires de consultes, 12
Évêques secouant leur foudre au seuil des cultes, 12
Clercs, chanoines, bedeaux, prédicateurs, abbés, 12
Dans l'ornière d'un texte ou d'un rite embourbés, 12
385 De quelque oiseau mystique adorant l'envergure. 12
Étouffant par moment le rire de l'augure, 12
Agiter leurs longs bras et leur surplis jauni 12
Dans des chaires faisant ventre sur l'infini ; 12
Et, clignant leurs yeux morts sous leurs crânes fossiles, 12
390 Assembler le nuage informe des conciles, 12
Dans Éphèse, dans Reims, dans Arles, dans Embrun, 12
Sur Dieu, l'être éclatant, l'être effrayant, l'être un ! 12
Et courber leur front chauve, et se pencher encore, 12
Et chercher à tâtons l'éblouissante aurore, 12
395 Et crier : — Voyez-vous quelque chose ? Est-ce là ? 12
Qu'en pense Onufrius ? qu'en dit Zabarella ? 12
Où donc est l'être ? Où donc est la cause première ? 12
Cherchons bien ! — Et pendant que l'énorme lumière, 12
Formidable emplissait le firmament vermeil, 12
400 Leur chandelle tâchait d'éclairer le soleil ! 12
Homme, à d'autres instant, enivré de toi-même, 12
L'aveuglement croissant dans ta prunelle blême, 12
Tu dis : — C'est moi qui suis. Dieu n'est pas ; l'homme est seul. 12
Est-ce au Gange, à la Mecque, à Thèbe, à Saint-Acheul, 12
405 Dans les cornes d'Ammon ou dans la Vénus d'Arle, 12
Qu'il faut aller chercher ce Dieu dont on nous parle ? 12
Est-ce lui que l'enfant a dans son petit doigt ? 12
Personne ne l'a vu, personne ne le voit, 12
Cet être où la ferveur des idiots s'attache. 12
410 Il est donc bien difforme et bien noir qu'il se cache ? 12
L'homme est visible, lui ! c'est lui le conquérant ; 12
C'est lui le créateur ! l'homme est beau, l'homme est grand ; 12
L'argile vit sitôt que sa main l'a pétrie ; 12
L'homme est puissant ; qui donc créa l'imprimerie, 12
415 Et l'aiguille aimantée, et la poudre à canon, 12
Et la locomotive ? Est-ce Jéhovah ? non ; 12
C'est l'homme. Qui dressa les splendides culées 12
Du pont du Gard, au vol des nuages mêlées ? 12
Qui fit le Colisée, et qui le Parthénon ? 12
420 Qui construisit Paris et Rome ? Est-ce Dieu ? non ; 12
C'est l'homme. Pas de cime où l'homme roi ne monte. 12
Il sculpte le rocher, sucre le fruit, et dompte, 12
Malgré ses désespoirs, sa haine et ses abois, 12
La bête aux bonds hideux, larve horrible des bois ; 12
425 Tout ce que l'homme touche, il l'anime ou le pare. — 12
Bien, crache sur le mur, et maintenant compare. 12
Le grand ciel étoilé, c'est le crachat de Dieu. 12
Nier est votre roue et croire est votre essieu. 12
Hommes, et vous tournez effroyablement vite. 12
430 Après l'enfant de chœur, le diacre et le lévite 12
Chantant alleluia, passe une légion 12
D'hérétiques criant l'hymne trisagion ; 12
L'homme blanc devient noir de nuance en nuance ; 12
Entre une conscience et l'autre conscience 12
435 Le fil est court ; Rancé coudoie Arnauld ; Arnauld 12
Janséniste confine à Luther huguenot ; 12
Et Luther huguenot touche à Rousseau déiste ; 12
Et Rousseau n'est pas loin de Spinosa ; c'est triste, 12
Ou c'est réjouissant, à ton choix ; mais c'est vrai ; 12
440 L'Horeb, ou Sans-Souci ; le Thabor, ou Cirey, 12
Entre Orphée et Pyrrhon l'humanité trébuche ; 12
Ô Kant, nous tomberions dans quelque obscure embûche, 12
Nous bêtes, s'il fallait que nous vous suivissions. 12
L'homme va du blasphème aux superstitions ; 12
445 Il brave le réel, puis il adore l'ombre ; 12
Il passe son poing vil à travers l'azur sombre, 12
Jette sa pierre infâme aux saintes régions, 12
Et croit réparer tout par ses religions, 12
Par un faux idéal taillé dans la matière, 12
450 Par on ne sait quel spectre imitant la lumière, 12
Par quelque idole vaine et folle qu'il met là, 12
Et qu'il nomme Zéus ou qu'il appelle Allah. 12
Il insulte le Dieu, le créateur, l'arbitre ; 12
Puis, inepte et tremblant, raccommode la vitre 12
455 Des infinis avec une étoile en papier. 12
J'ai lu, cherché, creusé, jusqu'à m'estropier. 12
Ma pauvre intelligence est à peu près dissoute. 12
Ô qui que vous soyez qui passez sur la route, 12
Fouaillez-moi, rossez-moi ; mais ne m'enseignez pas. 12
460 Gardez votre savoir sans but, dont je suis las, 12
Et ne m'en faites point tourner la manivelle. 12
Montez-moi sur le dos, mais non sur la cervelle. 12
Mon frère l'homme, il faut se faire une raison, 12
Nous sommes vous et nous dans la même prison ; 12
465 La porte en est massive et la voûte en est dure ; 12
Tu regardes parfois au trou de la serrure, 12
Et tu nommes cela Science ; mais tu n'as 12
Pas de clef pour ouvrir le fatal cadenas. 12
J'ai fort compassion de toi, te l'avouerai-je ? 12
470 Toi qu'une heure vieillit, et qu'une fièvre abrège, 12
Comment t'y prendrais-tu, dans ton abjection, 12
Pour feuilleter la vie et la création ? 12
La pagination de l'infini t'échappe. 12
À chaque instant, lacune, embûche, chausse-trape, 12
475 Ratures, sens perdu, doute, feuillet manquant ; 12
Partout la question triple : Comment ? Où ? Quand ? 12
Dieu fut-il le premier potier en faisant l'homme ? 12
Qu'est-ce que le serpent ? Que veut dire la pomme ? 12
Deux natures parfois se compliquent, et font 12
480 Comme un chiffre où la brute avec Adam se fond ; 12
Le singe reparaît sous l'homme palimpseste ; 12
Viens-tu du fratricide et sors-tu de l'inceste, 12
Comme le dit Moïse ? Ou n'es-tu que le fait 12
Résultant d'un chaos qu'un soleil échauffait, 12
485 Être double, être mixte en qui s'est condensée 12
La matière en instinct, la lumière en pensée, 12
Le seul marcheur debout, créature sommet 12
Que l'arbre accepte, auquel la pierre se soumet, 12
Et que la bête obscure, ayant pour verbe un râle, 12
490 Subit en protestant dans sa nuit sépulcrale ? 12
Es-tu le patient dont nous sommes les clous ? 12
As-tu derrière toi le Mal, le grand jaloux ? 12
Contiens-tu quelque flamme auguste qui doit vivre ? 12
Ou n'es-tu qu'une chair qu'un souffle épars enivre, 12
495 Qui fera quelques pas et sera de la nuit ? 12
Es-tu le vain brouillard, d'un peu d'aurore enduit, 12
Qui, prêt à s'effacer, se déforme et chancelle ? 12
As-tu dans toi l'étoile à l'état d'étincelle, 12
Et seras-tu demain aux séraphins pareil ? 12
500 Réponds à tout cela, si tu peux. Ton sommeil, 12
En sais-tu le secret ? Connais-tu la frontière 12
Où l'esprit ailé vient relayer la matière ? 12
Comment le ver s'envole ? et par quelle loi, dis, 12
Les enfers lentement sont promus paradis ? 12
505 Que sais-tu du parfum ? que sais-tu du tonnerre ? 12
Peux-tu guérir l'abcès du volcan poitrinaire ? 12
Qu'est-ce que tes savants t'apprennent ? Turrien, 12
Qui te dira le nom du vent en syrien, 12
Sait-il son envergure et son itinéraire ? 12
510 La mamelle de l'ombre est là ; peux-tu la traire ? 12
Abundius qui fut diacre d'Anicetus 12
Sait-il quel ouvrier peint en bleu le lotus ? 12
Balœus, Surius, Pitsœus et Cédrène 12
Savent-ils pourquoi l'aube en larmes est sereine ? 12
515 L'abbé Poulle ose-t-il en face regarder 12
L'énigme qu'on entend gémir, chanter, gronder ? 12
As-tu lu dans Lactance ou bien dans Éleuthère 12
Quelle est la fonction du diamant sous terre ? 12
Sais-tu par dom Poirier ou par monsieur Lejay 12
520 De quelle flamme l'œil des condors est forgé, 12
Et maître Calepin dit-il dans son glossaire 12
Où se trempe l'acier dont est faite leur serre ? 12
Saint Thomas connaît-il tous ces noirs Ixions 12
Qu'on nomme affinités, forces, attractions ? 12
525 Nicole, qui sait tout, sait-il par quel organe 12
L'été tire à jamais à lui la salangane, 12
Et, vainqueur, fait passer la mer au passereau ? 12
Homme, sais-tu comment l'eau nourrit le sureau ? 12
Connais-tu l'hydre orage et le monstre tempête 12
530 Qui naît dans le jardin des cieux, dresse la tête, 12
Glisse et rampe à travers les nuages mouvants, 12
Et qui flaire la rose effrayante des vents ? 12
Qu'as-tu trouvé ? Devant l'évolution sainte 12
De la vie, admirable et divin labyrinthe, 12
535 Ta vue est myopie et ton âme est stupeur. 12
Vois, ce monde est d'abord un noyau de vapeur 12
Qui tourne comme un globe énorme de fumée ; 12
Vaste, il bout au soleil qui luit, braise enflammée ; 12
Il bout, puis s'attiédit et se condense, et l'eau 12
540 Tombe au centre du large et ténébreux halo ; 12
Puis la terre, encor fange, au fond de l'eau s'amasse ; 12
Sur cette vase on voit ramper une limace, 12
C'est l'hydre, c'est la vie ; et la mer s'arrondit 12
Autour d'un point qui sort des eaux et qui verdit ; 12
545 C'est l'île surgissant des profondeurs béantes ; 12
Des vers titans parmi des fougères géantes 12
Fourmillent ; et du bord des boueux archipels 12
Des colosses se font de monstrueux appels ; 12
L'hippopotame sort de l'immense onde obscure, 12
550 Le serpent cherche un flanc où plonger sa piqûre, 12
De vaste millepieds se traînent, le kraken 12
Semble un rocher vivant sous l'algue et le lichen, 12
Et le poulpe, agitant sa touffe contractile, 12
Tâche d'étreindre au vol l'affreux ptérodactyle ; 12
555 Puis des millions d'ans se passent ; du roseau 12
Sort l'arbre, et l'air devient respirable à l'oiseau, 12
Et la chauve-souris décroît, et voici l'aigle, 12
Le vent fraîchit, le flot baisse, la mer se règle, 12
L'île soudée à l'île ébauche un continent, 12
560 Et l'homme apparaît nu, pensif et rayonnant ; 12
C'est fini ; l'aube émerge, et le recul immense 12
Des monstres, du chaos, des ténèbres, commence ; 12
La tempête de l'être a cessé de souffler ; 12
Et l'on entend des voix sur la terre parler ; 12
565 Le typhon s'amoindrit et devient l'infusoire ; 12
Et l'antique bataille, inextinguible et noire, 12
Du dragon et de l'hydre, avec son fauve bruit, 12
Fuit dans le microscope et se perd dans la nuit ; 12
L'effrayant désormais plonge dans l'invisible ; 12
570 L'infiniment petit s'ouvre, gouffre terrible ; 12
L'épouvante s'éclipse après avoir régné ; 12
L'horreur, devant Adam qui doit être épargné, 12
Pas à pas rétrograde et rentre inassouvie 12
Dans cet enfoncement sinistre de la vie ; 12
575 L'azur prodigieux s'épanouit au ciel. 12
Et maintenant, savant, penseur officiel, 12
Rat du budget, souris d'une bibliothèque, 12
Académicien bon voisin de l'évêque, 12
Quel compte te rends-tu de tout cela, réponds ? 12
580 Comment rattaches-tu les arches de ces ponts 12
Au grand centre de l'ombre ? avec quelles besicles, 12
Docteur, regardes-tu les formidables cycles ? 12
Tu t'enfermes, craintif, dans le roman sacré ; 12
Mieux vaut mutiler Dieu que fâcher son curé ; 12
585 Et Cuvier, traître au vrai, pour être pair de France, 12
Trouble des temps profonds la sombre transparence. 12
Pour augmenter la brume, hélas ! les professeurs 12
Ajoutent doctement de l'encre aux épaisseurs, 12
Et l'institut nous montre avec un air de gloire 12
590 L'énigme plus opaque et la source plus noire. 12
Ô le bon vieux palais gardé par deux lions ! 12
La science met là tous ses tabellions, 12
Et l'on se complimente et l'on se félicite ; 12
Et moi l'âne, qui suis parmi vous en visite, 12
595 Je n'aurais jamais cru que l'homme triomphât 12
À ce point de son vide, et, si nul, fût si fat ! 12
Avec Diafoirus Bridoison fraternise ; 12
Le dindon introduit l'oie et la divinise ; 12
Vrai ! quand la comète entre au sanhédrin des cieux 12
600 Et des astres fixant sur sa splendeur leurs yeux, 12
Le grand soleil, auquel tout l'empyrée adhère, 12
Ne fait pas plus de fête à ce récipiendaire. 12
Pleure, homme ! — Et que sais-tu de ton propre destin ? 12
Dis ? quoi de ton cerveau ? quoi de ton intestin ? 12
605 Quoi d'en haut ? quoi d'en bas ? depuis ton vieux déluge, 12
Dis, ce que c'est qu'un prêtre et ce que c'est qu'un juge, 12
Le sais-tu ? te vois-tu serpenter, dévier, 12
Crouler ? as-tu sondé la mort, trou de l'évier ? 12
Même en considérant Dieu comme hors de cause, 12
610 Comme clair dans l'esprit et prouvé dans la chose, 12
Même en nous laissant, nous les brutes, de côté, 12
Comprendre ces mots, Sort, Sépulcre, Humanité ; 12
Savoir la profondeur de ce puits où tu tombes, 12
Quelle espèce de jour passe aux fentes des tombes, 12
615 À quel commencement cette fin aboutit ; 12
Savoir si l'homme, en qui l'éternel retentit, 12
Est ou n'est pas trompé par ses sombres envies 12
D'autres ascensions, d'autres sorts, d'autres vies ; 12
Savoir s'il est épi dans le céleste blé ; 12
620 Savoir si l'alchimiste inconnu, le Voilé, 12
Soude en ce creuset morne appelé sépulture 12
Le monde antérieur à sa sphère future ; 12
Si vous fûtes jadis, si vous fûtes ailleurs 12
Plus beaux ou plus hideux, plus méchants ou meilleurs ; 12
625 Si l'épreuve refait à l'âme une innocence ; 12
Si l'homme sur la terre est en convalescence ; 12
Si vous redeviendrez divins au jour marqué ; 12
Si cette chair, limon sur votre être appliqué, 12
Argile à qui le temps avare se mesure, 12
630 N'est que le pansement d'une ancienne blessure ; 12
Si quelqu'un finira par lever l'appareil ; 12
Savoir si chaque étoile et si chaque soleil 12
Est une roue en flamme aux lumières changeantes 12
Dont les créations diverses sont les jantes 12
635 Et dont la vie immense et sainte est le moyeu ; 12
Voir le fond du ciel noir et le fond du ciel bleu, 12
Homme, cela n'est pas possible, et j'en défie, 12
Christ, ta religion ! Kant, ta philosophie ! 12
Le gouffre répond-il à qui vient l'appeler ? 12
640 Non. L'effort est perdu. Déchiffrer, épeler, 12
Apprendre, étudier, n'est qu'un pas en arrière. 12
L'esprit revient meurtri du choc de la barrière ; 12
L'homme est après la marche un peu moins avancé ; 12
Hélas ! Xiks Yi grec Zed en sait moins qu'A Bé Cé ; 12
645 L'espérance a les yeux plus ouverts que l'algèbre ; 12
J'ai toujours entendu, devant le seuil funèbre 12
Des problèmes obscurs qui mettent sur les dents 12
Les chercheurs, et qui font griffonner aux pédants 12
Tant d'affreux in-quartos, ruine du libraire, 12
650 L'ignorance hennir et la science braire. 12
Je viens de voir le blême édifice construit 12
Par l'homme et la chimère, avec l'ombre et le bruit, 12
La rumeur, la clameur, la surdité, la haine. 12
De quoi je sors ? Je sors de la besogne vaine ; 12
655 Je viens de travailler, Kant, à la vision. 12
J'ai vu faire à Zéro son évolution. 12
Sur la montagne informe où la brume séjourne, 12
Dans l'obscur aquilon la Tour des langues tourne 12
Sur quatre ailes : calcul, dogme, histoire, raison ; 12
660 Les savants, gerbe à gerbe, y portent leur moisson ; 12
Et, tombant, surgissant, passantes éternelles, 12
S'évitant, se cherchant, les quatre sombres ailes 12
Se poursuivent toujours sans s'atteindre jamais ; 12
Elles portent en bas la lueur des sommets, 12
665 Et rapportent en haut le gouffre, et la folie 12
Des souffles les tourmente et les hâte et les plie. 12
L'intérieur est plein d'on ne sait quel brouillard ; 12
Le râle du savoir s'y mêle au cri de l'art ; 12
Ô machine farouche ! on dirait que les meules 12
670 Sont vivantes, et vont et roulent toutes seules ; 12
Et l'on entend gémir l'esprit humain broyé ; 12
Tout l'édifice a l'air d'un monstre foudroyé ; 12
On voit là s'agiter, geindre, monter, descendre, 12
Ces pâles nourrisseurs qui font du pain de cendre, 12
675 Arius, Condillac, Locke, Érasme, Augustin ; 12
L'un verse là son Dieu, l'autre offre son destin ; 12
On s'appelle, on s'entr'aide, on s'insulte, on se hèle ; 12
On gravit, charge aux reins, la frémissante échelle ; 12
Sous les pas des douteurs on voit trembler des ponts 12
680 Où le prêtre jadis cloua ses vains crampons ; 12
L'erreur rôde, la foi chante, l'orgueil s'exalte, 12
Et l'on se presse, et point de trêve, et pas de halte ; 12
Le crépuscule filtre aux poutres du plafond 12
Par les toiles qu'Ignace et Machiavel font ; 12
685 Tous vont ; celui-ci grimpe et celui-là se vautre ; 12
Tous se parlent ; pas un n'entend ce que dit l'autre ; 12
L'aile adresse en fuyant à l'aile qu'elle suit 12
Un discours qui se perd dans un chaos de bruit ; 12
Les meules, ébranlant la tour de leur tangage, 12
690 Échangent sous la roue on ne sait quel langage ; 12
Les portes pleines d'ombre en tournant sur leurs gonds 12
Ont l'air de grommeler de monstrueux jargons ; 12
L'œuvre est étrange ; on voit les engrenages moudre 12
Le bien, le mal, le faux, le vrai, l'aube, la foudre, 12
695 Le jour, la nuit, les Tyrs, les Thèbes, les Sions, 12
Et les réalités, et les illusions ; 12
On vide sur l'amas des rouages horribles 12
D'effrayants sacs de mots qu'on appelle les bibles, 12
Les livres, les écrits, les textes, les védas ; 12
700 Le diable est au grenier qui voit par un judas ; 12
À mesure qu'aux trous des cribles, noire ou blanche, 12
La mouture en poussière aveuglante s'épanche, 12
La mort la jette aux vents, ironique meunier ; 12
On entend cette poudre affirmer et nier, 12
705 Disputer, applaudir, et pousser des huées, 12
Et rire, en s'envolant dans les fauves nuées ; 12
Et des bouches au loin s'ouvrant avidement 12
À ces atomes fous que la nuit va semant ; 12
Et cette nourriture a l'odeur de la tombe ; 12
710 Le faîte de la tour se lézarde et surplombe ; 12
Et d'autres travailleurs montent d'autres fardeaux, 12
Chacun ayant son sac de songes sur le dos ; 12
Et les quatre ailes vont dans l'ouragan qui passe, 12
Si vaste qu'en faisant un cercle dans l'espace, 12
715 La basse est dans l'enfer et la haute est au ciel. 12
Je viens de ce moulin formidable, Babel. 12
III
L'ÂNE PATIENCE ENTRE DANS LE DÉTAIL
L'âne à ce qu'il disait rêva dans le silence, 12
Comme on suit du regard une pierre qu'on lance, 12
Puis ajouta :
— Serrons de près les questions.
720 Veux-tu que nous causions et que nous discutions ? 12
Soit.
Quoique le lecteur, à Sainte-Geneviève,
Trouve peu d'os à mœlle et peu d'auteurs à sève ; 12
Quoique, à l'Escurial, où Philippe pria, 12
Le plafond sépulcral de la Libraria, 12
725 Couvrant dossiers, cahiers, brochures, fascicules, 12
Ressemble à de la nuit noyant des crépuscules ; 12
Quoique Oxford la savante ait, sous ses hauts châssis, 12
Moins de textes vivants que de centons moisis ; 12
Quoique le maréchal vicomte de Turenne, 12
730 Caboche de soldat brutalement sereine, 12
Ait jugé, pataugeant dans les in-octavos, 12
La Rupertine bonne à loger ses chevaux ; 12
Quoique l'Arsenal fasse, alors qu'on le secoue, 12
Tourner tant de néant sur son pupitre à roue ; 12
735 Quoique, poussant des cris de triomphe, un essaim 12
De corbeaux, contemplant l'institut, son voisin, 12
Perche à la Mazarine, et que la Vaticane 12
Ait des angles si noirs que le diable y ricane, 12
Hommes, vous êtes fiers quand vous considérez 12
740 Vos bouquins reliés, catalogués, vitrés, 12
Avec vos rhéteurs dieux et vos pédants principes 12
Taillés en marbre jaune et juchés sur des cippes, 12
Et, j'en conviens, on a le vertige en voyant 12
Ce sombre alignement de livres, effrayant, 12
745 Inouï, se perdant sous les bahuts qui tremblent, 12
Ces vastes rendez-vous de volumes, qui semblent 12
Les légions du faux et du vrai s'avançant 12
En bon ordre, sous l'œil trouble du temps présent, 12
Pour se livrer combat au fond des hypogées, 12
750 Et de l'esprit humain les batailles rangées ; 12
Certes, j'admets que vous, les hommes, soyez vains 12
De cet entassement épique d'écrivains, 12
De tous ces papyrus et de toutes ces bibles ; 12
C'est beau de voir Saumaise, agitant ses vieux cribles, 12
755 Tamiser ces monceaux d'esprit sur les pavés ; 12
C'est beau d'avoir l'Exode avec des bois gravés 12
Par Alde de Venise ou Windelin de Spire ; 12
Je conviens qu'on retient son souffle et qu'on respire 12
À peine quand on voit, dans vos doctes hangars, 12
760 Les tombes frissonner sous les piocheurs hagards ; 12
C'est beau de pouvoir dire : Admirez les estampes ; 12
Ici Virgile avec un laurier sur les tempes, 12
Là Chapelain avec plus de laurier encor ; 12
Voici des manuscrits étalant sur fond d'or 12
765 Mainte arabesque pure, inextricable et nette 12
À rendre Goujon pâle et jaloux Biscornette ; 12
Ça, c'est Newton ; voyez quel beau Félibien ! 12
Voici le grand, voici le vrai, voici le bien ; 12
Barmne est là pour ses Lois, saint Thomas pour sa Somme, 12
770 Platon pour son Timée ; et l'on comprend que l'homme 12
Fasse la roue avec tous ses livres au dos ; 12
Mais, ô dignes humains pris sous tant de bandeaux, 12
Ce profond répertoire où la doctrine abonde, 12
Ce sombre cabinet de lecture du monde, 12
775 Tous ces textes, qui font le silence autour d'eux, 12
Depuis l'infortiat jusqu'à l'in-trente-deux, 12
Et d'où l'odeur des ans et des peuples s'exhale, 12
Cette bibliopole auguste et colossale 12
Qu'on voit, jetant au loin sa lueur aux cerveaux, 12
780 Flamboyer au-dessus de tous vos noirs travaux, 12
Comme la cheminée énorme de l'usine ; 12
Toute cette raison que l'homme emmagasine, 12
Étageant grecs sur juifs, juifs sur égyptiens ; 12
Ces volumes nouveaux ajoutés aux anciens 12
785 Que le temps sur le tas vient vider par hottées, 12
Ces Pascals, ces Longins, ces Jobs, ces Timothées, 12
Doux, sévères, touchants, mystérieux, railleurs, 12
Qu'est-ce si tout cela ne vous rend pas meilleurs ? 12
Par mon échine illustre et semblable aux coulées 12
790 De laves du Gibel âpres et dentelées, 12
Par les traductions du vieux père Brumoy, 12
Par l'honneur que m'a fait Christ en montant sur moi 12
Comme si l'âne était un degré de Calvaire, 12
Je le jure devant l'aube et la primevère, 12
795 Devant la fleur, devant la source et le ravin, 12
Digne Kant, je suis prêt à proclamer divin, 12
Vénérable, excellent, et j'admire et j'accepte 12
L'enseignement duquel on sortirait inepte, 12
Ignare, aveugle, sourd, buse, idiot ; mais bon. 12
800 Mais apprends par cœur Jove, Ughel et Casaubon, 12
Baronius, Ibas d'Édesse, Théétète ; 12
Médite Boctoner à fond ; romps-toi la tête 12
Au sens qu'Eunapius donne à tel ou tel mot ; 12
Va de l'abbé Tudesche au cardinal Cramaud ; 12
805 Nourris-toi de Bohier, vieille prose bourrue ; 12
Dévore Ammirato, Walinge, Pellagrue ; 12
Vide résolument jusqu'à la lie et bois 12
André Schott, Sylvius autrement dit Dubois, 12
Massillon qui pérore et Fléchier qui harangue, 12
810 Docte Kant, je consens à fourbir de ma langue 12
Tous ces volumes, ceux qui sont noirs d'encre, et ceux 12
Qui sont tachés de sang, et ceux qui sont crasseux, 12
Y compris les fermoirs, la basane et les cuivres, 12
Si tu te sens, après avoir lu tous ces livres, 12
815 D'humeur à me donner un coup de pied de moins. 12
Si l'on veut faire grâce, en leurs lugubres coins, 12
À tous ces vieux vélins jargonnant tous les styles, 12
Ce qu'on peut dire, ô Kant, c'est qu'ils sont inutiles. 12
Et, philosophe ! au fait, comment tous ces monceaux 12
820 De tomes, gravement contemplés par les sots, 12
Pourraient-ils enfanter un résultat quelconque ? 12
Un rien les dépareille ou les brouille ou les tronque. 12
Puis ils se font la guerre entre eux, je te l'ai dit. 12
Le volume savant hait le tome érudit ; 12
825 Le littéraire gourme avec le politique ; 12
On joute à qui sera le plus paralytique, 12
Le plus obscur, le plus diffus, le plus pesant, 12
Et du juste, du vrai, du beau, le plus absent ; 12
C'est à qui se fera lourd, majestueux, vaste, 12
830 À qui sera poudreux avec le plus de faste ; 12
Car tous ces livres sont des vivants ténébreux ; 12
L'œil qui les voit croit voir des grands-prêtres hébreux, 12
Et quand de leurs casiers le jour perce les fentes, 12
Ils ont sur leurs rayons des airs d'hiérophantes ; 12
835 Ils sont l'autorité régnant dans son caveau, 12
L'esprit de l'homme avec reliure de veau ; 12
Avoir force feuillets, notes, renvois, chapitres, 12
Faire pousser des cris terribles aux pupitres, 12
Être un livre de poids par-dessus tout, voilà 12
840 L'ambition, le but, la gloire ; et pour cela 12
Le bénédictin creuse, édifie et laboure ; 12
Le volume veut être imposant, il se bourre 12
De blanc, de noir, de faits, de vent, de vieux, de neuf, 12
Et la grenouille idée enfle le livre bœuf. 12
845 Dans l'olympe farouche et sinistre des livres, 12
Lieu polaire où l'on prend les vitres pour des givres ; 12
Dans l'immense grenier du bouquiniste humain 12
Où l'étude et la nuit scellent leur triste hymen, 12
Depuis que l'homme écrit, que l'esprit se fourvoie, 12
850 Que la première plume a fui la première oie ; 12
Dans ce dock du grimoire universel, tunnel 12
Et puits du griffonnage antique et solennel, 12
Où l'erreur sur l'erreur s'amoncelle, où s'entasse 12
La savantasserie avec le savantasse, 12
855 Gouffre où sans voir l'ennui, ce miasme, on le sent, 12
Où s'est faite, de siècle en siècle grossissant, 12
Comme un ulcère croît, comme grandit un chancre, 12
L'horrible alluvion du déluge de l'encre, 12
Dans ce dépôt qu'emplit le froid morne des ifs, 12
860 Il faut les voir rangés, ces testaments massifs, 12
Ces volumes titans dont un fort de la halle 12
Aurait peine à porter la lourdeur idéale, 12
Ces tomes à stature écrasante, ulémas 12
Des lutrins monstrueux et des puissants formats ; 12
865 Ceux-ci bardés de cuir, ceux-là vêtus de moire, 12
Ils encombrent des temps la ténébreuse armoire ; 12
D'autres ouvrages sont éphémères, charnels, 12
Réels, mortels, humains ; eux sont les éternels ; 12
La cendre, qui du livre est l'austère rosée, 12
870 Leur arrive à travers les astres tamisée ; 12
Chacun d'eux est un fort, chacun d'eux est un mont, 12
Chacun d'eux est un culte ; eux des livres, fi donc ! 12
Ils sont des avestas, ils sont des lévitiques, 12
Chacun d'eux est le Livre ; ils sont les hauts portiques 12
875 Et les larges piliers de la maison d'Isis ; 12
Ils sont les chênes noirs, vénérables, moisis, 12
De la Dodone obscure et lugubre des âmes ; 12
On en entend sortir des voix de vieilles femmes ; 12
Et l'ombre qui descend de leurs rameaux touffus 12
880 Va du Philothéos jusqu'au Polymorphus ; 12
Ils sont les dolmens lourds et branlants ; les registres 12
Pétrifiés du monde aveugle et fou des cuistres ; 12
Des espèces de blocs funèbres et bavards ; 12
Eux des livres, fi donc ! ils sont des boulevards ; 12
885 Ils sont les élégants sacrés de la doctrine, 12
Les sphinx géants ayant l'oracle en leur narine, 12
Les colosses pensifs de la religion, 12
Ils sont des dieux. — Mais gare au diable Légion ! 12
Gare à ce gamin sombre appelé petit livre ! 12
890 Le format portatif est un monstre ; il délivre, 12
Il proteste, il combat ; c'est hideux, c'est criant ; 12
Comme avec son épingle il crochète en riant 12
La serrure de fer d'une bible bastille ! 12
Il a la clef des champs, ce brigand ; il pétille, 12
895 Il éclate ; il est clair, rapide, âpre, éloquent ; 12
Il court, et met le feu partout. Oui, mon vieux Kant, 12
Poussière fulminante éparse sur les tables, 12
Les livres légers sont aux pesants redoutables ; 12
Un frêle Capulet tue un gros Montaigu ; 12
900 Un Diderot de poche, imprenable, exigu, 12
Invisible, détruit la montagne de tomes 12
Que font les Augustins mêlés aux Chrysostomes ; 12
Que Laplace ait un jour sur sa calme hauteur 12
(Mais il ne l'aura point, car on est sénateur) 12
905 Le caprice de faire un almanach sauvage 12
Et sincère, à deux sous, et voyez le ravage ! 12
L'almanach grimpe droit à l'azur, court, descend, 12
Monte, ôte à saint Michel son nimbe, va chassant 12
Saint Médard de son ciel, saint Pierre de sa loge, 12
910 Extermine Turnèbe, Arnobius, Euloge, 12
Moïse, Bossuet et l'abbé de Corbeil, 12
Et casse Josué, gendarme du soleil ; 12
Et c'est fini, voilà la Légende dorée 12
Croulant sous l'ironique et splendide empyrée ; 12
915 Un tout petit Montaigne, adroit, glissant, rongeur, 12
Malgré leur profondeur et malgré leur largeur, 12
Va démolir Gennade et Thégan par la base ; 12
Un leste Beaumarchais en quelques instants rase, 12
Avec leur clientèle honorable d'abus, 12
920 Les de Maistre les plus caducs, les plus barbus ; 12
Saint-Évremond accourt, moqueur, alerte, ingambe, 12
Et maintenant cherchez Symmachus, Alegambe, 12
Et le père Gretser et le père Poussin ! 12
Paul-Louis colletant saint Luc, quel assassin ! 12
925 Un essaim de pamphlets qui s'échappe dégrade, 12
Sur leur lit de justice ou leur lit de parade, 12
Sigonius, Prudence, Alde et le sieur Pithou ; 12
D'où viennent-ils ? j'ignore ; — où vont-ils ? Dieu sait où ! 12
Mais ils mangent les saints jusqu'aux dernières plumes ; 12
930 Sur les tomes debout ainsi que les enclumes 12
De la forge du deuil, de l'erreur et du vent, 12
Ils se répandent gais, cassant, rageant, bravant, 12
Des révolutions anarchique avant-garde ; 12
Et l'on entend courir dans la brume hagarde 12
935 Le pas tumultueux de ces trotte-menu ; 12
Et ce désordre est fait par ce peuple inconnu 12
Au nez du marguillier et sous l'œil de l'édile ; 12
Ainsi que l'ichneumon détruit le crocodile 12
Le doute in-dix-huit bat le dogme in-folio ; 12
940 Malheur à l'alcoran qu'attaque un fabliau ! 12
Un missel sur qui plane un couplet est malade ; 12
Je plains l'infortiat qu'une puce escalade, 12
L'infortiat fût-il plein de rois et de dieux, 12
Si la puce, agitant son stylet radieux, 12
945 Saute, atome effrayant, la largeur de la terre 12
Et la hauteur d'un siècle, et se nomme Voltaire. 12
— Mais, dis-tu, ce baudet n'a pas le sens commun. 12
Il veut un résultat ; n'en est-ce dont pas un ? 12
Ce combat des penseurs est sublime. — À merveille. 12
950 Qu'en sort-il ? Baal meurt, l'ours fuit devant l'abeille, 12
Soit. On lutte, on s'acharne, assaut, mêlée à mort ! 12
Et la science pique et la sagesse mord ; 12
Que reste-t-il au cœur, la bataille finie ? 12
Hélas ! la nudité d'une immense ironie ; 12
955 Tous les profonds instincts glacés et grelottants ; 12
Kant, ce n'est pas cela que de l'homme j'attends. 12
L'esprit triomphe. À bas le vieux dogme ! on l'écrase, 12
Il tombe ; le passé s'effondre ; table rase ; 12
Bien. Plus je suis vainqueur, plus je suis assombri . 12
960 Une négation est un sinistre abri ; 12
Où mettrai-je mon âme ? est-ce dans un décombre ? 12
Je conviens que je dois à cette troupe sombre, 12
À ces démolisseurs de l'antique fatras, 12
Tout le logis qu'on peut avoir dans un plâtras. 12
965 La pioche, et pas de toit ; la faux, et pas de gerbe. 12
Est-ce donc là le but de ton effort superbe, 12
Homme, architecte auguste, être prédestiné ? 12
Satan fait avorter Adam, son puîné ; 12
J'en gémis ; l'homme manque à sa tâche divine. 12
970 Je cherche un édifice et je trouve une ruine. 12
IV
LA NUIT AUTOUR DE L'HOMME
J'ai des objections à l'homme, tu le vois. 12
Qu'il existe une loi, mêlée aux vagues lois 12
Que nous entrevoyons par nos pâles fenêtres, 12
Qui, dans l'échelle obscure et tremblante des êtres, 12
975 Place au-dessus de nous ce pleureur, ce rieur, 12
Qui fasse l'âne aux fils d'Adam inférieur, 12
Qui mette moins de verbe en plus de bouche, et rende 12
L'endettement plus court dans l'oreille plus grande, 12
C'est possible ; après tout, ça regarde l'auteur ; 12
980 Que l'homme ait ou n'ait pas le droit sur sa hauteur 12
D'être traité par nous d'une façon civile, 12
Et d'être salué roi par la longue file 12
D'animaux que Noé dans son arche classait, 12
Par le lion ayant dans sa griffe un placet, 12
985 Par le corbeau tenant dans son bec un hommage ; 12
Qu'il dise : — Dieu n'a fait qu'Adam à son image ; — 12
Peu m'importe ; je parle à cette majesté 12
Crûment, je ne suis pas de bassesse frotté, 12
Je suis franc ; ma parole est âpre, mais certaine, 12
990 Car je préfère, étant frère de La Fontaine, 12
Et quelque peu cousin d'Agrippa d'Aubigné, 12
Le réel, même rude, au faux, même peigné, 12
Les toisons de la brute aux perruques de l'homme ; 12
Je ne fais pas ma cour, Kant, je suis économe 12
995 D'admirer sottement et lâchement le roi, 12
Et je trouve en Dangeau plus d'âne que dans moi. 12
Si l'homme est majesté, cette majesté boite. 12
Quand la mort a serré ce pantin dans sa boîte, 12
En sort-il un esprit qui s'envole ? Psyché 12
1000 Jaillit-elle à travers l'arlequin démanché ? 12
Je n'en sais rien. Cherchez. Il fait nuit.
Ce qui reste
Évident dans la brume adorable ou funeste, 12
C'est que c'est un vivant médiocre et mauvais. 12
Je deviendrais méchant, si je ne me sauvais, 12
1005 Rien que pour avoir vu de près ce pauvre hère. 12
Je n'estime pas plus son grelot que sa haire, 12
Et son austérité que son relâchement ; 12
Quand sa bouche dit vrai par hasard, son œil ment ; 12
Fumée, il s'évapore en toutes les emphases ; 12
1010 Son ventre et son cerveau n'ont point les mêmes phases. 12
La terre a son instinct, la lune a sa raison ; 12
Entre l'air et son souffle il met une cloison ; 12
Au lieu d'être le vaste esprit cosmopolite, 12
Il est toujours d'un lieu quelconque satellite, 12
1015 Juif, grec, anglais dans l'Inde, au Brésil portugais ; 12
Il rêve des édens et fait des paraguays , 12
Il se tient hors du code ou hors de la nature ; 12
Las, refroidi, blasé, s'il veut par aventure 12
Devenir vertueux, quels lugubres essais ! 12
1020 Il ne sait que passer de l'excès à l'excès, 12
De l'abus au défaut, de l'alcôve à la haine, 12
D'Ève au cloître, et que fuir don Juan dans Origène. 12
Voletant vaguement de la Trappe à Paphos, 12
Mouche heurtant de l'aile au soupirail du faux, 12
1025 Bourdon de tous les dieux et de toutes les vitres, 12
Donnant pour moule aux fronts les casques et les mitres, 12
Forgeron d'imposture, ouvrier de fureurs, 12
Fabriquant au mensonge une armure d'erreurs, 12
Il n'est pas d'épithète outrageuse, honnie, 12
1030 Vile, dont on ne puisse orner sa litanie. 12
Certe, on se tromperait de croire que l'azur, 12
Les sphères, les levers d'étoiles, l'éther pur, 12
Et le nimbe solaire et l'auréole astrale 12
Filtrent dans l'âme humaine en lumière morale. 12
1035 Kant, c'est un malheur d'être une voûte à cachot, 12
Une cave fermée au ciel splendide et chaud, 12
Une maison de nuit. Hélas ! l'homme en est une. 12
Il a cette mauvaise et fatale fortune 12
Que son obscurité résiste obstinément 12
1040 Au lys, à la colombe, à l'aube, au firmament. 12
Rien, ni l'Etna qui semble en braise se dissoudre, 12
Ni le passage vaste et fuyant de la foudre, 12
Ni la lune, ébauchant quelque sacré contour, 12
Pas même l'évidence éclatante du jour, 12
1045 Pas même le feu noir qui dévore Sodome, 12
Rien ne peut éclairer l'intérieur de l'homme. 12
Ô Kant, l'homme est drapé de rêves mal tissus. 12
Vêtu d'un haillon sombre, il porte par-dessus 12
Une pourpre d'orgueil prise aux fausses sagesses. 12
1050 Il est fils des géants mariés aux singesses ; 12
Il a plus de grimace encor que de grandeur ; 12
Son profil de beauté d'un profil de laideur 12
Se double, et son sublime adhère au ridicule 12
De si près qu'on le croit fait pour le crépuscule. 12
1055 Aussi quelle ombre en lui ! quelle ombre autour de lui ! 12
Il sent sous tous ses pas trembler le point d'appui, 12
Ce qu'il espère étant presque ce qu'il redoute ; 12
Un flot de trouble passe après un flot de doute ; 12
Tout se résout en gouffre, en chute, en tremblement 12
1060 Sur on ne sait quel vague et blême escarpement, 12
En ouverture sombre, en cécité muette, 12
Tâtonnement au docte et vertige au poète ; 12
Et toujours, au-dessus du lugubre horizon, 12
Et de votre savoir et de votre raison, 12
1065 L'idole, le cromlech, l'autel, dressent leur cime 12
Que blanchit un rayon monstrueux de l'abîme. 12
Mais du moins faites-vous ce qu'il faudrait pour voir 12
Un peu plus de clarté dans votre cerveau noir ? 12
Point. La routine au fond du néant vous isole. 12
1070 Vous avez tout, parole, écriture, boussole, 12
Vapeur, imprimerie, et scalpel et compas ; 12
Faites-vous donc du jour avec cela ? Non pas. 12
Avez-vous des esprits, des plongeurs, des génies, 12
De grands cerveaux ouvrant des portes infinies, 12
1075 Des puisatiers géants creusant au ciel des trous, 12
Des penseurs, des trouveurs ? — Pardieu ! — Qu'en faites-vous ? 12
V
CONDUITE DE L'HOMME VIS-À-VIS DES ENFANTS
Et l'âne s'écria : — Pauvres fous ! Dieu vous livre 12
L'enfant, du paradis des anges encore ivre ; 12
Vite, vous m'empoignez ce marmot radieux, 12
1080 Ayant trop de clarté, trop d'oreilles, trop d'yeux, 12
Et vous me le fourrez dans un ténébreux cloître ; 12
On lui colle un gros livre au menton comme un goître ; 12
Et vingt noirs grimauds font dégringoler des cieux, 12
Ô douleur ! ce charmant petit esprit joyeux ; 12
1085 On le tire, on le tord, on l'allonge, on le tanne, 12
Tantôt en uniforme, et tantôt en soutane ; 12
Un beau jour Trissotin l'examine, un préfet 12
Le couronne ; et c'est dit : un imbécile est fait. 12
Glycère et Jeanneton, ces deux filles célestes, 12
1090 Qui courent dans Virgile et Ronsard, sont moins lestes, 12
Quand Sylvain les poursuit, le fauve jouvenceau, 12
À trousser leur jupon pour passer un ruisseau, 12
Un singe est moins agile à gober une pêche, 12
Les baleiniers, armant leurs pirogues de pêche, 12
1095 Sont moins prompts à lancer leur barque au flot mouvant 12
Dès que d'un squale en marche ils entendent l'évent, 12
En frappant dans ses mains Bonaparte a moins vite 12
Chassé l'aigle tudesque et l'aigle moscovite 12
Qu'un pédant n'est rapide à défaire un esprit. 12
1100 Oh ! que de fois, depuis qu'hélas ! on m'entreprit, 12
J'ai vu l'abrutisseur en chef, le grand pontife 12
Qui, lugubre, a le plus de crasse dans sa griffe, 12
Dans l'antre où se tenaient nos régents, nos dragons 12
Les plus chauves, les plus goutteux, les plus bougons, 12
1105 Entrer, tenant par l'aile ou la patte sanglante 12
Une pauvre petite âme toute tremblante, 12
Et dire, en la jetant aux vieux : Plumez-moi ça ! 12
Je me souviens des cris que plus d'une poussa 12
Pendant que son plumage auroral, son enfance, 12
1110 Sa blancheur, sa candeur, sa gaîté sans défense, 12
Sous les vils ongles noirs d'un rustre aux yeux éteints, 12
Tombaient, duvet charmant, et que les sacristains 12
Heureux de voir l'oiseau tout nu dans leurs mains dures 12
Balayaient ces splendeurs des cieux au tas d'ordures ! 12
1115 L'aile pourtant n'est point arrachée au moignon ; 12
Elle repousse grise et faite au cabanon ; 12
L'enfant vit ; nul ne peut dire : Cette âme est morte ; 12
L'âme prend la couleur du verrou de la porte, 12
Voilà tout, et son œil clignote ; et maintenant, 12
1120 Avec un encrier au croupion, traînant 12
Bréviaires, gradus, glossaires, cent volumes, 12
Toute la cuistrerie engluée à tes plumes, 12
Vole donc, alouette, au fond du libre azur ! 12
La sacristie, hélas ! fait un deleatur 12
1125 Du mystérieux Dé qui sert de majuscule 12
Au mot DIEU flamboyant dans notre crépuscule ; 12
Elle éteint dans les fronts les rayons libéraux. 12
Vous mutilez des cœurs, ah, niais ! ah, bourreaux ! 12
Et vous raccourcissez des âmes ! et vous êtes 12
1130 Dans l'auguste forêt d'horribles ciseaux bêtes ! 12
Vous tondez les instincts, vous rognez les cerveaux ; 12
Sur le patron des vieux vous taillez les nouveaux ; 12
De la création vous troublez l'équilibre ; 12
Ignorant que tout être est fait pour croître libre, 12
1135 Pour donner telle fleur et vivre en tel milieu, 12
Que toute âme a sa forme intime devant Dieu, 12
Et que toute nature a droit à sa broussaille, 12
Vous tronquez des talents, de même qu'à Versaille, 12
Ô brutes, vous changez en pains de sucre verts 12
1140 Le cèdre et le cyprès, géants d'ombre couverts, 12
Sans même voir, parmi vos bronzes et vos marbres, 12
L'humiliation de tous ces pauvres arbres, 12
L'ennui de l'oranger fait pomme, et le chagrin 12
Des ifs taillés en cône autour du boulingrin. 12
1145 Pédagogues ! toujours c'est ainsi que vous faites. 12
Tout l'esprit humain doit se mouler sur vos têtes ; 12
Pégase doit brouter dans votre basse-cour, 12
L'aile morte, et manger de votre foin. Le jour 12
Où, de votre perruque arrangeant les volutes, 12
1150 Fiers, perchés sur Zoïle et Batteux, vous voulûtes 12
Définir le génie, expliquer la beauté, 12
Les mauvais estomacs ont dit : Sobriété ; 12
Les myopes ont dit : Soyons ternes ; la clique 12
Des précepteurs, geignant d'un air mélancolique, 12
1155 A décrété : Le beau, c'est un mur droit et nu. 12
Donc Rubens est trop rouge et Puget trop charnu ; 12
L'art est maigre ; Vénus serait plus belle, étique. 12
Shakspeare, ce satan de votre art poétique, 12
Prodigue image, idée et vie à chaque pas ; 12
1160 La nature, imitant Shakspeare, ne voit pas 12
Sur une vieille pierre une place vacante 12
Sans la donner à l'herbe ou l'offrir à l'acanthe ; 12
Le lierre énorme où l'art mystérieux se plaît 12
Emplit Heïdelberg comme il emplit Hamlet ; 12
1165 Vous coupez cette ronce auguste qui soupire ; 12
Vous tombez à grands coups de serpe sur Shakspeare, 12
Marauds, et vous frappez, jusqu'à n'en laisser rien, 12
Sur le grand chêne où flotte un hymne aérien. 12
À qui donc croyez-vous persuader, ô cuistres, 12
1170 Que le beau, que le vrai vous ont pris pour ministres, 12
Et qu'Horace va dire : Hic lucidus ordo, 12
Parce que vous tirez des crétins au cordeau ! 12
N'est-il pas odieux, ô Jean-Jacque, ô Molière, 12
Ô d'Aubigné, du droit puissant auxiliaire, 12
1175 Qui disais en voyant un roi : Qu'est-ce que c'est ? 12
Montaigne, ô bon Michel que son père faisait 12
Éveiller le matin au son de la musique, 12
Diderot qui raillais tout le vieil art phtisique, 12
Ô libre Hoffmann, planant dans les rêves fougueux, 12
1180 N'est-il pas désolant, dites, de voir ces gueux, 12
Tatoués de latin, de grec, d'hébreu, ces cancres 12
Dont l'âme prend un bain dans la noirceur des encres, 12
Exécuter l'enfance en leurs blêmes couvents ! 12
Ne sont-ils pas hideux, ces faux docteurs, savants 12
1185 À donner au progrès une incurable entorse, 12
Commençant par l'ennui pour finir par la force, 12
Du bâillement allant volontiers au bâillon, 12
Logiques, de Boileau concluant Trestaillon, 12
Vantant Bonald, couvrant de béates exergues 12
1190 Piet, Cornet d'Incourt et Clausel de Coussergues, 12
Tâchant d'éteindre l'astre au fond des bleus éthers ! 12
N'est-il pas monstrueux de voir ces magisters, 12
Casernés dans l'horreur de leur Isis occulte, 12
Poser sur l'avenir qui s'envole en tumulte 12
1195 Avec l'emportement d'Achille et de Roland, 12
Ayant dans l'œil l'éclair de Vasco s'en allant 12
Ou de Jason partant pour la plage colchique, 12
Leur bâton de sergent instructeur monarchique, 12
Et crier aux esprits : À droite ! alignement ! 12
1200 Écolâtres, au fond de votre enseignement 12
Est Rome, enfermant l'âme en sa funèbre enceinte ; 12
Vous êtes les prévôts de la science sainte 12
D'où jaillissant Newton et Watt, les caporaux 12
De l'art divin qui vit vibrer Sienne et Paros ; 12
1205 Le vil marais vous charme et votre œil le préfère ; 12
Vous feriez un étang, si l'on vous laissait faire, 12
De l'océan tordant ses flots sur les galets ; 12
En forgeant des pédants, vous créez des valets ; 12
En faisant le front bas vous faites l'âme basse ; 12
1210 Qu'un de vos patients chuchote dans la classe, 12
Qu'il ose relever son museau d'écolier, 12
Et se gratter un peu le cou sous son collier, 12
Ô révolution ! anarchie ! il vous semble 12
Que l'alphabet lui-même entre vos pattes tremble, 12
1215 Que l'èF et que le Bé vont se prendre le bec, 12
Que l'O tourne sa roue aux cornes de l'Yi grec, 12
Horreur ! et qu'on va voir le point, bille fatale, 12
Tomber enfin sur l'I, ce bilboquet tantale ! 12
Votre système est vain, votre empirisme est faux. 12
1220 Ayez donc la charrue avant d'avoir la faux. 12
Çà, vous figurez-vous, parlons net, camarades, 12
Qu'on est un vrai docteur pour avoir pris ses grades, 12
Et qu'on sait quelque chose en sortant de chez vous ? 12
Que la grande nature, aux bruits vastes et doux, 12
1225 Belle, n'enseigne rien à l'esprit qu'elle élève ; 12
Et qu'Adam, ébloui de l'éden, épris d'Ève, 12
Attendait, pour que Dieu tout à fait le créât, 12
Qu'Iblis lui fît passer le baccalauréat ? 12
Non, la nature au fond pourrait suffire seule ; 12
1230 Elle sait tout, elle est nourrice, étant aïeule ! 12
VI
CONDUITE DE L'HOMME VIS-À-VIS DES GÉNIES
C'est en dehors des lois que vous faites, pédants, 12
Que plane l'harmonie aux grands hymnes grondants, 12
Et le papier réglé par une main classique 12
Est du papier réglé, mais n'est pas la musique. 12
1235 Qu'on doit fourrer, vivants, les aigles, les griffons, 12
En cage dans les trous de vos dogmes profonds, 12
Que l'essor du penseur se mesure à vos mètres, 12
Qu'il doit vous consulter, vous les bedeaux des lettres, 12
Vous les abbés du goût, hurlant à l'unisson : 12
1240 Nous sommes le savoir, nous sommes la raison ! 12
Que vous avez, vous seuls, ces dons sacrés sur terre, 12
Et que chacun de vous en est propriétaire ; 12
Que l'académie est, que la sorbonne vit ; 12
Que l'antique sentier qu'à la file on suivit 12
1245 Est la route sacrée, et qu'il faut faire en sorte 12
Qu'on n'y coure jamais, que jamais on n'en sorte ; 12
Qu'on forge et bat le fer d'autant mieux qu'il est froid ; 12
Que votre cloître est saint ; que vous avez le droit 12
De mettre le génie et l'âme en retenue, 12
1250 Que le cygne, nageant candide sous la nue, 12
Doit se faire montrer le blanc par un corbeau ; 12
Que j'en saurai plus long, que je serai plus beau, 12
Moi l'âne, quand un gueux, flanqué d'une ou deux vieilles, 12
M'aura coupé la queue et rogné les oreilles, 12
1255 Ah ! pardieu, vous allez me faire accroire ça ! 12
L'âne a du sens, ayant porté Sancho Pança. 12
Il reprit : — Parmi vous qu'un novateur s'obstine, 12
Qu'il baise mal le bas du dos de la routine, 12
Qu'il ne veuille pas boire où de tout temps ont bu 12
1260 La coutume ridée et l'usage barbu, 12
Que son âme ose, horreur ! n'être pas prisonnière, 12
Que, se sentant une aile, il méprise l'ornière, 12
Vous le damnez.
Jadis, un songeur l'entendait,
Les bêtes ont crié : Haro sur le baudet ! 12
1265 J'entends l'homme crier : Haro sur le génie ! 12
Malheur à qui s'en va dans la sombre Uranie ! 12
Dans la matière, encor, passe ; on peut innover ; 12
Il est permis d'aller, de chercher, de trouver 12
Quelque crapaud géant, quelque gros perce-oreille, 12
1270 Quelque étrange fourmi, pas tout à fait pareille 12
À celles dont Linné a contemplé les œufs, 12
Ou des squelettes frais et des fossiles neufs, 12
Des mammouths troublant l'ordre, et dans les grès, les schistes 12
Et les gneiss, des fémurs d'éléphants anarchistes ; 12
1275 La routine consent à ce qu'un cachalot, 12
Inédit, lève un peu son grouin hors du flot ; 12
On peut faire, sans trop indigner les bélîtres, 12
Des révolutions dans les écailles d'huîtres ; 12
L'immortelle ânerie, et j'en suis à regret, 12
1280 Admet qu'on peut trouver un gui dans la forêt 12
Ou pêcher un mollusque avec un coup de sonde ; 12
Quand on voit revenir après leur tour du monde 12
Le capitaine Cook, Magellan ou lord Ross 12
Rapportant des tapirs ou des rhinocéros, 12
1285 Si bien que la science à leur aide complète 12
La confrontation de l'homme avec la bête, 12
Quelque raie éclairant l'énigme du dauphin, 12
Des os de mastodonte illuminant enfin 12
La grande question de l'ours, ou des carcasses 12
1290 D'épiornis faisant progresser les bécasses, 12
Longs bravos ; les savants formant leurs bataillons 12
Contemplent les herbiers et les échantillons, 12
Le mandarin admire, et le bourgeois dit : Qu'est-ce ? 12
On fait queue au musée à voir ouvrir la caisse, 12
1295 Les deux chambres, que chauffe un rapport érudit, 12
Accordent au jardin des plantes un crédit 12
Pour élargir l'endroit où l'on met la genèse ; 12
Et l'institut — pendant que, tout frémissant d'aise, 12
Paris en foule court voir le tapir manger, — 12
1300 Harangue au pont des Arts le fossile étranger. 12
Mais quand le penseur, vaste et noir missionnaire, 12
Arrive du pays du rêve et du tonnerre, 12
Et revient du mystère où planent les esprits, 12
Rapportant, aussi lui, ce qu'à l'ombre il a pris, 12
1305 Farouche, et dans sa main, de rayons inondée, 12
Tenant le fait chimère ou bien le monstre idée, 12
Déployant la splendeur d'un progrès factieux, 12
Quelque nouveauté sainte ayant l'odeur des cieux 12
Qui va faire, profonde et pure découverte, 12
1310 L'homme heureux, et l'envie, hélas, encor plus verte ; 12
Offrant la douleur morte ou l'espace annulé ; 12
Montrant des visions la formidable clé ; 12
Malheur à ce trouveur et malheur à ce mage ! 12
Que Gall ait du cerveau vu sur le front l'image, 12
1315 Que dans quelque insondable abîme le même air 12
Qui soulevait Élie ait emporté Mesmer, 12
Malheur ! Papin en France ou Galilée à Rome, 12
Quel que soit le prodige, hélas, quel que soit l'homme, 12
Quel que soit le bienfait, quel que soit l'ouvrier, 12
1320 Qu'il se nomme Jackson, qu'il se nomme Fourier, 12
Malheur ! huée, affronts, et clameurs triomphantes ; 12
Tous se jettent sur lui ; les uns, les sycophantes, 12
Au nom des livres saints, védas ou rituels ; 12
Les autres, les douteurs, bourreaux spirituels, 12
1325 Parfois railleurs profonds, comme Swift et Voltaire, 12
Au nom du vieux bon sens, bouche pleine de terre. 12
On vous l'assomme avec maint argument plombé, 12
Là, par Christ plus Moïse, ici, par A plus Bé. 12
Que veut ce songe creux ? et de quelles cavernes 12
1330 Sort-il pour nous conter de telles balivernes ? 12
Avoir du temps passé jeté le vieux bâton, 12
Quel crime ! S'appeler Gutenberg ou Fulton, 12
Quel cynisme ! Aller seul ! l'audace est fabuleuse ! 12
Si c'est Flamel, Cardan, Saint-Simon ou Deleuze, 12
1335 Pour en avoir raison l'éclat de rire est là ; 12
Si c'est Jordan Bruno, si c'est Campanella 12
Qui le premier a dit : — Les soleils sont sans nombre, — 12
Qu'il se sauve ; sinon, demain, le bûcher sombre 12
Lui mettra la fumée et la nuit dans les yeux, 12
1340 Et l'affreux tourbillon des braises, envieux, 12
Châtiera ce rêveur du tourbillon des astres ; 12
Harvey mourra moqué de tous les médicastres ; 12
Kind raillera Képler, et tous les culs-de-plomb 12
Ferreront cet oiseau de l'océan, Colomb. 12
1345 Vois, Socrate, par qui le genre humain se hausse, 12
Blêmit sinistrement dans une basse fosse ; 12
Deux siècles avant l'heure où Vasco les verra, 12
Dante, œil mystérieux que Dieu même éclaira, 12
Voit à travers la terre, énorme et sombre geôle, 12
1350 Les quatre étoiles d'or qui sont à l'autre pôle ; 12
Il le dit ; on le chasse ; et c'est ainsi toujours. 12
Dès qu'un flambeau paraît, l'homme crie : Au secours ! 12
Qui l'éclaire ou le sert l'irrite ; le génie 12
Est une infraction sévèrement punie ; 12
1355 Toujours vous proscrivez le grand homme fatal, 12
Sauf à lui dédier plus tard un piédestal ; 12
Vos bienfaiteurs, penseurs et sages, ont beau dire : 12
— Cherchons et triomphons ! l'infini nous attire ; 12
Dans l'océan Progrès il n'est point de cap Non ! — 12
1360 L'homme réplique : exil, ciguë et cabanon ; 12
Et l'histoire en est pleine, et tous ces Hérodotes 12
Content sous divers noms ces douces anecdotes. 12
J'ajoute : quelquefois le front des hauts songeurs 12
Se fend, l'idée ayant de trop grandes largeurs, 12
1365 Et comme il est certain que la nature mêle 12
Toujours un peu d'ivresse au lait de sa mamelle, 12
Comme ils sont à la fois brumeux et radieux, 12
Ces hommes-là sont fous, dit la tourbe. Ils sont dieux ! 12
L'excès de vérité n'éblouit-il pas l'âme, 12
1370 Et n'a-t-on pas de grands aveuglements de flamme ? 12
Hélas : en peut-il être autrement ? Le réel, 12
L'idéal, le progrès, même venu du ciel, 12
Même apporté par Christ, même quand Dieu l'amène, 12
Passant par l'homme aura toujours la marque humaine. 12
1375 Toujours l'idée aura pour nombril le défaut ; 12
Toute innovation, même prise là-haut, 12
Par mille côtés vraie, est par un côté fausse ; 12
Quel bonheur ! la routine à ce détail s'adosse. 12
Après avoir plongé dans la sublimité, 12
1380 Après avoir volé le gouffre illimité, 12
Dans l'humaine cohue obstinée à ses voiles 12
Malheur à qui revient ! L'infini plein d'étoiles, 12
Sur la terre où le cuistre admire l'avorton, 12
N'a qu'un débarcadère appelé Charenton. 12
1385 Oui, le crachat jaillit de cent bouches ouvertes 12
Sur tous les pâles Christs des saintes découvertes ! 12
Oui, malheur au héros qui, la lunette en main, 12
Se dresse au lointain bord de l'horizon humain, 12
Guetteur mystérieux et vedette avancée ! 12
1390 Il est toujours tué ; par qui ? par la pensée. 12
Car dès que les docteurs ont vu, troupeau jaloux, 12
Poindre une idée, ils ont la tristesse des loups, 12
La foule n'aime point qu'un astre la dérange 12
Avec un flamboiement de clarté trop étrange, 12
1395 Et la pensée humaine a peur des vastes cris 12
Du génie, et du vol des immenses esprits. 12
L'âne reprit : — Hélas, hommes ! race chétive 12
Ayant plus de torpeur que d'initiative ! 12
Hélas, génie humain ! hélas, esprit humain ! 12
1400 Qui, s'il fonde aujourd'hui, démolira demain, 12
Double, ayant Oui pour aile et Non pour carapace ; 12
Qui, sans savoir pourquoi, d'un pôle à l'autre passe, 12
Du plus noir du cloaque au plus bleu de l'éther, 12
De Dante à Loriquet, de la bouche au sphincter ; 12
1405 Qui semble jeune et fort, et tout à coup se ride ; 12
Qui vole, plane, et boite, et, pour s'en faire un guide, 12
Va du condor à l'oie, et sur le faîte met 12
Tantôt Herder ou Dante, et tantôt dom Calmet ; 12
Qui ferme l'œil sitôt qu'un peu d'aube y pénètre ; 12
1410 Qui, dans le même temps, trouve le moyen d'être 12
Virgile et Mœvius, ou Voltaire et Restif ; 12
Qui, pour être céleste en restant positif, 12
Se bâcle on ne sait quel accoutrement lyrique 12
Fait de plume d'archange et de poil de bourrique ! 12
1415 Plein d'hésitation, d'anxiété, d'effroi, 12
Bégayant juste assez pour dire : Je suis roi, 12
Kant, pour se déjuger il est toujours en verve ; 12
La contradiction est son fonds de réserve ; 12
Ne sondez pas, devant ce frivole parleur, 12
1420 Ces questions : tombeau, sort, mystère, douleur ; 12
Il fuit de l'Inconnu la sinistre falaise, 12
Sur ces pentes à pic il se sent mal à l'aise, 12
Il hait ces mots profonds qui semblent infinis, 12
Il ferme sa croisée au brouillard où Leibniz, 12
1425 Dante, Eschyle, Reuchlin, Pythagore, Épicure, 12
Voyaient du noir destin pendre la corde obscure ; 12
Il tâche de sortir de dessous les grands cieux ; 12
Mais il n'est hors de là qu'un badaud vicieux, 12
Mais il ne sait pas même être un Chrysale honnête. 12
1430 Il rit du fil de l'ombre, étant marionnette. 12
Le lendemain, voilà la peur qui le reprend. 12
Fou, tour à tour d'orgie ou d'aube s'empourprant, 12
L'homme mériterait, soit dit en style honnête, 12
D'avoir, ainsi que moi, sur le haut de la tête 12
1435 Deux conduits auditifs taillés en falbala ! 12
L'homme consent au beau, — s'il est utile. Il a 12
Le goût du médiocre et s'arrête à mi-côte ; 12
Il laisse en route ceux dont l'idée est trop haute ; 12
Il ferait plus de cas de l'Hékla que revêt 12
1440 La neige et d'où le feu jaillit, s'il y pouvait 12
Poser quelque marmite énorme d'invalides ; 12
Au ver sacré qui file au fond des chrysalides 12
Il demande un bonnet bien tiède, bien soyeux 12
Bien épais, qu'il se puisse abattre sur les yeux ; 12
1445 Il préfère Montmartre au mont Blanc, Athalie 12
À Macbeth, et son fiacre au char tonnant d'Élie ; 12
Entre Horace et Vadé, Vadé serait son choix. 12
Il se croit roi du globe, il en est le bourgeois. 12
VII
CONDUITE DE L'HOMME VIS-À-VIS DE LA CRÉATION
L'homme, orgueil titanique et raison puérile ! 12
1450 Montre-moi ce que fait ce travailleur stérile, 12
Et montre-moi surtout ce qui reste de lui. 12
Depuis Ève, il s'est moins aidé qu'il ne s'est nui. 12
Dis, que vois-tu de beau, de grand, de bon, de tendre, 12
De sublime, aussi loin que ton œil peut s'étendre 12
1455 Dans la direction où marche ce boiteux ? 12
N'est-il pas lamentable et n'est-il pas honteux 12
Que cet être, niant ce que font ses génies, 12
Accablant les Fulton et les Watt d'ironies, 12
Ayant un globe à lui, n'en sache pas l'emploi, 12
1460 Qu'il en ignore encor le but, le fond, la loi, 12
Et qu'après six mille ans, infirme héréditaire, 12
L'homme ne sache pas se servir de la terre ? 12
Explique-moi le chant que chante ce ténor. 12
Le temps qu'il perd, ainsi qu'un prodigue son or, 12
1465 Échappe heure par heure à sa main engourdie ; 12
Dans la création il met la parodie ; 12
Il n'entend pas les cieux dire : Éclairons ! aimons ! 12
Lorsqu'il tente, il échoue ; en présence des monts 12
Il fait la pyramide, il dresse l'obélisque ; 12
1470 Il est le blême époux de la vie, odalisque 12
Au sein gonflé de lait, aux lèvres de corail ; 12
Sultan triste, il ne sait que faire du sérail ; 12
Il voit auprès de lui passer, aidant ses vices, 12
Offrant à son néant d'inutiles services, 12
1475 Le jour, eunuque blanc, la nuit, eunuque noir. 12
Il met Dieu dans un temple en forme d'éteignoir, 12
Ou croit lui faire honneur en brûlant une cire. 12
Il dit à Dieu : Seigneur ; mais dit au diable : Sire. 12
Je te répète, ô Kant, que j'ai honte et mépris 12
1480 Des superstitions où le pauvre homme est pris ; 12
Car, même quand il croit, quand il accepte un culte, 12
Son culte calomnie et sa croyance insulte ; 12
Il rêve un éternel méchant, pareil à lui. 12
Quand au monde créé, son incurable ennui, 12
1485 Comprenant peu l'auteur, comprend encor moins l'œuvre. 12
Dieu brille, l'homme siffle, écho de la couleuvre ; 12
L'homme siffle l'hiver, l'été, le froid, le chaud ; 12
La nature n'est pas à son gré, tant s'en faut ; 12
Le spectateur n'est point enchanté du spectacle ; 12
1490 Et tandis qu'au-dessus de son frêle habitacle, 12
L'épanouissement du gouffre resplendit, 12
Tandis que l'humble oiseau gazouille, ou que bondit 12
L'âpre ouragan ouvrant ses gueules de gorgone, 12
Tandis que le jour chante et rit, l'homme bougonne ; 12
1495 Dédaignant le réel d'après ses visions, 12
Cracheur de l'océan des constellations, 12
Faisant des ronds dans l'ombre accoudé sur la berge, 12
Voyageur murmurant de sa chambre d'auberge, 12
Il déclare ceci mauvais, cela manqué ; 12
1500 Bâille ; à la loterie, il emploie anankè ; 12
Se taille dans l'azur son ciel bête ; chicane, 12
En présence des nuits sans fond, le grand arcane ; 12
Proteste, et par moments s'irrite, et lestement 12
Blâme l'abîme et dit son fait au firmament. 12
1505 Que vous soyez croyant, soumis à l'amulette, 12
Mouton que mène un prêtre avec une houlette, 12
Ou douteur, et de ceux sur qui d'Holbach prévaut, 12
Qu'importe ! toi l'impie et ton voisin dévot, 12
Vous êtes faits au fond de la même faiblesse ; 12
1510 Le fait vous déconcerte et le réel vous blesse ; 12
Ce qui vous excédait dans l'art vous choque aussi 12
Dans la nature, gouffre étrange, âpre, obscurci ; 12
L'art était profond, noir, touffu ; le monde est pire ; 12
Vous ne traitez pas mieux Sabaoth que Shakspeare ; 12
1515 Et votre pauvre esprit, essayant Jéhovah, 12
Gronde et ne trouve point que cet être lui va. 12
Pan vous déborde ; il est trop tendre, il est trop rude. 12
Votre philosophie est une vieille prude, 12
Votre bigoterie a ses pâles couleurs. 12
1520 Vos encensoirs poussifs sont envieux des fleurs ; 12
À votre sens, ce monde, auguste apothéose, 12
Ce faste du prodige épars sur toute chose, 12
Ces dépenses d'un Dieu créant, semant, aimant, 12
Qui fait un moucheron avec un diamant, 12
1525 Et qui n'attache une aile au ver qu'avec des boucles 12
De perles, de saphirs, d'onyx et d'escarboucles, 12
Ces fulgores ayant de la splendeur en eux, 12
Ces prodigalités de regards lumineux 12
Qui font du ciel lui-même une effrayante queue 12
1530 De paon ouvrant ses yeux dans l'énormité bleue, 12
Au fond c'est de l'emphase, et rien n'est importun 12
Comme l'immensité de l'aube et du parfum 12
Et le couchant de pourpre et l'étoile et la rose 12
Pour vos religions atteintes de chlorose ; 12
1535 Le grand hymen panique est fort dévergondé ; 12
Des sueurs du plaisir mai ruisselle inondé ; 12
Toute fleur en avril devient une cellule 12
Où la vie épousée et féconde pullule, 12
Et que protège à tort le ciel mystérieux ; 12
1540 À vous en croire, vous les jugeurs sérieux, 12
Quand ils vont secouant de leurs crinières folles 12
Tant de rosée à tant d'amoureuses corolles, 12
Les chevaux du matin ont pris le mors aux dents ; 12
Et quand midi, le plus effréné des Jordæns, 12
1545 Sur les mers, sur les monts, jusque dans votre œil triste, 12
Jette son flamboiement d'astre et de coloriste, 12
Rit, ouvre la lumière énorme à deux battants, 12
Et met l'olympe en feu, vous n'êtes pas contents ; 12
Cela n'est pas correct et cela n'est pas sobre ; 12
1550 Vous regardez juillet avec des yeux d'octobre ; 12
Toute cette dorure, auréoles partout, 12
Clartés, braises, rayons, rubis, blesse le goût, 12
Et cette foudroyante et splendide largesse 12
Est la divinité, mais n'est pas la sagesse. 12
1555 Bonshommes, vous jetez de l'encre à l'idéal ; 12
Vous blâmez germinal, prairial, floréal ; 12
Ces mois joyeux vous font l'effet de jeunes drôles ; 12
Quand sur l'herbe, à travers le tremblement des saules, 12
Sur les eaux, les pistils, les fleurs et les sillons, 12
1560 Volent tous ces baisers qu'on nomme papillons, 12
L'éternel vous paraît un peu vif pour son âge ; 12
Le printemps n'est pas loin d'être un libertinage ; 12
Le serpent sort lascif de l'étui de vieux cuir, 12
La violette s'offre en ayant l'air de fuir, 12
1565 L'aube éclaire le monde avec trop d'énergie ; 12
Chastes, vous détournez la tête de l'orgie ; 12
Vous damnez la matière, indignés, affirmant 12
Que toute cette sève et que tout cet aimant, 12
Finiront par s'user à force de débauche ; 12
1570 Et Calvin crie : Ordure ! et Pyrrhon crie : Ébauche ! 12
Et Loyola tendant aux roses son mouchoir 12
Leur dit : Cachez ce sein que je ne saurais voir. 12
Ô Memphis ! Delphe ! Ombos ! Mecque ! Genève ! Rome ! 12
Hypothèses, erreurs, religions de l'homme, 12
1575 Ignorance, folie et superstition 12
Dressant procès-verbal à la création ! 12
Ô théologiens toisant Dieu ! théosophes 12
De l'hymne sidéral châtrant les sombres strophes, 12
Reprochant ses excès au gouffre, gourmandant 12
1580 Le trop obscur, le trop profond, le trop ardent, 12
Sondant, Orphée, Amos, la nue où vous plongeâtes ! 12
Tribunal de boiteux, sénat de culs-de-jattes 12
Critiquant l'aigle altier dans l'étendue épars ! 12
Tas d'aveugles criant à l'éclair : Rentre ou pars ! 12
1585 Conseil de jardiniers jugeant la forêt vierge ! 12
Ô stupeur ! Sirius contrôlé par le cierge ! 12
Naigeon qui dit : Raca ! Calmet qui crie : Amen ! 12
Faisant à l'infini passer son examen ! 12
Oui, te voilà, toi l'homme, et c'est là ta manière ; 12
1590 Le char d'Adonaï doit suivre ton ornière ; 12
Et tu ne consens pas à l'univers, s'il est 12
Comme l'a fait la Cause et non comme il te plaît ; 12
Il te froisse, il te gêne ; et, prêtre ou philosophe, 12
Tu réprouves la forme et tu blâmes l'étoffe ; 12
1595 Tu ne l'acceptes pas s'il n'est contresigné 12
Par quelque apôtre d'ombre et de brume baigné ; 12
Le firmament sera tel que tu le préfères, 12
Ou tu ratureras les globes et les sphères ; 12
Tu les coupes selon ton patron de néant. 12
1600 Citant à ton parquet l'inconnu, maugréant 12
Ici de ses laideurs, là de ses élégances, 12
Malmenant l'absolu pour ses extravagances, 12
Tu lui lis son arrêt d'un ton bref et succinct. 12
Si le pôle n'est point d'accord avec un saint, 12
1605 Si quelque astre tient tête à la bible et se mêle 12
De démentir un texte où la lettre est formelle, 12
Le pôle est démagogue et l'astre est jacobin. 12
Quand un pape — je crois que ce fut un Urbain 12
Quelconque — condamnait, au nom de son messie, 12
1610 Le soleil à tourner sous forme d'hérésie, 12
Qui dont eût contredit le prêtre épouvantail ? 12
La cathédrale d'ombre ouvrait son grand portail, 12
Les deux battants grinçaient des gonds avec colère, 12
Rome mettait la main sur le spectre solaire, 12
1615 L'église requérait le secours de l'état, 12
Afin que le soleil confus se retractât ; 12
Devant la nuit stupide, infirme et misérable, 12
Le jour, pâle, venait faire amende honorable ; 12
La vérité criait : Je mens ! et Patouillet 12
1620 Semonçait Galilée, et Dieu s'agenouillait. 12
L'immensité, sur toi sinistrement penchée, 12
Luit ; la suprématie en fait une bouchée. 12
Ah ! tu n'es vraiment pas embarrassé de Dieu. 12
Que tu jures par Locke ou bien par saint Matthieu, 12
1625 Homme, athée en ta foi comme en ton ironie, 12
Tu crois qu'un ciel s'éteint dès qu'un prêtre le nie, 12
Imbécile ! ou qu'après ton choc voltairien 12
Le monde est en poussière et qu'il n'en reste rien. 12
Quoi ! tu veux dépecer le monde, toi l'atome ! 12
1630 Cette création vaste, étrange, ignivome, 12
Monstre du beau, torpille au contact foudroyant, 12
Dressant dans l'inconnu ses cent têtes, ayant 12
Pour écailles des mers, des soleils pour prunelles, 12
Ce polype inouï des vagues éternelles, 12
1635 Cet immense dragon constellé, l'univers, 12
Tu le critiques, toi, le petit, le pervers, 12
Qui vis rongé de lèpre et meurs couvert de cendre, 12
Toi que le vice mord, toi dont la race engendre 12
Ce César qui broyait vingt peuples douloureux 12
1640 Pour être appelé grand, et ce Poulmann affreux 12
Qui tuait un vieillard pour un verre de cidre ! 12
Mangé par l'acarus, tu veux dévorer l'hydre ! 12
VIII
CONDUITE DE L'HOMME VIS-À-VIS DE LA SOCIÉTÉ
L'âne un moment se tut, puis, sévère, dressa 12
Ses deux oreilles l'une après l'autre :
— Homme ! — or çà
1645 Reprit-il, si, penché sur l'obscure ouverture, 12
Tu n'as pas compris Dieu ni compris la nature, 12
Si tu n'as pas compris ce poème des jours, 12
Des nuits, des cieux, des voix profondes, des bruits sourds, 12
Drame dont tu te crois pourtant le personnage, 12
1650 Te tires-tu du moins de ton propre ménage 12
Avec les faits posés directement sur toi, 12
Qui sont les uns ton joug et les autres ta loi ; 12
Joug qu'il faut rejeter, loi qu'il faut reconnaître ? 12
Ces problèmes : avoir ou n'avoir pas un maître, 12
1655 Être de brume abjecte ou de clarté vêtu, 12
Vivre libre ou forçat, comment les résous-tu ? 12
Quel est le droit du fils ? quel est le droit du père ? 12
De quelle quantité de passé doit-on faire 12
Le lest du temps présent ? dans le vote des lois 12
1660 Convient-il de donner à la tombe une voix ? 12
L'homme doit-il avoir deux existences, l'une 12
Offerte à la famille et l'autre à la commune ? 12
Qu'est-ce qu'une cité ? qu'est-ce qu'un citoyen ? 12
L'État est-il un but, ou n'est-il qu'un moyen ? 12
1665 Grâce à ton effort gauche et bête pour extraire 12
Et tirer la clarté de l'erreur, son contraire, 12
Toutes ces questions fument sans éclairer ; 12
Une épaisse vapeur en sort qui fait pleurer ; 12
D'un brouillard qui grandit toujours environnées, 12
1670 Obscures, elles sont comme des cheminées 12
De ténèbres d'où monte et se répand la nuit. 12
Pas un système vrai ne s'est encor produit ; 12
C'est en vain qu'on s'ébat, c'est en vain qu'on arguë ; 12
Et vingt siècles après le verre de ciguë, 12
1675 Dix-huit cents ans après le cri du Golgotha, 12
L'homme est encore au point où Platon s'arrêta. 12
Ce que nous appelons : dérober son échine 12
Aux bons coups que l'ânier prémédite et machine, 12
Éviter le fossé, prendre le droit chemin, 12
1680 Lisser son poil, garder du chardon pour demain, 12
Vous hommes, vous nommez cela la politique. 12
Mais là quelle ombre ! erreur moderne, erreur antique ! 12
Quel épaississement et quel redoublement 12
De tout ce qui se trompe et de tout ce qui ment ! 12
1685 Querelle sur l'idée et sur le fait ; querelle 12
Sur la loi convenue et la loi naturelle ; 12
Querelle sur le blanc, querelle sur le noir, 12
Et sur l'envers du droit qu'on nomme le devoir ; 12
Systèmes sociaux qui se gourment, s'escriment, 12
Et ferraillent, les yeux bandés.
1690 Les uns suppriment
Les siècles, jetés bas de leur trône lointain ; 12
Ils construisent, mettant en ordre le destin 12
Comme un vaisseau réglé de la hune à la cale, 12
Une fraternité blafarde et monacale 12
1695 Entre les froids vivants que rien ne lie entre eux ; 12
Ce rêve fut déjà rêvé par les chartreux ; 12
L'homme est ronce et végète ; il est ver et fourmille ; 12
Plus de nom paternel, plus de nom de famille ; 12
Pas de tradition, pas de transmission ; 12
1700 L'être est isolement et disparition ; 12
Ils réduisent, voyant l'idéal dans la chute, 12
L'homme à l'individu, le temps à la minute ; 12
L'homme est un numéro dans l'infini, flottant 12
Hors de ce qui l'engendre et de ce qui l'attend, 12
1705 Vain, fuyant, coudoyé par d'autres chiffres vagues ; 12
L'humanité n'est plus qu'un tremblement de vagues ; 12
Ayant vu les abus, ils disent : — Supprimons ; 12
Puisque l'air est malsain, retranchons les poumons ; 12
L'opprobre du passé doit emporter sa gloire ; — 12
1710 Ils rêvent une perte infâme de mémoire, 12
Un monde social sans pères, établi 12
Sur l'immensité morne et blême de l'oubli ; 12
Ils combinent Lycurgue et le pacha du Caire ; 12
L'homme enregistré naît et meurt sous une équerre ; 12
1715 Le pied doit s'emboîter dans le niveau, le pas 12
Doit avant de s'ouvrir consulter le compas ; 12
De cette égalité dure et qui vit à peine, 12
La liberté s'en va, vieille républicaine, 12
Car elle est la rebelle et ne sait pas plier ; 12
1720 Chacun doit à son heure entrer à l'atelier, 12
Chacun a son cadran, chacun a sa banquette ; 12
L'homme dans un casier avec son étiquette, 12
Délié de son père, ignorant son aïeul, 12
C'est là le dernier mot du progrès, — l'homme seul. 12
1725 Ces fous mettraient un chiffre au blanc poitrail du cygne ; 12
Géomètres, ils font un songe rectiligne ; 12
Esprits qui n'ont jamais contre terre écouté 12
Le silence du gouffre et de l'éternité, 12
Jamais collé l'oreille au mur des catacombes, 12
1730 Cœurs sourds au battement mystérieux des tombes, 12
Chassant les disparus, parquant les arrivants, 12
Ils abolissent, plaie effroyable aux vivants, 12
La solidarité sépulcrale des hommes. 12
— Mais l'homme est un total, les êtres sont des sommes ; 12
1735 Tout homme est composé de tout le genre humain ; 12
Aujourd'hui meurt, tronqué d'hier et de demain ; — 12
Ces vérités sont là ; qu'importe ! ils font le vide ; 12
Ils coupent, dans l'espace insondable et livide ; 12
Le fil sacré qui lie aux cercueils les berceaux ; 12
1740 Ils écrasent l'obscur tressaillement des os ; 12
Ils ne comprennent point que dans la sépulture 12
La terre garde encore une pâle ouverture, 12
Que le trépassé voit, et que l'enseveli 12
Parfois à son linceul fait faire un vague pli 12
1745 Afin d'apercevoir les hommes, et s'adosse 12
Pour écouter au mur ténébreux de la fosse ; 12
Du fond d'on ne sait quelle existence on entend ; 12
À ce que fait la vie on reste palpitant ; 12
Ils ne comprennent pas que la sainte série 12
1750 Des aïeux, à travers le sépulcre attendrie, 12
Suit tout des yeux, s'émeut à voir hors du tombeau 12
Courir de main en main le frissonnant flambeau, 12
Et que dans les enfants le père continue. 12
Chose sombre ! fermer la paupière inconnue, 12
1755 Éteindre ce regard d'en haut, et, sans remords, 12
Étouffer ce grand souffle obscur ; tuer les morts ! 12
Tournant le dos au coin du ciel que l'aube dore, 12
Ayant pour lampe un crâne où tremble le phosphore, 12
Objectant à tout fait nouveau leur surdité, 12
1760 Engloutis dans la caste et dans l'hérédité, 12
Ceux-ci, pires encor, sont l'extrême contraire. 12
À force d'être fils on cesse d'être frère ; 12
Le père par l'aïeul est lui-même éclipsé ; 12
L'ancêtre seul existe ; il se nomme Passé ; 12
1765 Il est l'immense chef vénérable et stupide ; 12
Sa barbe est la sagesse et le beau c'est sa ride ; 12
Il est mort ; c'est pourquoi lui seul est proclamé 12
Vivant, et d'autant plus patent qu'il est fermé ; 12
Il s'est pétrifié dans sa morne attitude, 12
1770 Et son autorité c'est sa décrépitude ; 12
Partout où l'on se hait il a son point d'appui ; 12
Tout rentre en lui ; tout est hiérarchie, ennui, 12
Fauteuil patriarcal, ordre antique, loi, gêne ; 12
La famille alourdie a le poids d'une chaîne ; 12
1775 Le vieillard Autrefois gouverne, et Maintenant 12
Pourrit dans le marais du genre humain stagnant ; 12
Les prêtres ténébreux de ce fatal système 12
Murmurent sur l'oiseau qui s'éveille : Anathème ! 12
Malheur sur le matin ! scandale sur l'amour ! 12
1780 Babel a vu nicher ces hiboux dans sa tour ; 12
Ils sortent du talmud apportant dans leur griffe 12
Le dogme, le bandeau, le joug, l'hiéroglyphe ; 12
Ils sont le fanatisme, ils sont le préjugé ; 12
Durs, ils tiennent l'enfant dans les aïeux plongé ; 12
1785 Hélas, ils font lever la nuit sur tous les faîtes ; 12
Jamais de novateurs, d'inventeurs, de prophètes ; 12
Jamais de conquérants, toujours des héritiers ; 12
Toujours les mêmes pas dans les mêmes sentiers ; 12
Le squelette lui-même entre leurs mains s'encroûte ; 12
1790 Ils n'ont qu'un cri de marche : En arrière ! une route, 12
La routine ; un regard l'aveuglement ; un Dieu, 12
Le grand fantôme d'ombre au fond du cachot bleu ; 12
C'est peu de la statue, il leur faut la momie ; 12
Ils reboivent l'horrible antiquité vomie ; 12
1795 Ces froids songeurs, penchés sur les âges défunts, 12
Ont les miasmes lourds des fosses pour parfums ; 12
Ce qui fut les enivre et ce qui vit les navre ; 12
Leur idéal a l'œil sinistre du cadavre ; 12
La nuit les aime ; ils sont ses blêmes envoyés. 12
1800 Tous les rayonnements de l'avenir noyés 12
Dans le grandissement de l'ombre des ancêtres ; 12
Les fils des serfs rivés aux pieds des fils des maîtres ; 12
L'éternel échafaud sur l'enfer éternel ; 12
Autour d'Adam, chargé du crime originel, 12
1805 Les vieux siècles hagards poussant des cris sauvages ; 12
La perpétuité de tous les esclavages ; 12
Pierre et César joignant leurs glaives effrayants ; 12
L'autodafé chauffant la tiédeur des croyants ; 12
Le moins d'enfants possible au seuil de la chaumière ; 12
1810 Torquemada pour flamme et Malthus pour lumière ; 12
Il n'existe qu'un droit pour être, avoir été ; 12
Le cimetière luit, c'est la seule clarté, 12
Et la tradition est l'unique atmosphère ; 12
Ce que l'aïeul a fait, l'enfant doit le refaire ; 12
1815 Voilà leur songe : hiver, glace, plomb, marbre, orgueil, 12
Exagération lugubre du cercueil. 12
Derrière ces docteurs funèbres rien ne reste 12
Que le passé jetant sa figure funeste 12
Sur le réel, le jour, le travail, la moisson ; 12
1820 Tombe démesurée emplissant l'horizon. 12
Rien de sain, rien de fort ; des larves dans la brume ; 12
Rien de vivant ; pour loi de progrès la coutume ; 12
L'enfant pâle en naissant ; pour verbe un testament ; 12
Les cœurs morts ; le nocturne et morne étouffement 12
1825 Des jeunes nations par les anciens empires ; 12
Les fils spectres râlant sous les pères vampires. 12
Ces deux systèmes vains sont hors de la raison 12
Et de la vérité, chacun à sa façon ; 12
L'un a le froc, et l'autre a la manche mahoître ; 12
1830 L'un refait le donjon, l'autre refait le cloître ; 12
Étranges en ceci que d'un point opposé 12
Ils viennent l'un et l'autre aboutir au Passé ; 12
Et leur choc apparent est au fond la rencontre 12
Du rêve avec le dogme et du Pour avec Contre. 12
1835 L'homme flotte de l'un à l'autre, de cela 12
À ceci, de Babeuf il tombe en Loyola, 12
De Penn en Hildebrand et de Knox en de Maistre ; 12
Sous ses deux poings fermés le Passé le séquestre, 12
Et la Théocratie, au regard de bûcher, 12
1840 L'ayant pris une fois, ne veut plus le lâcher ; 12
L'ombre empêche le jour et l'œil de se rejoindre 12
Et jette la nuée au rayon qui veut poindre ; 12
Quand viendra l'aube ? Hélas ! la mauvaise saison 12
Est longue pour le vrai, le droit et la raison ; 12
1845 Le soleil est si lent qu'on peut douter qu'il vienne ; 12
L'horrible idolâtrie antédiluvienne, 12
Sombre, est le seul abri que l'homme ait sur le front ; 12
L'esprit humain, captif sous ce hideux plafond, 12
Agonise depuis tout le temps qu'il hiverne 12
1850 Dans cette épouvantable et béate caverne. 12
Pauvres hommes, par l'homme, hélas, suppliciés, 12
Vous vous y prenez mal, mais, quoi que vous fassiez, 12
Vous êtes à l'attache, et la courroie est forte ; 12
Votre maigre science économique avorte ; 12
1855 Elle se nomme Faim, Désespoir, Buzançais ; 12
L'effort est vain ; après toutes sortes d'essais, 12
Le joug tient, la douleur persiste, le mal dure, 12
Vous ne détruisez pas la fatalité dure, 12
La loi de nuit, la loi de mort, la loi de sang. 12
1860 Ah ! le malheur appelle et l'homme dit : Présent. 12
IX
CONDUITE DE L'HOMME VIS-À-VIS LUI-MÊME
Dieu, nature, cité ; la loi, l'esprit, la lettre ; 12
Mais à quel point de vue enfin faut-il se mettre 12
Pour trouver le bon sens de votre enseignement ? 12
Je feuillette et relis tout l'homme vainement, 12
1865 Je ne vois point par où son cœur s'améliore, 12
Je vois la nuit grandir si je vois l'astre éclore. 12
Voyons, regarde un peu, bonhomme impartial. 12
Nous avons contre nous notre angle facial, 12
Nous autres animaux ; on est, de par son crâne, 12
1870 Contraint d'être un chacal ou forcé d'être un âne ; 12
L'instinct bas nous conduit par le bout du museau ; 12
À quatre pattes, monstre ! et nous portons le sceau 12
Du malheur, et l'infâme artère carotide 12
Est mère de l'ours fauve et du pourceau fétide ; 12
1875 La matière est fatale, au moins l'homme le dit ; 12
La roche est antre afin que le loup soit bandit, 12
Le renard, c'est le vol ; l'autour, c'est la rapine ; 12
L'hyène a l'ongle ainsi que la ronce à l'épine ; 12
Mais l'homme conscient et libre en son penchant, 12
1880 L'homme, qui peut choisir, d'où vient qu'il est méchant ? 12
De quel droit êtes-vous des tigres, vous les hommes ? 12
Que nous nous comportions en brutes que nous sommes, 12
Soit ; mais vous, les esprits créés pour la clarté ? 12
Comment l'homme peut-il par une extrémité 12
1885 Être Homère, et par l'autre être Héliogabale ? 12
Et je ne parle pas ici du cannibale, 12
Du cafre, du huron sinistre et paresseux, 12
Je parle des penseurs, des artistes, de ceux 12
Qui savent ce que c'est qu'une bibliothèque, 12
1890 De l'ami de Ronsard, de l'ami de Sénèque, 12
De Rome, de Paris, faîte auguste, sommet, 12
Trône, où Néron chantait, où Charles neuf rimait ! 12
Vous êtes donc mauvais pour le plaisir de l'être ! 12
C'est votre vanité qui partout vous pénètre, 12
1895 Et qui vous fait, tirant l'homme vers l'animal, 12
Entrer facilement dans les pores du mal. 12
Vanité ! tout chez vous est faux. L'or est du cuivre. 12
Chacun marche à côté du chemin qu'il croit suivre ; 12
Le soldat se croit maître, il est esclave, hélas, 12
1900 Et ce qu'il nomme épée est souvent coutelas, 12
Et ce qu'il nomme gloire est toujours servitude ; 12
Le savant, qui d'Atlas imite l'attitude, 12
Ne sait pas ; l'ignorant n'ignore pas ; mettez 12
Deux autels côte à côte en vos noires cités, 12
1905 Puis demandez à l'un des deux prêtres qui passe 12
Son avis sur le prêtre et le temple d'en face ! 12
Le philosophe est grave, austère, froid, prudent, 12
Sublime, et de raison sévère débordant ; 12
Il ne veut pas qu'on aille et qu'on vive à sa guise, 12
1910 Mais dans la sainteté du devoir il aiguise 12
Et fourbit les mortels à toutes les vertus ; 12
Ferme, il va redressant tous les instincts tortus ; 12
Ce qu'il dit est superbe, il excelle au dressage 12
De l'homme sans défaut ; mais lui-même est-il sage ? 12
1915 Non ; et, législateur, il vit hors de la loi. 12
— Ô caillou, dit le fer, je coupe, grâce à toi, 12
Mais coupe donc toi-même un peu, je t'en défie. — 12
Qui vous met à nu trouve une maigreur bouffie, 12
Une difformité qui se masque et qui ment ; 12
1920 La vertu, si jamais vous l'épousiez vraiment, 12
Vous quitterait bientôt pour cause de sévices ; 12
La fausse gloire germe et s'enfle sur vos vices, 12
Et cette fluxion n'est rien qu'un mal de plus. 12
L'homme dans son miroir se fait de grands saluts ; 12
1925 Le miroir les lui rend, mais dans son âme obscure 12
Il rit, et sait le fond de l'homme, étant mercure ; 12
Pas d'orgueilleux qui n'ait honte secrètement ; 12
Pas de prude qui n'ait en rêve quelque amant ; 12
Ah ! si l'on s'en allait, pour voir plus que son buste, 12
1930 Par quelque soupirail regarder dans un juste, 12
Comme il vous fermerait son volet brusquement ! 12
Votre âme aime la nuit comme son élément ; 12
En public vous cherchez la louange et l'estime, 12
Mais vous n'hésitez pas dans votre for intime 12
1935 À bâillonner et même à tuer le témoin, 12
Le scrupule caché qui tremble dans un coin ; 12
Votre probité plie et promptement expire ; 12
Le meilleur parmi vous est si proche du pire 12
Qu'entre eux, l'un étant saint et l'autre étant damné, 12
1940 Ils n'ont pas l'épaisseur d'un cheveu de Phryné ; 12
Évêque, on veut sa dîme, et, bailli, ses épices ; 12
L'argent, le lit, la table, autant de précipices ; 12
Le vin est un écueil, la femme est un récif ; 12
La conscience, bas, à Salomon pensif 12
1945 Disait plus de dix fois par jour : Vieille canaille ! 12
L'expérience austère, ô Kant, est la trouvaille 12
Qu'on ramasse en sortant du vice ; on se flétrit, 12
On se forme ; chacun des sept péchés écrit 12
Une lettre du mot composite : Sagesse. 12
1950 Votre philosophie admirable, au fond, qu'est-ce ? 12
Rébellion, alors qu'il faudrait méditer ; 12
Ou résignation, quand il faudrait lutter. 12
Et sur tous les sommets, trône, pavois, quadrige, 12
Oh ! comme vous avez aisément le vertige ! 12
1955 Quoique dauphin ou roi, ce jeune homme est charmant. 12
Il est né généreux, secourable, clément ; 12
Qu'un valet l'endoctrine, et c'est un mauvais prince. 12
Contre les courtisans votre rempart est mince ! 12
Hélas, les hommes sont à ce point insensés 12
1960 Que pour changer un d'eux en tyran, c'est assez 12
D'une bouche bavant une bave imbécile ! 12
Ce chef-d'œuvre hideux, un despote, est facile ; 12
Quand Narcisse voulut un Néron, il le fit ; 12
Pour faire un Louis treize un Luynes suffit ; 12
1965 Il ne faut pour cela qu'un peu de flatterie 12
Même par un crétin grossièrement pétrie ; 12
Pour tenter l'âme humaine et la précipiter, 12
Dom Escobar n'a pas besoin d'argumenter, 12
Ni Satan d'allonger sa caressante serre ; 12
1970 Un corrupteur d'esprit n'est jamais nécessaire, 12
Et Jocrisse flatteur perdrait Socrate roi. 12
Et l'on me dit : Tu vas vénérer l'homme ! — En quoi ? 12
Mon vieux hi-han vaut bien ses quatre ou cinq diphtongues, 12
Et plus que ses vertus mes oreilles sont longues. 12
1975 L'homme fait reculer l'heure sur le cadran, 12
Quitte la liberté pour reprendre un tyran, 12
Flatte un dieu, tue un loup, rampe et se met à rire. 12
Ô triste genre humain ! Veut-on pas que j'admire 12
Tout ce que dans toi-même, homme, tu dénigrais, 12
1980 Ton faux goût, ton faux jour, tes faux pas, ton progrès 12
Pourvu d'un appareil à reculer, tes songes, 12
Tes sens ayant leur borne ainsi que des éponges, 12
Et tes opinions, tombant, se relevant, 12
Murmurant, parodie imbécile du vent ! 12
1985 Je vois l'homme à peu près tel qu'il est, presque bête, 12
Presque génie, ayant son gouffre dans sa tête. 12
Tu te peuples d'erreurs et tu reste désert. 12
Ta science te fait tes jougs. À quoi te sert 12
Ce don libérateur et divin, la pensée ? 12
1990 Spartacus t'apparaît dans un thème au lycée, 12
Mais tu n'en conclus rien ; je l'ai dit, et c'est vrai, 12
Fouillez Mariana, Tacite, Mézeray, 12
L'homme est servile au point que l'histoire en est lasse ; 12
Depuis quatre mille ans et plus qu'il est en classe, 12
1995 Et qu'on lui montre à lire avec un air profond, 12
Et que ses magisters, rentrés, repus, se font 12
Servir des bouillons chauds le soir par leurs phlipotes, 12
Il ne s'est pas encor délivré des despotes. 12
Ses docteurs vont disant pendant qu'il se débat ; 12
2000 Peuple ! aime ton césar. Âne ! adore ton bât. 12
Ces docteurs ! quels marchands ! leur morale sévère, 12
Cela va se fêler, prends garde, c'est du verre. 12
La rencontre d'un roi coudoyant leur destin 12
Fait à leur probité rendre un son argentin. 12
2005 Ah ! ces savants sans fond, ces hommes de logique, 12
Roidissant en plis secs leur simarre énergique, 12
Ces forts calculateurs, ces raisonneurs abstraits 12
De quelque idéal trouble adorant les attraits, 12
Chastes, prudes, glacés, rigides, implacables, 12
2010 Ayant la majesté des cuistres impeccables, 12
Bonzes de la basoche ou du pays latin, 12
Qui marchent rengorgés dans leur menton hautain, 12
Et chez qui l'attitude escarpée est de mode, 12
Sois un tyran quelconque, un Phocas, un Commode, 12
2015 Un Christiern, le premier Domitien venu, 12
Sois le diable d'enfer, fourchu, barbu, cornu, 12
C'est à vendre ; et tu peux acheter, si tu verses 12
Rondement un total suffisant de sesterces, 12
Piastres, louis, dollars, rixdallers, species, 12
2020 La raison de Cuvier et l'âme de Sieyès ! 12
Et quelle flatterie effroyable que celle 12
Qui sort de ce monceau de honte universelle ! 12
Traverse-moi d'un bout à l'autre ce récit 12
Du passé que le deuil du présent obscurcit, 12
2025 Va de l'A jusqu'au Zed, va dans l'affreuse crypte 12
Du czar de Moscovie au pharaon d'Égypte ; 12
Pierre tue Alexis et Philippe Carlos ; 12
Sésostris fait du monde un funèbre champ clos ; 12
Timour court sur l'Asie ainsi qu'une avalanche ; 12
2030 Soliman, vieux et chauve, aïeul à barbe blanche, 12
Appelle ses enfants et joue au milieu d'eux, 12
Et le soir il les fait étrangler ; Sélim deux 12
Fait tirer le canon chaque fois qu'il est ivre ; 12
Osman, s'il voit un tigre en cage, le délivre ; 12
2035 Irène, l'Isabeau du chaos byzantin, 12
Fait arracher les yeux à son fils Constantin 12
Dans la chambre où ce fils sortit de ses entrailles ; 12
Charles sept dort pendant que La Hire et Saintrailles 12
Tiennent Talbot, Chandos et Bedfort en arrêt, 12
2040 Et que Jeanne à travers la fournaise apparaît, 12
Toute nue, au poteau tordant ses bras sublimes ; 12
Justinien, faiseur de codes et de crimes, 12
Amoncelle encor plus de forfaits que de lois ; 12
Tudor fait un pendant monstrueux à Valois ; 12
2045 Louis quatorze, au nom du Christ qu'il dénature, 12
Couche la France aux fers sur le lit de torture ; 12
Léon dix se parjure, Albrecht fait un serment 12
Faux, et François premier triche, et Charles Quint ment ; 12
Eh bien ! tous sont cléments, grands, glorieux, illustres ! 12
2050 Le moindre a son autel entouré de balustres ; 12
Il n'est pas un d'entre eux qui ne soit le meilleur ; 12
Quand ils meurent la terre est folle de douleur ; 12
Celui-ci fut un dieu sur la machine ronde, 12
Cet autre fit pâlir la lumière du monde 12
2055 Le jour où du milieu des vivants il sortit ; 12
Ô honte ! on trouvera toujours, grand ou petit, 12
Un homme pour verser ces pleurs de crocodile ; 12
Ce sera Cantemir, si ce n'est Chalcondyle, 12
Si ce n'est Karamsin, ce sera Bossuet. 12
2060 Je voudrais l'âne sourd ou bien l'homme muet. 12
Ô mon vieux Kant, la phrase est une grande fourbe, 12
On croit qu'elle se dresse alors qu'elle se courbe 12
Tant la coquine met de pompe à s'aplatir. 12
Certes, le menu peuple est un saignant martyr ; 12
2065 Certe, un champ de carnage est affreux ; Tyr en cendre 12
Pour le plaisir d'un fou qui s'appelle Alexandre, 12
C'est dur ; Rosbach, Fornoue et Pultawa fumants, 12
Et ces égorgements et ces éventrements, 12
C'est hideux ; ces canons dont les fauves gueulées 12
2070 Font accourir le soir les vautours par volées, 12
C'est noir ; triste est la lutte et triste est le butin ; 12
La bataille, ce jeu de bagues du destin, 12
Dont la roue oscillante a des hasards sans nombre, 12
Où le vainqueur, tournant sur son destrier sombre, 12
2075 Rit et remporte au bout de sa lance un zéro, 12
C'est atroce et niais ; Mars est un vieux bourreau ; 12
Si devant tous les morts qui, sur toute la terre, 12
Dans la plaine difforme et pâle de la guerre 12
Sont tombés, glaive au poing, depuis quatre mille ans, 12
2080 Si devant ces monceaux de squelettes sanglants 12
Le sépulcre faisait défiler un cortège, 12
Où le brigand serait à côté du stratège, 12
Ô Kant, les os blanchis dans ces champs de malheur 12
Trouveraient le héros ressemblant au voleur, 12
2085 Et les fémurs brisés, les tibias, les crânes, 12
Ne distingueraient point César de Schinderhannes ; 12
Certes, les bons humains, quoique chargés de fers, 12
S'ils consultaient leurs cœurs ou simplement leurs nerfs, 12
Jetteraient les sabreurs bien vite à bas du trône, 12
2090 Bellone recevrait une cartouche jaune, 12
Et l'on vivrait en paix dans les pauvres hameaux ; 12
Mais les laquais lettrés, les rhéteurs, les grands mots, 12
Se mettent à genoux devant ces saturnales ; 12
Suprême opprobre ! avec ces maximes banales : 12
2095 — Que la guerre est un fait divin ; — qu'elle a ses lois ; 12
— Qu'il faut juger à part les actions des rois ; — 12
La phrase, cette altière et vile courtisane, 12
Dore le meurtre en grand, fourbit la pertuisane, 12
Protège les soudards contre le sens commun, 12
2100 Persuade aux niais que tous sont faits pour un, 12
Prouve que la tuerie est glorieuse et bonne, 12
Déroute la logique et l'évidence, et donne 12
Un sauf-conduit au crime à travers la raison. 12
Toi l'homme, tu te mets vite au diapason ; 12
2105 C'est toi qu'on trahit, toi qu'on fraude, toi qu'on livre ; 12
C'est ta chair qu'à César Shylock vend à la livre, 12
C'est ton sang dont Judas trafique, et c'est ta peau 12
Que Ganelon brocante, ô genre humain, troupeau ! 12
Homme, la corde au cou le matin tu t'éveilles ; 12
2110 Mais quoi ! par tes deux yeux et par mes deux oreilles, 12
C'est bien fait ! et, j'en prends à témoin le ciel bleu, 12
Les traîtres ont raison, car tu leur fais beau jeu. 12
Tes vices, tout d'abord, voilà les premiers traîtres ; 12
Ils te remettent pieds et poings liés aux maîtres ; 12
2115 Au devant du joug vil, brutal, dur, inhumain, 12
Ta corruption fait les trois quarts du chemin ; 12
Doux au sergent de ville, aimable au garnisaire, 12
Lâche, entendant malice à ta propre misère, 12
Plat, tu clignes de l'œil même avec tes bourreaux. 12
2120 Tu vas léchant la patte énorme des héros ; 12
Charles douze et Cortez t'enivrent ; tu te pâmes 12
Devant Cambyse errant dans les villes en flammes ; 12
Tu compares Cyrus et Clovis, mesurant 12
Ton admiration au sabre le plus grand ; 12
2125 C'était aux bords du Var, ils étaient cinq cent mille, 12
Marius les tua ; que c'est beau ! Paul-Émile, 12
Pompée, Othon, Sylla, quels fiers centurions ! 12
Quels soldats ! quels géants ! et sur tes horions 12
Ta main inepte écrit : Victoires et Conquêtes. 12
2130 Nous n'en sommes pas là, nous autres ; pas si bêtes ! 12
Et quant à moi, morbleu ! j'aurais bien du chagrin, 12
Étant Aliboron, d'admirer Isengrin. 12
Les hommes, — c'est ainsi, Dieu, que vous les créâtes, — 12
Sont les seules souris devant le chat béates, 12
2135 Heureuses de servir au matou de hochet ; 12
L'homme est le seul mulot content de l'émouchet, 12
Le seul mouton bêlant des hymnes aux colères 12
Du tigre, et du lion contemplant les molaires, 12
Le seul poisson qui danse et sonne du grelot 12
2140 Devant les triples rangs de dents du cachalot, 12
Le seul moineau, la seule alouette espiègle 12
Qui chante Te Deum dans la griffe de l'aigle. 12
Oui, c'est toujours, hélas, du côté des tueurs 12
Que ton enthousiasme a le plus de lueurs, 12
2145 Et, stupide, tu dis : La bataille est gagnée ! 12
Quand un boucher t'a fait une large saignée. 12
Mais voulusses-tu même, homme, te révolter, 12
Quelle conviction as-tu pour résister ? 12
Une religion, voilà le grand remède ; 12
2150 L'âme est le point d'appui solide d'Archimède ; 12
La barricade est haute et fière, et le beffroi 12
Est fort, quand les pavés et les cloches ont foi ; 12
Pour vaincre, il fait avoir aux reins une croyance ; 12
Le glaive flamboyant sort de la conscience ; 12
2155 Toi, jamais ton regard convaincu ne brilla ; 12
C'est vrai, quand ta servante et tes enfants sont là, 12
Ou ta femme en un coin raccommodant tes nippes, 12
Tu parles d'or, on voit tes vertus, tes principes, 12
Et tes perfections que rien ne fait broncher, 12
2160 Dans tes graves discours à la file marcher 12
Comme aux processions on voit passer des châsses ; 12
Mais, dès que tu le peux, tu jettes tes échasses, 12
Tu descends plus gaîment que tu n'étais monté, 12
Et tu dis en soupant entre garçons : — Bonté, 12
2165 C'est duperie ; amour, combien dure l'ivresse ? 12
Chasteté, j'aime mieux Margoton que Lucrèce ; 12
Dévouement, c'est niais, synonyme de grand ; 12
Vérité, c'est le pied trop court de Talleyrand ; 12
Justice, instinct sacré vers qui l'âme s'élance, 12
2170 C'est une grande femme avec une balance 12
Sculptée en marbre blanc par monsieur Cartellier ; 12
Guerre, c'est la charrue avec un timbalier ; 12
Rien n'est bon pour le blé comme un grand capitaine ; 12
Un Wagram, un Rocroy, tombant sur une plaine, 12
2175 Vaut le meilleur fumier ; la gloire est un engrais. — 12
Tu railles ce vaincu qu'on nomme le Progrès 12
Quand tu le vois lié par les hommes de proie ; 12
Et ce serait ta fête, et ce serait ta joie 12
Si tu pouvais, du fond de tes bouges obscurs, 12
2180 Noircissant le ciel même et tous les rayons purs, 12
Toutes les vérités, toutes les certitudes, 12
Barbouiller la lumière avec tes turpitudes, 12
Et charbonner la face auguste du soleil. 12
Le flot tumultueux et souple est ton pareil ; 12
2185 Il te prend par moments, comme un vent court sur l'herbe, 12
Des frissons, des élans de colère superbe, 12
De liberté, d'essor vers le jour, vers le bleu, 12
Vers le vrai, vers le beau, vers l'avenir, vers Dieu ; 12
Et tu passes ta vie ensuite à t'en dédire. 12
2190 Rien est ton point d'appui, nihil ton point de mire ; 12
Ta science est un bloc informe de gravats ; 12
Conclusion : tu n'es qu'un drôle ; et je m'en vas. 12
Hommes, vous rendriez sceptique même un âne ! 12
Vous descendez sur nous en neige, et non en manne ; 12
2195 Vous refroidissez l'âme en ses tristes exils. 12
Dieu nous fit humbles, soit ; vous, vous nous faites vils ; 12
Poussière qu'on était, hélas : on devient boue. 12
L'homme par calcul chante ou pleure, blâme, loue, 12
Divinise, diffame, exagère, amoindrit. 12
2200 Oui, la chauve-souris du doute en mon esprit 12
Ouvre hideusement sa livide membrane ; 12
Je sens en flots de nuit bouillonner sous mon crâne 12
L'encre qui dans les yeux goutte à goutte tomba. 12
Ce monde est un brelan. Le droit, le devoir, bah ! 12
2205 Laissez-moi donc tranquille avec tous ces mots vides ! 12
Les hommes ont leur carte à jouer. Fous, avides, 12
Plutôt mauvais que bons, orageux, ténébreux, 12
Ils ont la haine au cœur et se mangent entre eux, 12
Tout en braillant : Honneur, fraternité, patrie ! 12
2210 Les principes sont là pour faire galerie ; 12
Et l'équité, le droit, la vertu, le devoir, 12
— S'ils existent pourtant, ce qu'il faudrait savoir, — 12
La probité, l'honneur, — ou ce qu'ainsi l'on nomme, — 12
Disent là-haut, raillant le pauvre effort de l'homme : 12
2215 — Bien joué. Mal joué. Bravo, Machiavel ! 12
Ah ! crétin de Bayard ! Malpole, very well ! — 12
Ô genre humain, un rien t'enfle, et te rapetisse. 12
Ah ! oui, pardieu ! vertu, morale, honneur, justice ! 12
Qu'un grand forfait triomphe, on lui baise l'orteil. 12
2220 Ta conscience bâille et tombe de sommeil, 12
La lueur du vrai tremble en sa terne prunelle, 12
Je te plains si tu n'as que cette sentinelle. 12
L'homme est guidé du faux au vrai, du blanc au noir, 12
Par le mot intérêt qu'il prononce devoir. 12
2225 Toute action humaine est signée : Égoïste. 12
Je me résume, ô Kant, l'homme est triste. Il n'existe 12
Qu'un mérite ici-bas, c'est d'être riche ; il n'est 12
Qu'un esprit, et qui rend charmant le plus benêt, 12
C'est d'être riche ; il n'est, et ce siècle l'affiche, 12
2230 Qu'une beauté, toujours, partout, c'est d'être riche ; 12
L'or ne connaît que l'or, et devant les lingots 12
Le vice et la vertu sont deux sombres égaux. 12
Voilà tout ce que sait la science.
La vie
Fait quelques pas tremblants vers le bien, puis dévie. 12
2235 L'homme est un psaume, soit ; il est blasphème aussi ; 12
Son âme est une lyre au son peu réussi 12
Où l'honnête a sa corde, où l'injuste a sa fibre ; 12
Dans son pauvre esprit louche il tient en équilibre 12
Cauchon et Jeanne d'Arc, Socrate et Mélitus ; 12
2240 Il complète le bien d'où sortent ses vertus, 12
Hélas, avec le mal d'où sortent ses fétiches ; 12
Ce vers faux a Satan et Dieu pour hémistiches. 12
Homme, entre nous et toi bien mince est la cloison, 12
Et l'aigle par devant par derrière est oison. 12
2245 Ta cervelle est de boue et ton cœur est de pierre. 12
Tes docteurs chats-huants détournent leur paupière 12
Au resplendissement du divin Hélios ; 12
Ils éclipsent avec un mur d'in-folios 12
Le ciel mystérieux d'où viennent les grands souffles ; 12
2250 Qu'est-ce qu'ils font de toi, ces bonzes, ces maroufles, 12
Ces talapoins lettrés aux discours pluvieux ? 12
Un vieux toujours enfant, un enfant toujours vieux. 12
Ton groupe sépulcral d'écolâtres ineptes 12
Prêche, érige les morts en dogmes, en préceptes, 12
2255 T'assourdit d'un éloge infâme de la nuit, 12
Allume un suif et dit : C'est un astre qui luit ! 12
Applaudit l'écrevisse et le crabe, et célèbre 12
Les reflux du présent dans le passé funèbre, 12
Si bien que tu ne sais, dans ton hébétement, 12
2260 Si tu vois Demain poindre au bas du firmament 12
Ou d'Hier qui revient la noire silhouette, 12
Si c'est l'affreux hibou qui chante, ou l'alouette, 12
Et si le mouvement que tu fais en rêvant 12
Te ramène en arrière ou te pousse en avant. 12
2265 Ta science te rend stupide, non sans peine. 12
Ô leurre ! la clef fausse ouvre la porte vaine ; 12
Ta pensée est une ombre où tu restes béant. 12
Oui, chez toi tout, hélas, arrive à du néant, 12
La chimère au calcul, le fait à l'hypothèse, 12
2270 Ce qu'il faut qu'on proclame à ce qu'il faut qu'on taise, 12
Le silence à l'ennui, la parole au bâillon, 12
La pourpre d'Aspasie ou d'Auguste au haillon, 12
La vie au noir cercueil, la plume à l'écritoire, 12
Les chiffres au zéro, les lettres à la gloire, 12
2275 Et le savant au prêtre et le prêtre au savant. 12
Qu'est-ce donc que tu mouds, réponds, moulin à vent ? 12
Ta sagesse te fait castrat et te mutile. 12
L'homme, c'est l'impuissant fécondant l'inutile. 12
X
RÉACTION DE LA CRÉATION SUR L'HOMME
L'âne fit un silence, et, murmurant : — Voilà ! 12
2280 C'est ainsi. Je n'y puis que faire ! — il grommela : 12
Se contredire un peu, Kant, c'est le droit des gloses ; 12
Quand on veut tout peser, on rencontre des choses 12
Qui semblent l'opposé de ce qu'on avait dit ; 12
Non aux basques de Oui toujours se suspendit, 12
2285 Riant de la logique et narguant les méthodes ; 12
Qui tourne autour d'un monde arrive aux antipodes ; 12
Kant, je n'userai point de ce droit ; seulement 12
Après t'avoir montré les hommes blasphémant, 12
Niant, méconnaissant et méprisant la Chose, 12
2290 Cet océan où l'Être insondable repose, 12
Il faut bien te montrer la Chose enveloppant 12
Les hommes submergés dans Dieu qui se répand 12
Et qui sur eux se verse et qui se verse encore, 12
Tantôt en flots de nuit, tantôt en flots d'aurore ; 12
2295 Après t'avoir montré l'atome outrageant Tout, 12
Il faut bien te montrer la grande ombre debout. 12
Homme, ce monde est vaste, obscur, crépusculaire ; 12
L'immuable l'habite et l'imprévu l'éclaire ; 12
Ce monde est éclatant, clair, ténébreux, mêlé 12
2300 De miracle orageux, de miracle étoilé ; 12
Il est souffle, âme, esprit, lit, chaos, cimetière ; 12
Dès qu'on veut essayer d'en trouver la frontière 12
Et de voir par-dessus la terrestre cloison, 12
À chaque pas que fait le marcheur, l'horizon 12
2305 Se prolonge, toujours plus noir, toujours plus large ; 12
Or, et je dis ceci, passant, à ta décharge, 12
Qu'es-tu dans cet ensemble avec ton code, avec 12
Ton koran turc, ton tsin chinois, ton phédron grec, 12
Avec tes lumignons que tu nommes lumières, 12
2310 Avec tes passions basses et coutumières 12
De tous les faits malsains, équivoques, pervers ? 12
Les blés sont d'or, les flots sont bleus, les bois sont verts, 12
L'être fourmille et luit dans les métempsycoses, 12
Juin sourit, couronné du prodige des roses, 12
2315 L'univers resplendit, ivre et comme écumant 12
D'un vertige de vie et de rayonnement, 12
L'aurore chaque jour bâtit la galerie 12
Des heures dont le luxe à chaque pas varie, 12
Et le couchant construit au bout du corridor 12
2320 Des montagnes de pourpre et des portiques d'or ; 12
Tout déborde ; une sève ardente et décuplante 12
Du rocher au rocher, de la plante à la plante, 12
Court, traverse la brute, et, sous le firmament, 12
Le grand amour s'accouple avec le grand aimant ; 12
2325 Toi l'homme, en tout cela tu sens ton indigence ; 12
Tes besoins sont posés sur ton intelligence, 12
Et comme tu ne vois Dieu, soleil de l'esprit, 12
Qu'à travers cette chair qui sur toi se flétrit, 12
L'ombre de tes haillons se découpe en ton âme ; 12
2330 Ta difformité raille, attaque, hait, diffame ; 12
L'homme au besoin, funèbre et lamentable jeu, 12
Fait de son ineptie une ironie à Dieu ; 12
Il rit : — Hein, créateur, dit-il, sommes-nous bêtes ! — 12
Tu te tiens à l'écart des cieux et de leurs fêtes ; 12
2335 Ton exiguïté te rend hargneux, boudeur, 12
Mauvais ; car, la bonté n'étant rien que grandeur, 12
Toute méchanceté s'explique en petitesse. 12
Donc je te plains, sentant ta profonde tristesse. 12
Les faits autour de toi, graves et recueillis, 12
2340 Vivent, et le mystère épaissit son taillis, 12
Et laisse à ton regard juste assez d'ouverture 12
Pour entrevoir leur vague et sévère stature. 12
Averti dans ton flegme et dans ta passion, 12
Sans cesse tu subis l'austère obsession 12
2345 Des êtres te montrant Dieu sous leur transparence 12
Et l'espèce d'auguste et calme remontrance 12
Que te fait, selon l'heure et selon la saison, 12
Rien qu'en se déployant sur le vaste horizon, 12
La majesté profonde éparse en la nature ; 12
2350 Tu dis : La loi passée et présente et future, 12
C'est moi ; je viens punir, damner, supplicier ! 12
Tu te déclares juste et juge et justicier ; 12
Tu mets ta toge et prends la plus fière attitude, 12
Tu fais de l'évidence et de la certitude, 12
2355 Résolvant tout, tranchant tel point mal éclairci 12
Réprouvant, flétrissant ; au bagne celui-ci, 12
Au gibet celui-là ; c'est bien, voici les astres ! 12
Autour de tes bonheurs, autour de tes désastres, 12
Autour de tes serments à bras tendus prêtés, 12
2360 Et de tes jugements et de tes vérités, 12
Les constellations colossales se lèvent ; 12
Les dragons sidéraux s'accroupissent et rêvent 12
Sur toi, muets, fatals, sourds, et tu te sens nu 12
Sous la prunelle d'ombre et sous l'œil inconnu ; 12
2365 Toutes ces hydres ont des soleils sur leurs croupes, 12
Et chacune est un monde, et chacun de ces groupes 12
S'offre à toi, triste Oedipe, et ces sphinx du cosmos 12
Ont leurs énigmes tous dont ils savent les mots ; 12
La création vit, stable, auguste, sacrée, 12
2370 Et fait en même temps dans le vague empyrée 12
Un bruit d'inquiétude et de fragilité ; 12
Un long tressaillement glisse dans la clarté, 12
Un frisson dans la nuit court sous la voûte ignée ; 12
Homme, au-dessus de toi, quoique la destinée 12
2375 Semble avoir l'épaisseur du bronze par instant, 12
Ton oreille, écoutant les ténèbres, entend 12
Tous les frémissements d'une maison de verre. 12
Homme, pour t'empêcher d'oublier Dieu, pour faire 12
Par moments se dresser en sursaut ton sommeil, 12
2380 L'univers met sur toi, dans l'espace vermeil, 12
La nuit, ce va-et-vient mystérieux et sombre 12
De flambeaux descendant, montant, marchant dans l'ombre ; 12
Ce voyage des feux dans l'océan d'en haut 12
S'accomplit sur ton front, et, toi, dans ton cachot, 12
2385 L'araignée homme, ayant ton égoïsme au centre 12
De ton œuvre, et caché dans l'intérêt ton antre, 12
Inquiet malgré toi de la splendeur des cieux, 12
Tu regardes, pendant ton guet silencieux, 12
À travers les fils noirs de tes hideuses toiles, 12
2390 Ces navigations sublimes des étoiles. 12
Tout en te disant chef de la création, 12
Tu la vois, elle est là, la grande vision, 12
Elle monte, elle passe, elle emplit l'étendue ; 12
La chose incontestable, inexplicable, ardue, 12
2395 T'environne, entr'ouvrant ses flamboyants secrets, 12
Pendant que des arrêts, des dogmes, des décrets 12
Sortent d'entre tes dents qui claquent d'épouvante ; 12
Tu coupes, souverain, dans de la chair vivante, 12
Tu vas criant : Je suis très haut, je suis le roi ! 12
2400 Tu proclames qu'au gré de ton caprice à toi 12
Telle action sera mérite ou forfaiture, 12
Tu prends la plume et fais au droit une rature ; 12
Voilà qu'une blancheur pénètre la forêt 12
Et que la lune pâle et sinistre apparaît ; 12
2405 Le spectre du réel traverse ta pensée ; 12
La loi vraie, immuable et jamais effacée, 12
Passe appuyant sur toi son œil fixe et pensif. 12
Sur tes deuils, sur ton rire obscur et convulsif, 12
Sur ta raison souvent folle, toujours hautaine, 12
2410 Sur ton temple, qu'il soit de Solime ou d'Athène, 12
Sur tes religions, dieux, enfers, paradis, 12
Sur ce que tu bénis, sur ce que tu maudis, 12
Tu sens la pression du monde formidable ; 12
Ton âme, atome d'ombre, et ta chair, grain de sable, 12
2415 Ont sur elles les blocs, les abîmes, les nœuds, 12
Les énigmes du Tout lugubre et lumineux, 12
Et sentent, feuilletant vainement quelque bible, 12
Rouler sur leur néant l'immensité terrible. 12
Le zodiaque énorme, effrayant de clarté, 12
2420 Éternel, tourne autour de ta brièveté. 12
Tu le vois, et tu dis, l'épiant de la terre : 12
— Qu'est-ce donc qu'il me veut, ce fauve sagittaire ? 12
Qu'ai-je fait au lion qu'il me regarde ainsi ? — 12
Et tu frémis. —
Hélas ! rien n'est par toi saisi ;
2425 Tu ne tiens pas le temps, tu ne tiens pas l'espace ; 12
Tous les faux biens, rêvés par ton instinct rapace, 12
S'en vont ; derrière tous la tombe, âpre fossé, 12
Se creuse ; et chacun d'eux, après t'avoir blessé, 12
Passe à travers les doigts de ton poignet tenace ; 12
2430 La minute elle-même en fuyant te menace 12
Et, mouche au dard vibrant, se débat dans ta main. 12
L'aile d'un scarabée et l'odeur d'un jasmin, 12
Si tu veux en sonder le fond, sont des abîmes. 12
Derrière toute cime on trouve d'autres cimes. 12
2435 La présence invisible et sensible de Dieu, 12
L'influence de l'ombre, à toute heure, en tout lieu, 12
Certaine, incorruptible, inexprimable, occulte, 12
Dérange ton calcul, ton optique, ton culte, 12
Ta morale, tes lois, ton doute, et par instant 12
2440 Te pousse dans le rêve autour de toi flottant, 12
Et te fait osciller et perdre l'équilibre ; 12
Tu te sens garrotté tout aussi bien que libre ; 12
Comment dire : La vie est cela ; la vertu 12
Est cela ; le malheur est ceci ; — qu'en sais-tu ? 12
2445 Où sont tes poids ? Comment peser des phénomènes 12
Dont les deux bouts s'en vont bien loin des mains humaines, 12
Perdus, l'un dans la nuit et l'autre dans le jour ? 12
Avec quel diagraphe en prendre le contour 12
Et la dimension, n'ayant, dans ta masure, 12
2450 Ni le mètre réel, ni l'exacte mesure ? 12
Qu'est le bien ? qu'est le mal ? Tel fait est constaté ; 12
Soit ; il faut maintenant voir l'autre extrémité ; 12
Où donc est-elle ? Allez la chercher dans les sphères. 12
Toutes les questions sont d'obscures affaires 12
2455 Que tu te fais avec les cieux illuminés ; 12
Le grand Tout intervient, toujours, partout ; prenez 12
L'existence la plus misérable, n'importe ! 12
L'énigme de moi l'âne ou de toi le cloporte ; 12
Qu'on la presse, on la voit subitement grandir 12
2460 Et pendre du zénith ou monter du nadir. 12
Rien n'est indifférent au gouffre ; le blasphème 12
Qu'on jette au firmament tombe dans le problème ; 12
Qui sait si l'on n'a pas blessé quelque rayon ? 12
Mettre un pied sur un ver est une question ; 12
2465 Ce ver ne tient-il pas à Dieu ? La sauterelle 12
Qu'il écrase en marchant fait songer Marc-Aurèle ; 12
Sur un moucheron mort Pascal est accoudé. 12
Quel est le point connu, clair, épuisé, vidé ? 12
Que sais-tu ? Que veux-tu décidément conclure ? 12
2470 L'ombre fouette ta face avec sa chevelure, 12
Et, t'effarant avec le ciel prodigieux, 12
T'aveugle en te jetant les soleils dans les yeux ; 12
Il te suffit un soir, fusses-tu Prométhée, 12
Ou Timon l'androphobe ou Constantin l'athée, 12
2475 De voir les globes d'or au fond des noirs azurs 12
Flamboyer, affirmant le fait dont ils sont sûrs, 12
Pour que, devant l'horreur constellée et sereine, 12
Un éblouissement pontifical te prenne ; 12
Alors tu sens en toi l'homme en prêtre finir ; 12
2480 Tu ne peux plus lever les mains que pour bénir ; 12
Sous tes pieds chancelants tu sens vibrer la base, 12
Et tu t'évanouis dans la sinistre extase ; 12
Tu t'engloutis dans l'être ineffable, insondé ; 12
Tu regardes rouler le monde comme un dé, 12
2485 Et ta propre figure, ombre et nuit, t'importune, 12
Mêlée à cette vaste et fatale fortune ; 12
Tu perds le sentiment et la proportion 12
De ton idée ainsi que de ton action, 12
Voyant de toutes parts, dans l'azur, dans les nues, 12
2490 Monter autour de toi des lueurs inconnues ; 12
Tu te penches, ému d'un frisson sépulcral, 12
Sur l'étrange et tragique horizon sidéral ; 12
Tu tombes éperdu dans les mélancolies 12
Des éclipses, des nuits sans fond, des parhélies, 12
2495 Des astres, des éthers et des espaces bleus ; 12
Qu'es-tu, toi le terrestre, en ce tout merveilleux 12
Où gravitent les Mars, les Vénus, les Mercures ? 12
Tu tressailles d'un flot d'impulsions obscures ; 12
Tout se creuse sitôt que tu tâches de voir ; 12
2500 Le ciel est le puits clair, la tombe est le puits noir, 12
Mais la clarté de l'un, même aux yeux de l'apôtre, 12
N'a pas moins de terreur que la noirceur de l'autre ; 12
Tu dis à ton évêque : Homme, où donc est Sion ? 12
Tu fais sa crosse en point d'interrogation ; 12
2505 Tu charges la science infirme qui laboure, 12
D'instruire ton procès avec ce qui t'entoure ; 12
Mais qui donc osera balbutier l'arrêt ? 12
Informer, à quoi bon ? juger, qui l'essaierait ? 12
Tu ne connais de rien le dernier mot ; tu poses 12
2510 Des arguments aux faits, des dilemmes aux choses ; 12
Mais comment décider ? Tout est mêlé de tout ; 12
La neige froide touche à la lave qui bout ; 12
La composition du destin, quelle est-elle ? 12
L'être est-il un hasard ? l'homme est-il en tutelle ? 12
2515 Quel est le bon ? quel est le mauvais ? que doit-on 12
Ajouter à Dracon pour en faire Caton ? 12
D'où vient qu'on se dévore et d'où vient qu'on se tue ? 12
Est-ce qu'au papillon la fleur se prostitue ? 12
Le fumier est-il saint et frère du parfum ? 12
2520 Tout vit-il ? quelque chose, ô nuit, est-ce quelqu'un ? 12
D'où vient qu'on naît ? d'où vient qu'on meurt ? d'où vient qu'on souffre ? 12
Par l'haleine qui sort de la bouche du gouffre 12
Ton miroir de l'injuste et du juste est terni, 12
Et ta balance tremble au vent de l'infini. 12
2525 Pour te tirer d'affaire étant si misérable, 12
Devant l'inaccessible et dans l'impénétrable, 12
Devant l'éblouissant et splendide secret, 12
Pour être quelque chose et compter, il faudrait 12
Être saint, être pur, intègre avec l'abîme, 12
2530 Offrir à l'absolu l'attention sublime, 12
Et savoir distinguer la véritable voix ; 12
Il faudrait s'écrier : J'aime, je veux, je crois ! 12
Sur l'énigme en travers de ton destin posée 12
Ce ne serait pas trop de faire une pesée 12
2535 Avec toute ta force et toute ta vertu ; 12
Il ne faudrait pas être inepte, ingrat, têtu ; 12
Recevoir du bedeau qui sur vos berceaux veille 12
Une éducation annulante et pareille 12
À celle qu'aux matous font les tondeurs du quai, 12
2540 Être un esprit métis, être un lion manqué 12
Qu'un cuistre abâtardit, qu'un marguillier mâtine ; 12
Hélas ! il ne faudrait pas être la routine, 12
Sourde, engrenant, toujours avec le même ennui, 12
Aujourd'hui dans hier, demain dans aujourd'hui ; 12
2545 Il ne faudrait pas croire aux empiriques, vivre 12
Comme le chien, ayant pour grand talent de suivre ; 12
Te repaître d'exploits, de combats, d'échafauds, 12
D'esclavages, de verbe obscur, de savoir faux ; 12
T'en aller digérer bêtement dans ton gîte 12
2550 Tout ce qu'un sacristain de force t'ingurgite ; 12
Te plaire dans l'absurde et t'y dénaturer ; 12
Opprimer l'homme utile, — éclatant, l'abhorrer ; 12
Et le servir méchant, et l'admirer vulgaire ; 12
Il ne faudrait pas faire à tes flambeaux la guerre, 12
2555 Adorer tes bandeaux, tes jougs ; haïr tes yeux ; 12
Être l'adulateur en étant l'envieux ; 12
Et, lâche, appartenir aux deux puissances viles, 12
Par un point aux Nérons et par l'autre aux Zoïles. 12
Ce monde est un brouillard, presque un rêve ; et comment 12
2560 Trouver la certitude en ce gouffre où tout ment ? 12
Oui, Kant, après un long acharnement d'étude, 12
Quand vous avez enfin un peu de plénitude, 12
Un résultat quelconque à grands frais obtenu, 12
Vous vous sentez vider par quelqu'un d'inconnu. 12
2565 Le mystère, l'énigme, aucune chose sûre, 12
Voilà ce qui vous boit la pensée, à mesure 12
Que la science y verse un élément nouveau ; 12
Et vous vous retrouvez avec votre cerveau 12
Toujours à sec au fond des problèmes funèbres, 12
2570 Comme si quelque ivrogne effrayant des ténèbres 12
Vidait ce verre sombre aussitôt qu'il s'emplit. 12
Ô vain travail ! science, ignorance, conflit ! 12
Noir spectacle ! un chaos auquel l'aurore assiste ! 12
L'effort toujours sans but, et l'homme toujours triste 12
2575 De ce qu'est le sommet auquel il est monté, 12
Comparant sa chimère à la réalité, 12
Fou de ce qu'il rêvait, pâle de ce qu'il trouve ! 12
XI
TRISTESSE FINALE
L'âne continua, car la nature approuve 12
Ce couple, âne parlant, philosophe écoutant : 12
2580 Tu vois un être grave, imposant, important, 12
Un âne sérieux, complet, bon pour tout lire, 12
Un docteur, Kant, c'est vrai, je sais tout, c'est-à-dire 12
Que dans mon triste esprit tout est doublé de rien ; 12
Je suis à la fois juif, parsi, turc, arien. 12
2585 J'entends dans mon cerveau bourdonner en tumulte 12
Le blanc, le noir, amen, raca, la foi, l'insulte, 12
Genève, Rome, Alcuin d'où sort Calvin, oui, non, 12
Cujas en droit civil, Flandrin en droit canon, 12
L'histoire aux pieds des rois, cette prostituée, 12
2590 L'abac et l'alphabet, et toute la nuée 12
Des érudits poussifs et des rhéteurs fourbus 12
Depuis Sabbathius jusqu'à Molaribus ! 12
Le fait d'hier s'y heurte à la chronique ancienne, 12
Henri de Gand s'y croise avec Sixte de Sienne ; 12
2595 Et je ne comprends rien à tout ce morne bruit 12
Sinon qu'ayant cherché le jour, je vois la nuit. 12
Du reste il est certain que, dans cette ombre noire 12
Qui sort de l'encre horrible et qu'on nomme grimoire, 12
À travers ces bouquins où l'homme est si petit, 12
2600 C'est à moi qu'au total la science aboutit, 12
Car, à ce blême jour dont la lueur avare 12
Joint le docteur d'Oxford au docteur de Navarre, 12
J'ai vu de toutes parts, sur les vieux parchemins, 12
L'ombre de mon profil tomber des fronts humains. 12
2605 Adieu, sorbonnes, bancs, temples, autels, boutiques ! 12
Adieu le grand dortoir des préjugés antiques 12
Côte à côte assoupis sur leurs brumeux chevets ! 12
Scholastiques du vide, adieu ! — Kant, si j'avais 12
Le loisir d'aspirer à quelque académie, 12
2610 Je ferais, de toute ombre et de toute momie, 12
De tous les vils setiers suivis par les moutons, 12
De tous les œufs cassés, de tous les vieux bâtons 12
D'aveugles, grands, petits, inconnus et célèbres, 12
De tous les brouillards pris à toutes les ténèbres, 12
2615 Et de tous les fumiers pris à tous les marais, 12
Une collection que j'intitulerais : 12
Exposé général de la science humaine. 12
L'âne, ayant un peu brait, termina :
— Je m'emmène !
Ô Kant ! je redescends, avide d'ignorer ! 12
2620 J'étouffe ! oh ! respirer ! respirer ! respirer ! 12
Mon œil est devenu trouble, nocturne et triste 12
Dans ces caves qu'emplit le jour séminariste. 12
J'ai des tiraillements d'estomac. Mais ce n'est 12
Ni des textes que prend Trigaud sous son bonnet, 12
2625 Ni de tout ce chaos qu'un cuistre en sa mémoire 12
Fourre comme on emplit de loques une armoire, 12
Ce n'est point du fouillis, ce n'est point du fatras 12
Qui fit Siffret jadis si grand pour Carpentras, 12
Ce n'est point d'antiquaille et de pédagogie, 12
2630 Ce n'est pas du savoir que dans sa docte orgie 12
Mange le jésuite ou le génovéfain, 12
C'est de vie et d'azur et d'aube que j'ai faim ! 12
Je me sens sur la peau, de là ma pauvre mine, 12
Une démangeaison de savante vermine, 12
2635 Grassi, de Galilée odieux puceron, 12
Garasse, ce moustique immonde de Charron, 12
Et Dasipodius, cet acarus d'Euclide. 12
Es-tu pour le fluide ? es-tu pour le solide ? 12
Tiens-tu pour l'idéal ? tiens-tu pour le réel ? 12
2640 Acceptes-tu Moïse, Hermès ou Gabriel ? 12
À quel Dieu remets-tu ton âme ou ta machine ? 12
Est-ce au Brahma de l'Inde ? est-ce au Tien de la Chine ? 12
Es-tu pour Jupiter, pour Odin, pour Vichnou, 12
Pour Allah ? Laissez-moi tranquille. Je suis fou. 12
2645 Je m'évade à jamais de la science ingrate. 12
Il est temps que, rentrant dans le vrai, je me gratte 12
L'échine aux bons cailloux du vieux globe éternel. 12
Je vois le bout vivant du funèbre tunnel, 12
Et j'y cours. J'aperçois, à travers les fumées, 12
2650 Là-bas, ô Kant, un pré plein d'herbes embaumées, 12
Tout brillant de l'écrin de l'aube répandu, 12
De la sauge, du thym par l'abeille mordu, 12
Des pois, tous les parfums que le printemps préfère, 12
Où ce que la sagesse aurait de mieux à faire 12
2655 Serait de se vautrer les quatre fers en l'air. 12
Or, étant libre enfin, et ne voyant, mon cher, 12
Ici, pas d'autre ânier que toi le philosophe, 12
Pouvant finir mon chant de bête brute en strophe, 12
Je m'en vais, comme Jean au désert s'en alla, 12
2660 Et je retourne heureux, rapide, et plantant là 12
L'hypothèse béate et le calcul morose, 12
Et les bibles en vers et les traités en prose, 12
Locke et Job, les missels ainsi que les phédons, 12
De l'idéal aux fleurs, du réel aux chardons. 12
TRISTESSE DU PHILOSOPHE
2665 Et l'âne disparut, et Kant resta lugubre. 12
— Oui ! dit-il, la science est encore insalubre ; 12
L'esprit marche, baissant la tête et parlant bas ; 12
Et cette surdité de la bête n'est pas 12
Si stupide en effet que d'abord elle semble. 12
2670 Puisqu'aux mains du savoir le flambeau sacré tremble, 12
La protestation est juste.
Jusqu'au jour
Où la science aura pour but l'immense amour, 12
Où partout l'homme, aidant la nature asservie, 12
Fera de la lumière et fera de la vie, 12
2675 Où les peuples verront les puissants écrivains, 12
Les songeurs, les penseurs, les poètes divins, 12
Tous les saints instructeurs, toutes les fières âmes, 12
Passer devant leurs yeux comme des vols de flammes ; 12
Où l'on verra, devant le grand, le pur, le beau, 12
2680 Fuir le dernier despote et le dernier fléau ; 12
Jusqu'au jour de vertu, de candeur, d'espérance, 12
Où l'étude pourra s'appeler délivrance, 12
Où les livres plus clairs refléteront les cieux, 12
Où tout convergera vers ce point radieux : 12
2685 — L'esprit humain meilleur, l'âme humaine plus haute, 12
La terre, éden sacré, digne d'Adam son hôte, 12
L'homme marchant vers Dieu sans trouble et sans effroi, 12
La douce liberté cherchant la douce loi, 12
La fin des attentats, la fin des catastrophes. — 12
2690 Oui, jusqu'à ce jour-là, tant que les philosophes, 12
Prêtres du beau, d'autant plus vils qu'ils sont plus grands, 12
Seront les courtisans possibles des tyrans ; 12
Tant qu'ils conseilleront César qui délibère ; 12
Tant qu'Uranie ira s'attabler chez Tibère ; 12
2695 Tant que l'astronomie au vol sublime et prompt, 12
Et la métaphysique, et l'algèbre seront 12
Des servantes du crime et des filles publiques ; 12
Tant que Dieu louchera dans leurs regards obliques ; 12
Tant que la vérité, mère des droits humains, 12
2700 Ô douleur ! sortira difforme de leurs mains ; 12
Tant qu'insultant le juste, abjects, creusant sa fosse, 12
Les scribes salueront la religion fausse, 12
Le faux pouvoir, Caïphe à qui Néron se joint ; 12
Tant que l'intelligence, hélas, ne sera point 12
2705 La grande propagande et la grande bravoure ; 12
Tant qu'épris des faux biens que le méchant savoure, 12
Les froids penseurs prendront l'erreur pour minerai ; 12
Tant qu'ils ne seront pas les Hercules du vrai, 12
Acceptant du progrès les gigantesques tâches ; 12
2710 Tant que les lumineux pourront être les lâches ; 12
Tant que la science, ange à qui l'Être a parlé, 12
Infâme, baissera sur son front constellé 12
Ce capuchon sinistre et noir, l'hypocrisie ; 12
Tant que de l'air des cours elle sera noircie ; 12
2715 Tant qu'on admirera ce Bacon effrayant, 12
Ce monstre fait d'azur et d'infamie, ayant 12
Le cloaque dans l'âme et dans les yeux l'étoile ; 12
Tant qu'arrêtant l'esprit qui veut mettre à la voile, 12
D'abjects vendeurs pourront, sans être foudroyés, 12
2720 Dire au seuil rayonnant des écoles : Payez ! 12
Tant que le fisc tendra devant l'aube sa toile ; 12
Tant qu'Isis lèvera pour de l'argent son voile, 12
Et pour qui n'a pas d'or, pour le pauvre fatal, 12
Le fermera, Phryné sombre de l'idéal, 12
2725 Oui, quand même, ô ciel noir, seraient là réunies 12
Les pléiades des fronts radieux, des génies, 12
Des Homères aïeux et des Dantes leurs fils, 12
Oui, contre Athènes, Rome, et Genève, et Memphis, 12
Et Londre, et toi, Paris, et l'Inde et la Chaldée, 12
2730 Contre tout le rayon, contre toute l'idée, 12
Contre les livres pleins de vérités dormant, 12
Contre l'enseignement, contre le firmament, 12
Et les esprit sans fin, et les astres sans nombre, 12
Les oreilles de l'âne auront raison dans l'ombre ! 12
SÉCURITÉ DU PENSEUR
2735 Ô Kant, l'âne est un âne et Kant n'est qu'un esprit. 12
Nul n'a jusqu'à présent, hors Socrate et le Christ, 12
Dans l'abîme où le fait infini se consomme, 12
Compris l'ascension ténébreuse de l'homme. 12
À force de songer son œil s'est éclairci ; 12
2740 Plane plus haut encore, et tu sauras ceci : 12
Tout marche au but ; tout sert ; il ne faut pas maudire. 12
Le bleu sort de la brume et le mieux sort du pire ; 12
Pas un nuage n'est au hasard répandu ; 12
Pas un pli du rideau du temple n'est perdu ; 12
2745 L'éternelle splendeur lentement se dévoile. 12
Laisse passer l'éclipse et tu verras l'étoile ! 12
Le tas des cécités, morne, informe, fatal, 12
A l'éblouissement pour faîte et pour total ; 12
Le Verbe a pour racine obscure les algèbres ; 12
2750 Les pas mystérieux qu'on fait dans les ténèbres 12
Sont les frères des pas qu'on fera dans le jour ; 12
L'essor peut commencer par l'aile du vautour 12
Et se continuer avec l'aile du cygne ; 12
Du fond de l'idéal Dieu serein nous fait signe ; 12
2755 Et, même par le mal, par les fausses leçons, 12
Par l'horreur, par le deuil, ô Kant, nous avançons. 12
Querelle, petitesse, ignorance savante, 12
Tous ces degrés abjects dont ton œil s'épouvante, 12
Sont les passages vils par où l'on va plus haut ; 12
2760 La lettre sombre, ô Kant, forme un splendide mot ; 12
Sans l'étage d'en bas que serait l'édifice ? 12
L'homme fait son progrès de ce qui fut son vice ; 12
Le mal transfiguré par degrés fait le bien. 12
Ne désespère pas et ne condamne rien. 12
2765 Pour gravir le sublime et l'incommensurable, 12
Il faut mettre ton pied dans ce trou misérable ; 12
Un chaos est l'œuf noir d'un ciel ; toute beauté 12
Pour première enveloppe a la difformité ; 12
L'ange a pour chrysalide une hydre ; sache attendre ; 12
2770 Penche sur ces laideurs ton côté le plus tendre ; 12
C'est par ces noirceurs-là que toi-même es monté. 12
Dieu ne veut pas que rien, même l'obscurité, 12
Même l'erreur qui semble ou funeste ou futile, 12
Que rien puisse, en criant : Quoi, j'étais inutile ! 12
2775 Dans le gouffre à jamais retomber éperdu ; 12
Et le lien sacré du service rendu, 12
À travers l'ombre affreuse et la céleste sphère, 12
Joint l'échelon de nuit aux marches de lumière. 12
logo du CRISCO logo de l'université