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HUG_21/HUG971
Victor HUGO
RELIGIONS ET RELIGION
1880
RELIGIONS ET RELIGION
Ce livre a été commencé en 1870 ; il est terminé
en 1880. L'an 1870 a donné à la papauté
l'infaillibilité et à l'empire Sedan. Que fera l'an 1880 ?
I
QUERELLES
I
LE DIMANCHE
— Je n'ai pas entendu le facteur frapper. — Certe ! 12
Votre porte aujourd'hui, monsieur, n'est pas ouverte. 12
— Ah bah ! — Vous n'aurez pas aujourd'hui de journaux. 12
— Pourquoi ?
Mary, qui vient d'éteindre ses fourneaux,
5 Est superbe ; elle a mis sa grande coiffe blanche. 12
— Ni de lettres. — Pourquoi ? — Parce que c'est dimanche. 12
— Eh bien ? — On ne lit pas de lettres ce jour-là. 12
— Pourquoi ? — Parce que Dieu fit le monde. Il parla 12
Et travailla pendant six jours. — Soit. Que m'importe ? 12
10 — Le dimanche on ne peut frapper à votre porte. 12
— Mais pourquoi ? — C'est le jour où Dieu s'est reposé. 12
Apprendre au maître, impie et français, l'A Bé Cé, 12
C'est beau ; Mary triomphe, et ne se sent pas d'aise, 12
Étant bonne chrétienne et servante irlandaise. 12
15 On entend bourdonner la cloche dans la tour. 12
Ainsi l'infini va jusqu'au septième jour ! 12
Arrivé là, c'est dit ; l'infini devient morne, 12
Reste court, et s'arrête épuisé ; c'est sa borne. 12
Nous appelons cela le dimanche. Il est sûr 12
20 Qu'il faut pour faire un ciel bien des rouleaux d'azur, 12
Qu'un chêne à fabriquer n'est pas un mince arbuste, 12
Et qu'il faut une échelle étrangement robuste 12
Et que l'échafaudage ait été bien construit 12
Pour peindre l'aube à fresque au mur noir de la nuit. 12
25 Ainsi ce grand travail qu'on nomme la nature 12
Ne s'est point terminé sans quelque courbature ! 12
Ainsi le Tout-Puissant a dit : Je n'en puis plus ! 12
Et las, suant, soufflant, ankylosé, perclus, 12
Pris d'un vieux rhumatisme incurable à l'échine, 12
30 Après avoir créé le monde, et la machine 12
Des astres pêle-mêle au fond des horizons, 12
La vie, et l'engrenage énorme des saisons, 12
La fleur, l'oiseau, la femme, et l'abîme, et la terre, 12
Dieu s'est laissé tomber dans son fauteuil Voltaire ! 12
II
PREMIÈRE RÉFLEXION
35 Pas de religion qui ne blasphème un peu. 12
L'une en croquemitaine habille le bon Dieu ; 12
Il fait son paradis du hurlement des âmes ; 12
Sa cave à son plafond jette un reflet de flammes, 12
Il grince, et son bonheur est d'avoir un enfer 12
40 À remuer avec une fourche de fer. 12
L'autre à la main lui plante un grand sabre, et l'affuble 12
D'un uniforme, mal caché par sa chasuble ; 12
Il a l'obus en bas et la foudre là-haut ; 12
Il était Jehovah, le voilà Sabaoth ; 12
45 On le fait tambour-maître et général d'armée ; 12
Il va-t-en guerre. Étant riche en noir de fumée, 12
Belzébuth jusqu'à Dieu se glisse, et cet escroc 12
Lui charbonne en riant deux moustaches en croc ; 12
Le Père-Éternel sent vaguement qu'on le berne, 12
50 Se laisse faire, met l'éclair dans sa giberne, 12
Se voit destitué par le pape, permet 12
Que la bataille accroche à sa mitre un plumet, 12
Ferme les yeux sur l'homme, être irrémédiable, 12
Et, n'étant plus bon Dieu, tâche d'être bon diable. 12
III
LE THÉOLOGIEN
O théologien, tu dis :
55 — Rêveurs, penseurs,
En fouillant on ne sait sous quelles épaisseurs, 12
Vous avez découvert un Dieu sans fin, sans forme ; 12
Vous niez qu'il se lasse et vous niez qu'il dorme ; 12
Ce Dieu n'a pas d'histoire. Est-il juif, arien, 12
60 Grec, indou, parsi ? Non. Il ne ressemble à rien, 12
Il n'a pas de légende arrangeable en cantique. 12
Raisonnons. Croyez-vous ce Dieu-là bien pratique ? 12
Tu dis : — Un Dieu n'est pas ce que vous supposez. 12
Un Dieu, c'est une tour dont on fait les fossés. 12
65 C'est une silhouette au delà d'un abîme. 12
Ne point le voir est mal et trop le voir est crime. 12
L'autel, c'est lui. Jamais la foule n'admettrait 12
L'être pur, l'infini compliqué par l'abstrait. 12
Dieu, cela n'est pas, tant que ce n'est pas en pierre. 12
70 Il faut une maison pour mettre la prière. 12
Dieu doit aller, venir, entrer, passer, marcher. 12
Il a l'ange à sa porte, ainsi qu'un roi l'archer. 12
Homme, il me faut son pied imprimé sur mon sable. 12
Et ce pied, c'est le dogme. Un Dieu point saisissable, 12
75 Un Dieu sans catéchisme, un Dieu sans bible, un Dieu 12
Que saint Luc et saint Marc, saint Jean et saint Mathieu 12
Ne tiennent pas tout vif, et par les quatre membres, 12
Dont les vieilles n'ont pas le portrait dans leurs chambres, 12
Dont personne ne peut dire : — Il est ainsi fait, 12
80 Il venait voir Moïse, il parlait à Japhet, 12
Il a tué beaucoup de gens dans l'Idumée, 12
Il est un, il est trois, il aime la fumée, 12
Il ne veut pas qu'on touche à ses arbres fruitiers ; 12
Un Dieu qu'on chercherait pendant des mois entiers 12
85 Sans le voir flamboyer soudain dans les broussailles ; 12
Un Dieu qui ne connaît ni Rome, ni Versailles, 12
Et qui ne comprendrait pas grandchose aux sermons, 12
Aux schémas, aux missels, où nous le renfermons ; 12
Un Dieu qu'on n'apprend point par demande et réponse, 12
90 Dont on ne fourbit pas avec la pierre ponce 12
L'auréole, dorée au fond d'un cul-de-four 12
Dans une niche en plâtre au coin du carrefour ; 12
Un Dieu comme cela ne vaut rien. Qu'il nous montre 12
Son Pentateuque avec le pour auprès du contre, 12
95 Ou son Toldos Jeschut, ou son Zend-Avesta, 12
Son Verbe que lut Job et qu'Esdras attesta, 12
Ses psaumes que chantaient les chevaliers de Malte, 12
Son Talmud ! Mais quoi, rien ! pas d'évangile ! Halte ! 12
Qu'est-ce que ce Dieu-là ? C'est un Dieu sans papiers. 12
100 Un Dieu pour paysans, un Jésus pour troupiers, 12
Voilà ce qu'il nous faut. L'Homme-Dieu. Dogme ou fable, 12
Il nous le faut visible, il nous le faut mangeable. 12
Il faut qu'il ait un peu toutes nos passions. 12
Bons croyants, faisons-nous quelques concessions. 12
105 Prenez notre séné, je prends votre rhubarbe. 12
Tu dis : — On n'est pas Dieu sans une grande barbe. 12
Dieu doit être très vieux. Ça met l'homme à genoux. 12
Un gibet d'autrefois transfiguré par nous 12
Charme le peuple, et l'âme en aime le mystère ; 12
110 La croix de saint André commande à l'Angleterre, 12
Le gril de saint Laurent produit l'Escurial. 12
Tu dis : — L'homme n'a foi qu'à l'immémorial. 12
Une religion qui veut qu'on croie en elle 12
Doit être séculaire, antique, solennelle, 12
115 Appuyée au monceau des âges révolus. 12
Tu dis : — Nous vénérons un culte d'autant plus 12
Que dans la profondeur de l'histoire il s'éloigne ; 12
Toute l'autorité du temps passé témoigne : 12
Croyons. Voilà mille ans, deux mille ans, trois mille ans 12
120 Que ce temple est sacré pour les hommes tremblants ; 12
C'est ici que le temps vient effeuiller les races, 12
Et des peuples éteints mêle les sombres traces ; 12
Il donne pour garants à ces croyances-là 12
Les générations dont l'âme s'envola. 12
125 Vieille religion, donc religion sainte. 12
De la tradition l'homme approche avec crainte. 12
C'est vrai, car c'est ancien ; et nos pères l'ont cru. 12
Un autel par l'amas des siècles est accru. 12
Donc, c'est en vieillissant que les dogmes se prouvent ; 12
130 Au fond du puits des jours les vérités se trouvent ; 12
Il est bon pour un temple ou bien pour un koran 12
Que, sur les bords du Tibre ou sous le ciel d'Iran, 12
Une procession d'ancêtres et de sages 12
Ait gravi ses degrés ou feuilleté ses pages ; 12
135 Un dogme a le cadran des heures pour souci ; 12
Tant qu'il n'a point de ride, il n'a pas réussi ; 12
Il lui faut, et c'est là sa seule inquiétude, 12
Le rajeunissement de la décrépitude ; 12
C'est par la vétusté qu'il plaît ; Christ envieux 12
140 Regarde Teutatès caduc et Brahma vieux ; 12
Le vrai n'est vrai, dans l'ombre où le temps nous dépouille, 12
Qu'à la condition d'être couvert de rouille. 12
Un dogme vermoulu fait bien dans le ciel bleu. 12
La patine du bronze est nécessaire à Dieu. 12
145 L'évidence a besoin, dans l'azur de l'idée, 12
D'être depuis longtemps des hommes regardée, 12
De beaucoup de croyants brûlant du même feu, 12
Et de beaucoup de terre au-dessous d'elle. Un dieu 12
N'est dieu qu'autant qu'il prend racine comme un arbre ; 12
150 L'argile de la foi durcit et devient marbre ; 12
Soyez un verbe, un rite, une religion, 12
Apportez-nous des saints groupés en légion 12
Et des anges coiffés d'étoiles à facettes, 12
Réglez l'esprit, le cœur, l'âme, ayez des recettes 12
155 Pour faire janvier chaud ou juillet pluvieux, 12
C'est bien ; mais commencez d'abord par être vieux. 12
Si les autels ont droit d'être environnés d'âmes, 12
Si c'est le ciel qui parle en chaire aux bonnes femmes, 12
Si les cultes sont purs, solides, sûrs, certains, 12
160 Vrais, cela se mesure au nombre des matins 12
Qu'a vus le coq juché sur la tour du village ; 12
Une religion qui sent lui venir l'âge 12
Triomphe à chaque siècle, et dit : Encor cent ans ! 12
J'existe ! — Et l'Éternel cherche à gagner du temps ! 12
IV
AU THÉOLOGIEN
165 Soit que vous vous coiffiez de turbans en batiste, 12
Ou de mitres mêlant la perle à l'améthyste, 12
O prêtres, ô porteurs d'éphods et de rabats, 12
Étant donné le droit de sottise ici-bas, 12
Vous en usez avec une ardeur sans pareille. 12
170 Parce que le Très-Haut, faisant la sourde oreille, 12
A l'air de ne rien voir et de tout accepter, 12
Parce que Dieu se laisse à peu près insulter, 12
Et que ce patient des Te deum ne raille, 12
Dans sa bonté, pas même un évêque qui braille, 12
175 Vous avez profité de son air bon enfant 12
Pour lui faire endosser l'absurde triomphant, 12
Là dans les sanhédrins et là dans les conciles, 12
Et pour bâcler beaucoup de livres imbéciles. 12
Prêtres, vous remuez aussi facilement 12
180 La malédiction, le mensonge inclément, 12
L'imposture et l'erreur dans vos pesants volumes 12
Que le petit oiseau fouille du bec ses plumes. 12
Où prends-tu, moine, abbé de visions imbu, 12
Ce Tout-Puissant myope et ce Très-Haut fourbu ? 12
185 Prêtre, qu'est-ce que c'est que cet Orgon céleste, 12
Dieu podagre que dupe un démon jeune et leste ? 12
Ah ! docteur ! quel beau jeu tu donnes, imprudent, 12
Aux rieurs, point fâchés d'avoir Dieu sous la dent ! 12
Écoute-les :
— Fakir, talapoin, muphti, mage,
190 Brave homme, Dieu, dis-tu, t'a fait à son image. 12
Alors il est fort laid. J'y consens. Prêtre blanc, 12
Prêtre noir, qu'il vous soit à tous deux ressemblant, 12
C'est son affaire. Et moi je siffle. Que de choses 12
Mal faites dans le tas de ses métempsycoses ! 12
195 Les diacres aux gros yeux m'ordonnent d'admirer ; 12
Je ris. La cathédrale en vain pour m'attirer 12
Ouvre les deux battants de sa porte cochère ; 12
Je laisse bougonner ces bonshommes en chaire. 12
Paix aux dévots béats ! quant à moi, je me tiens 12
200 Le plus loin que je peux des orateurs chrétiens ; 12
J'écris sur mon carnet : Fuir Nonotte ; et je cloue 12
À mon chevet : Ne point aller à Bourdaloue. 12
Les raisonneurs bigots sont un de mes effrois. 12
J'abhorre ces forêts de piliers lourds et froids 12
205 D'où ; tombent les frissons, les toux, les pleurésies ; 12
Je ne m'expose point aux églises moisies ; 12
Je n'irai point gagner quelques bonnes fraîcheurs 12
Pour le plaisir d'entendre aboyer vos prêcheurs, 12
Bavards à barbe ou clercs ras tondus, dont le geste 12
210 S'empêtre dans les plis d'une prose indigeste. 12
Prêtres de plomb, Laynez, Frayssinous, Bellarmin ! 12
L'ennui pleut de leur phrase ; et, son croc à la main, 12
Le chiffonnier qui met les âmes dans sa hotte, 12
Satan, s'il passe là d'aventure, chuchote : 12
215 — Quand plus tard, dans l'enfer vengeur, nous assommons 12
Tous ces lourds sermonneurs, c'est avec leurs sermons. 12
Dieu. Le monde. Anier triste et mauvaise bourrique. 12
Ah ! prêtres ! s'il faut croire à votre rhétorique, 12
Dieu mène tout. Tant pis. L'univers disloqué, 12
220 Mal sorti du chaos, penche et se cogne au quai. 12
On distingue ses mâts sur le ciel d'un noir d'encre. 12
Il n'a plus sa boussole, il a perdu son ancre, 12
Et semble par moments faire eau de toutes parts… 12
Tout ce que l'homme croit, dans l'abîme est épars. 12
225 La foi nage, le droit flotte, le vrai tournoie ; 12
On voit les bras levés de l'espoir qui se noie ; 12
Qu'est-ce que votre Dieu fait pendant ce temps-là ? 12
Rien. Je me trompe. Il fait Nemrod, Cham, Attila, 12
Gengiskhan, Tamerlan, Charles-Quint, Bonaparte ; 12
230 Il brise Rome, il tue Athène, il détruit Sparte ; 12
C'est grâce à lui qu'un roi dit : NOMINOR LEO ; 12
S'il donne au monde un saint, vite, il lâche un fléau ; 12
Il guide les Colombs, mais conduit les Pizarres ; 12
Il est fantasque ; il fait des actions bizarres 12
235 Dont Bossuet prendra note derrière lui. 12
Son éclipse survient dès que son aube a lui. 12
Cet astre est un aveugle. Il est contradictoire. 12
Ce monde est sa défaite autant que sa victoire. 12
Ce Très-Haut tourne et change. Il est hydre, il est Dieu. 12
240 D'une roue insensée il est le noir moyeu. 12
Il est tantôt Hasard et tantôt Providence. 12
Toute l'horreur humaine en ce Dieu se condense, 12
Et vous le façonnez si ressemblant à vous 12
Que, père, il est vengeur, et, maître, il est jaloux. 12
245 Il nous défend le lard tel jour de la semaine ; 12
Et, si nous en mangeons, l'ange des morts nous mène 12
Au gouffre où tout est feu, braise, flamme et charbon, 12
Si bien qu'il a caché l'enfer dans un jambon. 12
Ce qu'il crée, il le fêle ; et s'il met trop de sable, 12
250 Trop d'ombre ou trop de neige, il en est responsable. 12
Une peste nous vient de lui ; quand un essieu 12
Casse, c'est Jehovah qui se détraque, et Dieu 12
Est sale quand la boue à mon talon s'attache ; 12
Le mendiant, — pourquoi des mendiants ? — le tache ; 12
255 Tous les haillons du pauvre, à toute heure, en tout lieu, 12
L'accusent, et, souillés, infects, pendent à Dieu. 12
Dieu fait tout. Par-dessus le marché, cette droite 12
Terrible, formidable, immense, est maladroite. 12
Pour punir un village, il noie un continent. 12
260 Moi, je lui dis son fait, je suis impertinent, 12
Je le lorgne, je flâne et ris, je baguenaude, 12
Son nez majestueux reçoit ma chiquenaude ; 12
Certe, il se fâche ; il dit, furieux et rêvant : 12
— Où diable ai-je fourré ma foudre ? — Mais avant 12
265 Que ce Géronte ait mis la main sur son tonnerre, 12
Moi, tranquille et marchant de mon pas ordinaire, 12
Je suis déjà bien loin. Il foudroie à côté. 12
De là votre éloquence et de là ma gaîté, 12
Bons prédicateurs.
Certe, à cela que répondre ?
270 La foi vient couver l'œuf qu'on a vu l'erreur pondre ; 12
L'église sur l'enfant fait peser les aïeux, 12
Et met à l'ignorance un dogme sur les yeux. 12
Le prêtre apporte à l'homme une carte routière 12
Du ciel profond, avec péage à la frontière. 12
275 Fouille-toi, mort. On paie au pont du paradis. 12
Si tu n'as pas le sou, reste avec les maudits. 12
Un Dieu méchant qu'on loue, un Dieu bon qui menace, 12
Un Dieu signé Sanchez, Trublet, de Maistre, Ignace, 12
Luit dans l'ombre, entouré de vieillards clignotants, 12
280 Et c'est fini ; voilà de la nuit pour longtemps. 12
O prêtres ! ce Dieu-là, sous son dais à panache, 12
Est du monde idiot la suprême ganache ; 12
Il a l'utilité des vieux épouvantails ; 12
On le sculpte, aïeul sombre, au cintre des portails ; 12
285 Il écoute, un peu sourd, la cloche sa voisine 12
Il fait joindre les mains aux passants, il fascine 12
Les bons moutons humains que mènent les bedeaux, 12
Et charme les rapins qui, le sac sur le dos 12
Et les guêtres aux pieds vont barbouillant des croûtes 12
290 Dans les pays, en juin, quand les arbres des routes 12
S'agitent et se font mille signes de loin, 12
Joyeux d'avoir peigné les charrettes de foin. 12
V
INVENTION
Vous avez inventé le diable. Il est très bête. 12
Il empoigne les gens par les pieds, par la tête, 12
295 Part, et croit avoir fait quelque chose de beau 12
En portant Jésus-Christ au mont Tibidabo 12
Il dit : Je t'offre ça, la terre. Sois docile. 12
Il ne s'est même pas aperçu, l'imbécile, 12
Que celui qu'il a pris par les cheveux, c'est Dieu ; 12
300 Et que Jésus, qui cache étrangement son jeu, 12
Pourrait lui dire : Affreux Jocrisse, pitre immonde, 12
Tu me donnes la terre à moi qui tiens le monde ! 12
Peu de religions, rêvant sur Anankè, ' 12
Savent faire un titan, et le diable est manqué. 12
305 Il est, à n'en parler ici que comme artiste, 12
Plat et vulgaire ; il fait enrager Jean-Baptiste 12
Et tente saint Antoine avec fort peu d'esprit. 12
C'est le démon ; tremblez. Non, c'est le diable ; on rit. 12
Trop massif, il se traîne, ou, trop maigre, il s'efflanque. 12
310 Belphégor ne ferait pas vivre un saltimbanque ; 12
Belzébuth promené de foire en foire, aurait 12
Moins de succès qu'un loup pris dans une forêt. 12
Quant à moi, si j'étais montreur de phénomènes, 12
Pour faire écarquiller les prunelles humaines, 12
315 J'aimerais mieux, plutôt que Sadoch, nain bougon, 12
Ou Moloch, vieux pantin en forme de dragon, 12
Ou Bélial soufflant le feu de sa narine, 12
Avoir un bon lapin savant qui tambourine. 12
Le gouffre étant donné, toute l'ombre et l'horreur 12
320 Amoncelée autour d'un géant éclaireur, 12
On est surpris du peu que votre fable en tire ; 12
Vous n'avez rien trouvé de mieux que le satyre. 12
Le paganisme en lui chez vous est revenu. 12
Toujours le pied fourchu, toujours le front cornu. 12
325 Toujours la même ampoule au dos du même gnome. 12
Aveugle, plus, boiteux, c'est là tout le binôme. 12
Lucifer, Asmodée ; un infirme, un serpent ; 12
L'un ne voit pas Dieu ; l'autre erre clopin-clopant. 12
La maison d'or, à Rome, a sur ses vieilles briques 12
330 Des fantômes qui font des gambades lubriques, 12
Des nains à grosse tête et d'affreux chèvrepieds ; 12
L'enfer chrétien les a simplement copiés. 12
Vous avez baptisé le faune ; et c'est le diable. 12
Le vaste mécontent qui tire sur le câble 12
335 De l'univers, et veut casser l'amarre, afin 12
Que tout rentre au chaos, et que le séraphin, 12
L'étoile, le ciel, l'homme, et Dieu lui-même, roulent 12
L'un sur l'autre à vau-l'eau pêle-mêle, et s'écroulent ; 12
Le fourbe qui, pensif, sous Jehovah créant, 12
340 Construit la trahison immense du néant ; 12
L'être noir, l'effrayante âme démesurée 12
Qui fait refluer l'ombre ainsi qu'une marée, 12
Le parodiste amer et terrible qui prend 12
L'homme, et qui fait petit tout ce que Dieu fit grand, 12
345 Ce monstre, ce méchant d'une si fière taille, 12
Qu'il attend le tonnerre et lui livre bataille, 12
Qu'il a pour plaie au front le mal universel, 12
Et que tout l'océan n'aurait pas trop de sel 12
Pour sa raillerie acre et son rire insondable, 12
350 Ce colosse enchaîné sous l'Etna formidable, 12
Se retrouve en vos mains pygmée, avec l'ennui 12
D'avoir la petitesse et la laideur sur lui ; 12
Il était dans l'Érèbe énorme ; il est au bagne ; 12
Et se voit une bosse au lieu d'une montagne. 12
355 En somme, vous avez fort peu d'invention. 12
Vous refaites le cercle où tournait Ixion. 12
La nature a le singe et l'église a le diable ; 12
Vive le singe ! il est plus gai. Dans votre fable, 12
Le Capricorne, étoile, astre, tombe si bas 12
360 Qu'il n'est plus que le bouc immonde des sabbats ; 12
L'enfer triste est doublé d'un paradis féroce ; 12
Démons, damnés, maudits, sont dans la cuve atroce, 12
Leur tourment fait le ciel plus céleste, et le bain 12
Qui les cuit, rafraîchit là-haut le chérubin ; 12
365 Mais le démon a beau rôtir, il est fort terne ; 12
Et l'on ne comprend pas que dans cette citerne 12
Du flamboiement sans fond, avec un tel grief 12
Et tant de haine, Iblis ait si peu de relief. 12
La femelle d'Othryx, la pieuvre dont les pattes 12
370 Sans quitter l'Ararat s'accrochaient aux Carpathes, 12
Et qui, plongeant sous l'eau, faisait hausser les mers, 12
N'est plus qu'une nabote aux petits ongles verts, 12
Et le peuple, qu'au fond votre impuissance blesse, 12
Rit devant la titane avortée en diablesse ; 12
375 Linus venant du ciel sur Pégase, au relai, 12
Trouve votre sorcière enfourchant son balai ; 12
La diablerie au moine apparaît, et pullule, 12
Espèce de vermine, au mur de la cellule ; 12
Mais ces monstres sont vils, ces nains sont plus blafards 12
380 Que le lourd sphinx sortant la nuit des nénuphars 12
Et que l'impur crapaud caché sous les broussailles ; 12
Et l'on dirait que ceux qui firent ces grisailles 12
Et tous ces à-peu-près et tous ces camaïeux, 12
N'ont ébauche Satan que pour créer Mayeux. 12
VI
LES MAINS LEVÉES AU CIEL
385 Ciel, laisse-moi tout dire ! O ciel, source des êtres, 12
Tu vois mon âme ; il faut que je parle à ces prêtres. 12
VII
CHEF-D'ŒUVRE
Vous prêtez au bon Dieu ce raisonnement-ci : 12
— J'ai, jadis, dans un lieu charmant et bien choisi 12
Mis la première femme avec le premier homme ; 12
390 Ils ont mangé, malgré ma défense, une pomme ; 12
C'est pourquoi je punis les hommes à jamais. 12
Je les fais malheureux sur terre, et leur promets 12
En enfer, où Satan dans la braise se vautre, 12
Un châtiment sans fin pour la faute d'un autre. 12
395 Leur âme tombe en flamme et leur corps en charbon. 12
Rien de plus juste. Mais, comme je suis très bon, 12
Cela m'afflige. Hélas ! comment faire ? Une idée ! 12
Je vais leur envoyer mon fils dans la Judée ; 12
Ils le tueront. Alors, — c'est pourquoi j'y consens, 12
400 Ayant commis un crime, ils seront innocents. 12
Leur voyant ainsi faire une faute complète, 12
Je leur pardonnerai celle qu'ils n'ont pas faite ; 12
Ils étaient vertueux, je les rends criminels ; 12
Donc je puis leur rouvrir mes vieux bras paternels, 12
405 Et de cette façon cette race est sauvée, 12
Leur innocence étant par un forfait lavée. 12
VIII
SUITES
L'homme étant la souris dont le diable est le chat, 12
On appelle ceci Rédemption, Rachat, 12
Salut du monde ; et, Christ est mort, donc l'homme est libre ; 12
410 Et tout est désormais fondé sur l'équilibre 12
D'un vol de pomme avec l'assassinat de Dieu ; 12
Soit. Mais ne rions plus quand Thor, à coups d'épieu, 12
Cherche à tuer Matchi, le grand tigre invisible ; 12
Ni quand l'archer Zuvoch prend l'astre Aleph pour cible ; 12
415 Ne raillons plus Horus qui trompe Hermès l'expert ; 12
Ni Sog qui joue aux dés la lune et qui la perd ; 12
Ni la tortue ayant sur son écaille ronde 12
Huit grands éléphants blancs qui soutiennent le monde ; 12
Ne raillons plus ces dieux étranges de Délos, 12
420 Ailés, palmés, sachant les noms de tous les flots, 12
Dont la nuit on voyait confusément les trônes 12
Luire aux pâles sommets des monts Acrocéraunes ; 12
Et cessons de hausser les épaules devant 12
Les Hottentots prenant dans leurs poings noirs le vent, 12
425 Devant les Grecs faisant, dans un luncheon nocturne, 12
Manger ses petits-fils au grand-père Saturne ; 12
Et ne bafouons plus le nègre et son tabou, 12
Ni ce temple meublé d'idoles en bambou 12
Où les sauvages vont avec les sauvagesses. 12
430 O religions, dieux, certitudes, sagesses ! 12
IX
QUESTIONS
Qui que tu sois, qui vas devant toi, méditant 12
Des perquisitions dans ce ciel éclatant 12
Que l'homme de ses dieux au hasard ensemence, 12
Toi qui rêves, tu n'as de sûr que ta démence, 12
435 Toi qui montes, tu n'as de grand que ton orgueil. 12
D'abord, chercheur, qu'es-tu ? Sur ce flamboyant seuil, 12
C'est là ce qu'il faut voir avant toute autre chose. 12
T'appelles-tu Pamphile, Euthyme, Eusèbe, Orose, 12
N'es-tu qu'un scoliaste, un clerc, un professeur, 12
440 D'un palimpseste obscur feuilletant l'épaisseur, 12
Citant Pierre, Thomas ou Paul, sois blême et triste, 12
Et ne demande rien au ciel, ô casuiste ; 12
Fais en dehors de lui ton Dieu. Sois le rhéteur, 12
Et n'escalade pas l'inutile hauteur. 12
445 Si tu n'es que Lactance, homme, il doit te suffire 12
D'abattre Hiéroclès et d'écraser Porphyre ; 12
Si tu n'es qu'un docteur d'un culte officiel, 12
Tu n'as rien à tirer du mystère et du ciel 12
Qui ne tourne au profit d'une thèse arbitraire, 12
450 Et tu ne pourras point, frêle esprit, en extraire 12
De meilleures raisons que celles que donna 12
Irénée à Blastus ou Justin à Zena. 12
C'est bien. Adore un texte, apprends, répète, imite, 12
Et fais-toi d'une lettre écrite ta limite. 12
455 Le ciel, ce précipice où tu plongerais mal, 12
N'enseigne rien à ceux que lie un joug fatal 12
Et qui ne veulent pas que le vrai les délivre. 12
Reste dans une ornière et rampe dans un livre. 12
Mais es-tu d'aventure un penseur libre, errant 12
460 Du côté de la nuit qui semble transparent, 12
N'ayant pas pris d'avance un parti sur l'abîme, 12
N'imposant aucun dogme à la brume sublime, 12
Ne poursuivant dans l'air, dans l'onde et dans le feu 12
Aucune forme humaine ou terrestre de Dieu ; 12
465 Es-tu l'homme qui cherche et l'esprit qui s'envole ? 12
Alors il te faut mieux qu'un maître, qu'une école, 12
Et qu'un missel, fardeau du lutrin vermoulu. 12
Il te faut le concret et l'abstrait, l'absolu, 12
L'infini sans cadrans, sans horloges, sans montres, 12
470 Sans compas, sans boussole, et les grandes rencontres 12
De la nuit où l'on sent passer les inconnus ; 12
Il te faut les vents noirs, des profondeurs venus, 12
Qui dispersent dans l'ombre on ne sait quels messages. 12
Mais n'attends pas du gouffre où s'effacent les âges, 12
475 N'attends pas du grand tout, farouche, illimité, 12
Où flotte l'invisible, où, dans l'obscurité, 12
L'aile des tourbillons heurte l'aile des aigles, 12
Une explication de Dieu selon les règles, 12
Ni que, pour contenter ton pauvre esprit courbé, 12
480 L'être va te prouver l'être par A plus Bé. 12
Si tu veux que l'ensemble étoile te démontre 12
Un dogme, en débattant les raisons pour et contre, 12
Comme ferait Sanchez commentant Loyola, 12
La Nuit ne monte point dans cette chaire-là. 12
485 Ne confonds pas l'abîme avec un clerc ; distingue 12
Entre Oxford et la nuit, entre l'aube et Gœttingue. 12
Les théologiens, les universités, 12
Les lourds in-folio doctement feuilletés, 12
Sont une chose, et l'ombre immense en est une autre. 12
490 De quelle vérité le gouffre est-il l'apôtre ? 12
Tâche de le savoir ; mais n'en espère point 12
Un cours de faculté suivi de point en point. 12
La lumière dévore et le collège broute ; 12
L'enseignement d'en haut ne suit pas l'humble route 12
495 Par où passe en boitant l'enseignement d'en bas ; 12
Le mystère a ses lois, la Sorbonne a ses bâts ; 12
La science de l'Être, âpre, escarpée, ardue, 12
Aire idéale où fuit la pensée éperdue, 12
L'algèbre du grand Tout, le problème absolu, 12
500 Noir livre de la nuit où le rêve a seul lu, 12
Je ne te cache pas qu'il se peut qu'on l'apprenne 12
Dans la profondeur bleue, ineffable et sereine, 12
Ou dans la pâle horreur des brouillards infernaux, 12
Autrement qu'à Bologne au collège Albornoz. 12
505 Vois ! c'est l'empyrée ; aube, éther, sans bords, sans voiles, 12
Avec sa plénitude effroyable d'étoiles, 12
Étalant ses azurs au bleu jamais terni, 12
Espèces de cristaux vagues de l'infini. 12
Qu'est-ce que tu vas faire en ce cosmos sans terme, 12
510 Plus terrible s'il s'ouvre encor que s'il se ferme ? 12
Comment ton frêle esprit se comportera-t-il 12
Dans ce sombre océan du grand et du subtil ? 12
À qui parleras-tu dans ce milieu tragique ? 12
Tout ton savoir humain, ta raison, ta logique, 12
515 Ne vont-ils pas se rompre en angles plus confus 12
Que les coudes du chêne au fond des bois touffus ? 12
Dis, que vont devenir, homme, tes syllogismes 12
Quand ils rencontreront l'énormité des prismes ? 12
Pourras-tu supporter l'immense brisement 12
520 De l'idéal, du vrai, du jour, du firmament ? 12
Savoir fut de tout temps la démence des sages. 12
Osiris consultait l'abîme ; des visages 12
Y viennent effarer les prophètes vaincus ; 12
Mars inspirait Solon et Pallas Zaleucus ; 12
525 Numa cherchait la nymphe en sa grotte enchantée ; 12
Minos questionnait Zéus sur le Dictée ; 12
Lycurgue allait à Delphe écouter Apollon. 12
Tout cela, c'est le gouffre ; et l'obscur aquilon 12
Mêle au même brouillard tous ces pâles fantômes. 12
530 Tout cela, c'est la fuite immense des atomes ; 12
C'est le doute.
Le doute, hélas ! Sur cette mer,
Où tous les vents, le chaud, le froid, l'impur, l'amer, 12
Épuisent les fureurs de leurs rauques poitrines, 12
Apparaît l'archipel ténébreux des doctrines ; 12
535 Sommets qui sont des ports s'ils ne sont des écueils. 12
Là se dressent Vesale entr'ouvrant des cercueils, 12
Socrate lumineux, Zenon dans un jour triste, 12
Pyrrhon vague, et si noir qu'on ne sait' s'il existe, 12
Les sept sages, pareils aux Cyclades, couverts 12
540 De nuages, de flots, de brumes et d'hivers, 12
Swift, Rabelais, Montaigne, Herder, Kant en détresse, 12
Hegel sombre, et, là-bas, cette cime, Lucrèce. 12
Les plus mornes, ce sont les rieurs. Avoir ri, 12
Ce n'est pas contre l'ombre étoilée un abri ; 12
545 Cela ne construit pas un toit sur notre tête 12
Contre l'Être, sinistre et splendide tempête ; 12
Cela n'empêche pas les monts d'être debout ; 12
Cela ne fait pas taire un Vésuve qui bout, 12
Ni les clairons de l'ombre aux bouches des borées ; 12
550 Cela n'empêche pas les mers démesurées 12
D'offrir on ne sait quels hommages écumants 12
À la pâle planète au fond des firmaments ; 12
Rire, cela ne peut déconcerter la rose 12
Qui s'ouvre en juin, ayant pour devoir d'être éclose ; 12
555 Fermer l'œil et crier : Je lie veux pas les voir ! 12
Cela n'empêche pas les rayons de pleuvoir. 12
Riez. Soit. L'Inconnu derrière sa muraille 12
Ne s'inquiète pas de Lucien qui raille ; 12
Ni les eaux, ni les champs, ni les fleurs, ni les blés, 12
560 Ni les forêts ne sont d'un sarcasme troublés ; 12
L'invisible cocher des sept astres du pôle 12
Ne baisse pas le front, ne tourne pas l'épaule, 12
En poussant au zénith l'effrayant chariot, 12
Pour voir ce que Voltaire écrit à Thiriot. 12
565 Les rieurs sont-ils sûrs de leur rire ? Leur style 12
Élide volontiers Dieu, syllabe inutile ; 12
Du vieux surplis du prêtre ils chiffonnent l'empois ; 12
Mais que veulent-ils ? Faire aux croyants contrepoids. 12
Est-ce tout ? À quoi bon ? Quel choix dans la nuit noire ! 12
570 Le hasard de nier ou le hasard de croire ! 12
Que sert, dans cette énigme où l'homme est enfoui, 12
De balbutier Non parce qu'on bégaie Oui ? 12
Donc, esprit, prends ton vol, si tu te sens des ailes. 12
Mais, homme, quel que soit l'éclair de tes prunelles, 12
575 N'espère pas, si haut que ton âme ait monté, 12
T'envoler au delà de ton humanité. 12
Va ! mais, songes-y bien, nul ne sort de sa sphère. 12
L'Être en qui tout se fond, mais de qui tout diffère, 12
A fait les régions pour qu'on s'y renfermât ; 12
580 Et l'oiseau le plus libre a pour cage un climat. 12
II
PHILOSOPHIE
Homme, qu'est-ce que c'est que tes cérémonies 12
Misérables, devant les choses infinies ? 12
À quoi bon tes pæans, tes chants, tes hosannas ? 12
Pourquoi, n'ayant pas plus de jours que tu n'en as, 12
585 Prier au pied d'un tas d'autels contradictoires ? 12
Quelle manie, atome en proie aux purgatoires, 12
As-tu d'interpeller les cieux ? et quel besoin 12
De prendre l'invisible et l'obscur à témoin ? 12
Crois-tu féconder l'Ombre en y semant des rites, 12
590 Des formules de nuit sur du brouillard transcrites ? 12
T'imagines-tu donc, être aux songes bornés, 12
Que, lorsqu'avec tes yeux, tes oreilles, ton nez, 12
Tu bâtis un fétiche ayant ta ressemblance, 12
En t'adressant au vide insondable, au silence, 12
595 Au mystère, à l'horreur, tu les amèneras 12
À lui faire des pieds quand tu lui fais des bras ? 12
Te figures-tu pas que le gouffre, où Socrate, 12
Les druides d'Armor, les mages de l'Euphrate, 12
Jean de Patmos, et Dante, et Thaïes ont frémi, 12
600 Entrera pour sa part, et de compte à demi, 12
Dans la formation de quelque être inutile 12
Que la réalité de toutes parts mutile ? 12
Quiconque, apôtre, augure, ou barde au large front, 12
Forge un Dieu de son mieux et l'offre au ciel profond, 12
605 N'aperçoit que la brume et la noirceur confuse 12
Du firmament sinistre et calme, qui refuse ; 12
L'homme a beau présenter un Dieu, prémédité 12
Dans son aveuglement et dans sa surdité, 12
Que ce Dieu soit indou, païen, grec ou biblique, 12
610 L'ombre ne donne pas à l'homme la réplique ; 12
Sans écho, sans qu'un signe ait paru dans l'éther, 12
L'Être a vu par Orphée enfanter Jupiter, 12
Allah par Mahomet, Jehovah par Moïse ; 12
La négation triste est dans le vide assise ; 12
615 Le prêtre par l'abîme est toujours éconduit ; 12
L'immobilité grave et morne de la nuit 12
Suffit au Tout lugubre, et le gouffre n'invente 12
Aucune idole, ayant l'éternelle épouvante. 12
Ah ! tu montes vers l'ombre avec un Dieu tout fait. 12
620 Que Dieu soit. Ton néant de grandeur le revêt ; 12
Ta nuit lui pose au front l'aurore éblouissante ; 12
Puis au-dessous de lui tu mets une descente 12
D'anges, d'êtres ayant l'azur pour point d'appui, 12
Décroissant jusqu'à toi, puis croissant jusqu'à lui. 12
625 Il te faut ta série allant du ciel à terre ; 12
Tu veux d'un seul regard embrasser le mystère ; 12
Voir le point d'arrivée et le point de départ ; 12
Tu veux dire : voici la moitié, puis le quart ; 12
Compter les échelons ; tu rêves ce quadrille : 12
630 Dieu, puis l'archange, et l'homme en regard du mandrille ; 12
Eh bien, non. Tout n'est qu'Un. Sache, ô sombre écolier, 12
Qu'on ne monte pas Dieu comme ton escalier ; 12
Il est dans une ruche aussi bien que dans Rome ; 12
Le ver n'est pas plus loin de l'infini que l'homme. 12
635 Nous autres les songeurs que dévorent la faim 12
Et la soif de connaître, et qui, sans peur, sans fin, 12
Creusons l'éternité formidable et candide, 12
Du côté noir, ainsi que du côté splendide 12
Où l'on voit tant de vie et de flamme abonder, 12
640 Nous avons beau guetter, contempler, regarder, 12
Observer, épier, jamais nous n'aperçûmes 12
Pas plus ce que tu crois que ce que tu présumes. 12
Connaître à fond Celui qui Vit, ses attributs, 12
Son essence, sa loi, son pouvoir, — de tels buts 12
645 Sont plus hauts que l'effort de l'homme qui trépasse. 12
Les invisibles sont. Ils emplissent l'espace, 12
Ils peuplent la lumière, ils parlent dans les bruits ; 12
Mais ne ressemblent point à ce que tu construis. 12
Renonce à fatiguer le réel de tes songes ; 12
650 L'Ombre, en bas comme en haut, repousse tes mensonges ; 12
Le tonnerre n'est pas l'ami ni l'ennemi 12
De ton Dieu que ne hait ni n'aime la fourmi ; 12
Quand ta dévotion dresse un temple et s'y mure, 12
L'ouragan en ricane et l'abeille en murmure' ; 12
655 Tu n'es pas moins raillé du nain que du géant ; 12
Tes dragons sont d'airain, tes dieux sont de néant ; 12
Tu peux les ciseler, mais non les faire vivre ; 12
L'oiseau craint le serpent et perche sur ta guivre ; 12
Sculpte tes déités ! dans leurs yeux de granit 12
660 Le vautour fait sa fiente et le crapaud son nid ! 12
Toi-même tu rirais, si tu pouvais connaître 12
À quel point tu ne peux, homme, rien faire naître, 12
Rien construire en dehors des formes que tu vois ; 12
À quel point tous tes arts, travaillant à la fois, 12
665 Tes peintres, tes sculpteurs, sont nuls pour rien produire 12
Hors du cercle où tu vois un jour pâle te luire ; 12
Jusqu'où sont puérils tes rêves délirants ; 12
Quelle est, pour inventer, l'enfance des plus grands ; 12
Combien est infécond Rembrandt, et dans quel lange 12
670 Sont encor Phidias, Rubens et Michel-Ange ! 12
La nature, l'aïeule aux mille sombres voix 12
Rugissantes parmi les antres et les bois, 12
La nourrice des loups, des ours et des panthères, 12
À des dessous profonds peuplés de noirs mystères 12
675 Qui te feraient pâlir si tu les pénétrais, 12
Et, dans l'énormité des eaux et des forêts, 12
Riche en monstres, n'a pas besoin de tes chimères. 12
Crois-tu pas qu'épousant tes songes éphémères, 12
Elle accepte ton hydre ou ta licorne, ayant 12
680 Son tigre, son lion au regard flamboyant, 12
Et son hippopotame horrible, et qu'elle abdique 12
Son grand aigle des monts pour ton aigle héraldique ? 12
Ah ! pauvre homme inutile et fou sous le ciel bleu, 12
Tu ne peux faire un monstre et tu veux faire un Dieu ! 12
685 Et puis quand tu l'auras, fort bien, que tu lui fasses 12
Deux sexes comme à Fô, comme à Janus deux faces, 12
Que tu l'ornes d'un tas de titres et de noms, 12
Le voilà sur ses pieds, c'est Dieu, nous le tenons, 12
Où le mettre ? En quel gouffre, homme ? ou dans quelle sphère ? 12
690 Perceras-tu, toi l'homme, un trou dans la lumière 12
Pour y loger ce Dieu que ton esprit forma 12
D'un peu de Jupiter et d'un peu de Brahma ? 12
Ce Zésus, cet Allah, ce Pan, que tu fabriques 12
Avec tes passions féroces et lubriques, 12
695 Comment le mettras-tu dans les astres ? Quel clou 12
Prendras-tu pour clouer au fond des cieux Vishnou ? 12
Fusses-tu secondé d'Alcée et de Terpandre, 12
Dis, comment feras-tu pour fixer, pour suspendre, 12
Et pour faire tenir Érigone aux seins nus, 12
700 Érynnis, Astarté, Bellone, la Vénus, 12
Ces buveuses de sang et ces prostituées, 12
Dans la façade énorme et pâle des nuées ? 12
Ah ! noir vivant, tu veux un Dieu ! Qu'en feras-tu ? 12
Auras-tu moins d'orgueil, homme, et plus de vertu ? 12
705 Embrasseras-tu l'homme ? aimeras-tu ton frère ? 12
Deviendras-tu flambeau ? briseras-tu la guerre, 12
Ce vieux glaive éternel d'où dégoutte le sang ? 12
Dis, jetteras-tu moins de pierres en passant 12
Aux penseurs, aux héros, aux martyrs, aux apôtres ? 12
710 Laisseras-tu, devant l'affliction des autres, 12
Entrer la pitié blanche et douce dans ton cœur ? 12
Seras-tu plus pensif, plus grave et moins moqueur, 12
Surtout pour les déchus et pour les incurables ? 12
Seras-tu moins hautain devant les misérables, 12
715 Plus doux pour l'insensé qu'entraînent ses penchants, 12
Moins grand pour les petits et meilleur aux méchants ? 12
Réponds, mêleras-tu, dis, un peu de tendresse, 12
O juste, à ta justice, ô sage, à ta sagesse ? 12
Feras-tu grâce au monstre en pleurs, et seras-tu 12
720 Un Abel moins altier pour Caïn abattu ? 12
Et, si tu n'es qu'un monstre et qu'un Caïn toi-même, 12
Viendras-tu t'effarer à la lueur suprême, 12
Et te prosterner, pâle, heureux, épouvanté, 12
Sous la prodigieuse et clémente clarté ? 12
725 Un Dieu tient de la place, homme, dans une sphère. 12
Avant d'en vouloir un, il faut savoir qu'en faire. 12
Un Dieu, quand ce n'est pas un port, c'est un péril. 12
Ah ! la plupart du temps, sénile et puéril, 12
Importunant les cieux, livide solitude, 12
730 Tu veux un Dieu, de peur d'en perdre l'habitude, 12
Parce que du passé tu subis l'ascendant, 12
Tu veux un Dieu, pour rien, pour faire, en attendant 12
Que ton cadavre tombe au sépulcre et pourrisse, 12
Ce que ton père a fait, ce qu'a fait ta nourrice, 12
735 Par ennui, pour sentir sur ta tête un patron, 12
Pour avoir quelque chose à mettre en ton juron. 12
Enfin te rends-tu compte un peu du vaste rêve 12
Où ton destin commence, où ton destin s'achève, 12
Qu'on nomme l'univers, et qui flotte infini ? 12
740 En vois-tu le côté fatal, blessé, puni ? 12
Le lait coule, et le sang aussi ; l'esprit s'effraie. 12
Sous la grande mamelle on voit la grande plaie. 12
Lucine pleure ayant devant elle Atropos. 12
Hélas ! hélas ! s'il est quelqu'un qui, sans repos, 12
745 Crée, engendre et produit, homme, il est quelque chose 12
Qui sans trêve détruit, dévore et décompose. 12
Ce fileur ne fait rien que pour ce déchireur. 12
Les êtres sont épars dans l'indicible horreur. 12
L'ombre en étouffe plus que le jour n'en anime. 12
750 La lumière s'épuise à traverser l'abîme ; 12
Les rayons dans l'éther s'enfoncent éperdus ; 12
L'obscurité, vers qui tous les bras sont tendus, 12
Livide, est toujours là qui fait la nuit, et creuse 12
Ce trou pour engloutir la clarté généreuse ; 12
755 Quoi que fasse l'étoile et l'aube à l'horizon, 12
Tout n'est qu'une malsaine et nocturne prison ; 12
Malgré le vaste effort de l'aurore, tout souffre ; 12
Quelle épaisseur de nuit ne faut-il pas au gouffre 12
Pour amortir la flèche énorme du soleil ? 12
760 Eh bien, vois ! Mars est noir ; Saturne est-il vermeil ? 12
Les azurs sont brumeux, les planètes sont pâles. 12
Quant à ton globe à toi, des pleurs, des cris, des râles. 12
Ta sphère a-t-elle un Dieu ? S'il existe, il dément 12
Sans cesse la beauté, l'astre, le firmament ; 12
765 Que ce Dieu donne un chant aux oiseaux, qu'il revête 12
Le rossignol de joie et d'amour la fauvette, 12
Qu'importe s'il les fait guetter par l'épervier ! 12
Soi-même s'abhorrer, soi-même s'envier, 12
Telle est l'obscure loi de l'être lamentable. 12
770 Ton affreux ciel mugit comme un bœuf dans l'étable ; 12
Quant au genre humain, vois !
Esclaves et bourreaux,
Vil tas de cendre ayant pour tisons les héros, 12
Paille éteinte d'un souffle et d'un souffle allumée, 12
Foule qu'on voit passer et dans de la fumée 12
775 Fuir après qu'on l'a vue un instant se mouvoir ! 12
À peine en reste-t-il quelque chose de noir. 12
Ses chefs n'ont pas de but, ses dieux n'ont pas de norme ; 12
Rien que pour les nommer, son histoire est difforme ; 12
Les canons remplaçant les chars armés de faulx, 12
780 Des trônes, des bûchers, d'affreux arcs triomphaux, 12
Des profils de césars équestres sous des porches, 12
De toutes ces lueurs l'homme faisant des torches, 12
Un reflux d'ombre après un flux de liberté, 12
De la haine et du bruit, voilà l'humanité. 12
785 La vie est de la nuit, la mort seule est lucide ; 12
La science aboutit à l'âme suicide ; 12
Tout ment ; et les esprits se blessent aux scalpels. 12
Les sens à la raison font d'obscènes appels ; 12
Sur la chair croît le vice, infâme parasite ; 12
790 Le mal tente l'esprit, l'esprit tremblant hésite. 12
La conscience est là pour régler ces débats ? 12
Soit. Mais a-t-elle peur ? pourquoi parler si bas ? 12
Vois ton indignité, dont tu fais ta victoire. 12
Est-il, bien que le ciel ait aussi sa nuit noire, 12
795 Un coin du firmament, d'ombre ou d'azur baigné, 12
Qui ne jette sur l'homme un regard indigné ? 12
Est-il une vertu que l'homme dans ses doutes 12
N'ait flétrie ou niée ? Interroge-les toutes. 12
Demande au dévouement, au courage, à l'amour, 12
800 Ce qu'ils pensent de l'homme, âpre et vil tour à tour. 12
La justice en a peur quand elle voit sa toge. 12
Questionne sur lui la sagesse ; interroge 12
La faiseuse d'ingrats, la mère au sein mordu, 12
La bonté. Le devoir est un flambeau perdu. 12
805 Qui grandit soudain penche, et qui naît périclite. 12
O vivants, Démocrite aussi bien qu'Héraclite, 12
Rabelais comme Job, Timon comme Pangloss, 12
Tout s'écroule en chimère ou se fond en sanglots. 12
Là, des pôles tombeaux, ici, des déserts mornes 12
810 Où rôdent le bubale et la vipère à cornes, 12
Où le soleil emplit de venin les buissons, 12
Où la lumière sert à faire des poisons. 12
Le soir, comme un mourant les horizons blêmissent ; 12
Ce globe, couvert d'eaux et d'arbres qui frémissent, 12
815 Entrecoupe on ne sait quels cris et quels abois 12
Dans un balancement de vagues et de bois. 12
Tout menace et tout tremble ; et la mer accoutume 12
La terre misérable à l'immense amertume. 12
Homme, ton univers a l'air d'être inquiet. 12
820 Devant qui ? Tout s'enfuit. Le jour craint, la nuit hait. 12
L'être est un bloc confus de masques et de bouches 12
Mêlés lugubrement dans des effrois farouches ; 12
Comme deux oiseaux noirs sans fin se poursuivant 12
L'éclair étreint la nuit dans la fuite du vent, 12
825 Et la nature entr'ouvre au fond de ces alarmes 12
Son œil mystérieux, noyé de sombres larmes. 12
L'être est morne, odieux à sonder, triste à voir. 12
De là les battements d'ailes du désespoir. 12
Tu dis : — Je vois le mal, et je veux le remède. 12
830 Je cherche le levier, et je suis Archimède. 12
Le remède est ceci : Fais le bien. Le levier, 12
Le voici : Tout aimer et ne rien envier. 12
Homme, veux-tu trouver le vrai ? cherche le juste. 12
Mais quant au dogme, neuf et jeune, ou vieux et fruste, 12
835 Quant aux saints fabliaux, quant aux religions 12
Inoculant l'erreur dans leurs contagions, 12
Semant les fictions, les terreurs, les présages, 12
Quant à tous ces docteurs, à ces essaims de sages 12
Qui vont l'un maudissant ce que l'autre a béni, 12
840 Qui, volant, bourdonnant, harcelant l'infini, 12
Feraient abriter Dieu sous une moustiquaire, 12
Quant au daïri roi, quant au pape vicaire, 12
Quant à tous ces korans que chaque âge inventa, 12
Edda, Veda, Talmud, King ou Zend-Avesta, 12
845 Ce n'est qu'une confuse et perverse mêlée ; 12
En les étudiant, ô pauvre âme aveuglée, 12
Tu n'apprendras pas plus le réel qu'en cherchant 12
À composer, avec des insultes, un chant ! 12
Et qu'importe, après tout, que l'homme prie ou croie ; 12
850 Qu'avec son propre songe, inepte, il se foudroie ; 12
Qu'il adore le Tout informe, ou l'esprit pur, 12
Une statue en bronze ou bien un pan d'azur ; 12
Que l'homme au ciel s'égare ou qu'il se fanatise 12
Avec la fauve odeur des bûchers qu'il attise ; 12
855 Que sa religion ait des pieds et des mains 12
Et des sens, et se livre aux appétits humains, 12
Ou soit vapeur, fumée, ombre ; que dans l'église 12
Son Dieu se pétrifie ou se volatilise ; 12
Que l'homme, impur, s'aveugle à suivre n'importe où 12
860 Tantôt l'abstraction, tantôt le manitou ; 12
Que ce soit la chandelle ou l'astre qu'il contemple ; 12
Qu'il adore une idée ou qu'il adore un temple ; 12
Que, croyant voir des dieux, au fond des bois épais, 12
Il nomme Argès l'éclair, la foudre Stéropès ; 12
865 Que, l'un couché dans l'or, l'autre nu sur des nattes, 12
Le nègre ait ses tabous et César ses pénates ; 12
Que le flamine encense en chlamyde de lin 12
Le morne Olympien, le noir Capitolin ; 12
Qu'on ait un Dieu hantant l'alcôve impériale, 12
870 Un pour le sénateur, un pour le curiale ; 12
Que les dieux soient divers et mesurés aux rangs, 12
Pour l'esclave petits et pour le maître grands ; 12
Qu'en l'honneur d'un Indra quelconque, le brahmine 12
Se laisse dévorer vivant par la vermine ; 12
875 Qu'on se damne en carême â manger du jambon ; 12
Que pour faire un saint Pierre un Jupiter soit bon, 12
Et que la foule, au fond des hautes basiliques, 12
Use un orteil païen de baisers catholiques, 12
Si bien qu'un vieux Très-Haut ressert et se revend, 12
880 Et qu'avec un dieu mort on bâcle un saint vivant ; 12
Qu'ainsi qu'un terre-neuve attaque un boule-dogue, 12
La mosquée en fureur morde la synagogue ; 12
Que Rome ait en dédain Moscou ; que Borgia 12
Soit pour la Vierge et non pour la Panagia ; 12
885 Que les frontons sacrés changent d'hiéroglyphe ; 12
Que le blanc d'Hildebrand soit le noir de Caïphe ; 12
Que l'homme à Mahomet donne un dôme écrasé, 12
À Notre-Dame un chœur fait en bois menuisé, 12
Au grand éléphant blanc un éventail de plumes ; 12
890 Qu'il ait ses dieux brochés en plusieurs gros volumes ; 12
Qu'il discute si c'est le Pinde, âpre coteau, 12
Qui vit l'hydre déesse, Amphitrite Céto 12
Sortir de la mer bleue et triste, ou si l'Élide 12
La première aperçut l'effroyable annélide ; 12
895 Qu'il donne Thèbe aux sphinx et Tyr aux belzébuths ; 12
Qu'il appelle le jour Adonis ou Phébus ; 12
Qu'il écoute de Pan les invisibles flûtes ; 12
Qu'il bâtisse un cromlech avec des pierres brutes, 12
Ou fasse à Phidias sculpter le Parthénon ; 12
900 Qu'il juche Dieu sur l'aigle ou bien sur un ânon ; 12
Qu'il serve le Baal avec la Baaltide ; 12
Qu'il soit évêque, et propre, ou derviche, et fétide, 12
Vil caloyer barbu, beau diacre tonsuré, 12
Très révérend ministre, ou monsieur le curé ; 12
905 Que la sottise autour du mensonge se groupe ; 12
Que le meilleur orfèvre, avec sa bonne loupe, 12
Ne puisse distinguer les dieux vrais des dieux faux ; 12
Que le rêve ait Endor, que la chair ait Paphos ; 12
Qu'avant de croire en Dieu, le genre humain le crée ; 12
910 Que sous la pression de la crainte sacrée, 12
Que, sous la pesanteur des vagues régions, 12
Les superstitions et les religions 12
Sortent de son esprit comme l'eau des éponges ; 12
Que, sans savoir pourquoi, dans un noir tas de songes, 12
915 Il choisisse tel dogme ou tel autre ; qu'en bloc, 12
Acceptant Irmensul, il rejette Moloch ; 12
Qu'il adopte une idole infâme et s'en entiche, 12
Faisant le délicat pour quelque autre fétiche ; 12
Que, sur Dieu, pour savoir s'il est de bonne humeur, 12
920 Il consulte le vent ou le flot en rumeur, 12
Ou la flamme, ou l'oiseau planant dans des tempêtes ; 12
Qu'il nourrisse ce Dieu de la viande des bêtes, 12
De gâteaux sans levain ou de pain trois fois cuit, 12
Qu'est-ce que cela fait, homme, au puits de la nuit ? 12
925 Qu'est-ce que cela fait au précipice énorme, 12
Où la vie en de l'ombre et du vent se transforme, 12
Où le songeur hagard n'aperçoit vaguement 12
Qu'un incommensurable et sombre écroulement, 12
Où le jour, blêmissant dans les vides sans bornes, 12
930 Meurt dans l'aveuglement des immensités mornes ! 12
Invente, si tu veux, toi, ta doctrine aussi, 12
Et quand tu l'auras faite et construite, crois-y ; 12
Combine, tu le peux, d'autres idolâtries. 12
Après ces tourbillons de croyances flétries, 12
935 Après ces larves, Bel, Ammon, Janus, Rhéa, 12
Osiris, Odin, Thor, que la guerre créa, 12
Ces enfers, ces édens, ces cieux, ces rêveries, 12
Et les houris donnant la main aux walkyries, 12
Homme, après le dieu bœuf, après le dieu dragon, 12
940 Après Chronos, après Magog, après Dagon, 12
Apportés, remportés par les nuits grandissantes, 12
Qu'importe à l'infini livide que tu sentes 12
Une religion de plus, flottant au bord 12
De tout ce que tu fais dans la brume du sort, 12
945 Promener sur ton front son souffle de fantôme, 12
Et, dans l'ombre sans forme, où tu rêves un dôme, 12
Dans le ciel, plus menteur et plus noir que la mer, 12
Un Dieu de plus passer sur le poil de ta chair ! 12
Toute religion, homme, est un exemplaire 12
950 De l'impuissance ayant pour appui la colère. 12
Toute religion est un avortement 12
Du rêve humain devant l'être et le firmament ; 12
Le dogme, quel qu'il soit, juif ou grec, rapetisse 12
À sa taille le vrai, l'idéal, la justice, 12
955 La lumière, l'azur, l'abîme, l'unité ; 12
Il coupe l'absolu sur sa brièveté ; 12
Tous les cultes ne sont, à Memphis comme à Rome, 12
Que des réductions de l'éternel sur l'homme, 12
Fragments d'indivisible, ombres de la clarté, 12
960 Masques de l'infini pris sur l'humanité. 12
Leur tonnerre est un bras qui lance un dard de soufre ; 12
Leur cercle n'admet pas l'immensité ; leur gouffre 12
Est comblé d'un Odin ou d'un Adonaï. 12
Eh bien, penseurs, niez Olympe et Sinaï ; 12
965 Au lieu de ce vain ciel qui sur un mont s'appuie, 12
Et d'Éole trouant les outres de la pluie, 12
Et des quatre chevaux d'Apollon hennissant 12
De joie et de fureur vers la nuit qui descend ; 12
Au lieu de ces palais de nuage et de flammes 12
970 Où flottent, transparents, des dieux hommes et femmes, 12
Où, les foudres au poing, rôdent tous ces fléaux 12
Que l'homme appelle Allah, Sabaoth, Fô, Théos ; 12
Au lieu de l'éléphant pontifical qui groupe 12
sur sa tête les cieux et l'enfer sur sa croupe ; 12
975 Au lieu de cette mer du désert ténébreux 12
Qui laisse fuir Moïse et passer les Hébreux 12
Entre ses flots ainsi qu'entre deux murs de verre ; 12
Au lieu de cette lune étrange du Calvaire, 12
Toute rouge du sang que Jésus a sué ; 12
980 Au lieu du faux soleil qu'arrête Josué, 12
Et de l'eau sur laquelle un Christ étoile marche, 12
Montrez aux bonzes noirs, gardant le temple et l'arche, 12
Quoi ? la Réalité, ce prodige inouï, 12
La lumière, ce vaste aspect épanoui, 12
985 La mort créant la vie, et transformant la tombe 12
En crèche où fait son nid l'âme, cette colombe, 12
Le miracle des gaz, des forces, des aimants, 12
L'infini ténébreux, plein d'éblouissements, 12
L'ombre ayant des soleils plus que la mer n'a d'ondes, 12
990 La confrontation formidable des mondes, 12
L'étoile, astre central, et la terre tournant, 12
L'homme, atome perdu dans ce tout rayonnant, 12
Les comètes, les feux, les souffles, les bolides, 12
Les sphères tourbillons et les globes solides, 12
995 Les univers sans fin, splendides visions, 12
Et les créations et les créations ; 12
Montrez les profondeurs saintes ; montrez aux prêtres 12
Les abîmes de vie et les océans d'êtres, 12
Vous les verrez crier : Cela n'est pas ! horreur ! 12
1000 Vous verrez se ruer les cultes eh fureur, 12
Païens, sur Hicétas, chrétiens, sur Galilée, 12
Et l'autel tressaillir sur la terre ébranlée, 12
Et les pâles docteurs frémir dans le saint lieu, 12
Et les religions reculer devant Dieu. 12
1005 Fanatismes ! terreurs ! la fable est sur les hommes ! 12
Sur tous ces yeux fermés faisant de sombres sommes ! 12
Quel rêve ! quel monceau d'olympes insensés ! 12
Que d'effroi ! que d'enfer !
Assez, prêtres ! assez !
La bacchante au flanc nu rit dans le bois infâme ; 12
1010 L'Indou qui saigne et pend aux crocs de fer, se pâme ; 12
La mère, avec la chair de son enfant, nourrit 12
Le dieu-fournaise aux dents de feu, Baal-Bérith ; 12
Ici, temple à la Nuit ; là, temple à la Famine ; 12
Le cheval de Piman de la Mecque chemine 12
1015 Sur des hommes couchés à terre, qui lui font 12
Un fumier de leur âme, un pavé de leur front ; 12
La Chine donne aux mœurs, aux arts, aux lois, aux codes 12
La forme monstrueuse et folle des pagodes. 12
Que d'hommes ont vécu sans jamais être nés ! 12
1020 Et ceux-ci, ces croyants épris et forcenés 12
Sur qui le sphinx romain pose ses larges griffes, 12
Que d'affreux hommes dieux, qu'ils appellent pontifes, 12
Courbent sous leur vil sceptre, infaillible, accepté, 12
Insolent pour l'azur et pour l'éternité, 12
1025 Oh ! les infortunés ! est-il rien de plus triste 12
Que leur sinistre foi dans la Rome papiste ! 12
Rome, charnier sous l'aigle, est, sous la croix, bazar. 12
Quel est le plus hideux de Pierre ou de César ? 12
Rome a l'un après l'autre. Épouvantable liste ! 12
1030 Ce vampire c'est Jean, ce spectre c'est Caliste ; 12
Boniface a des fils de ses nièces ; Urbain 12
Fait saigner et mourir cinq prêtres dans leur bain ; 12
Borgia dans Gomorrhe y serait une tache ; 12
Grégoire tient la torche et Sixte tient la hache ; 12
1035 Félix est un désastre et Simplicius ment ; 12
Cet Innocent brûlait les hommes, ce Clément 12
Les massacrait, ce Pie est un vendeur du temple ; 12
Jule est l'épouvantail comme Christ est l'exemple ; 12
Toutes les passions se tenant par la main, 12
1040 Toute la turpitude et tout l'orgueil humain 12
Se donnent rendez-vous dans la ville éternelle ; 12
Tout vient là, dol, parjure, impureté charnelle, 12
Tous les forfaits connus et tous les inconnus, 12
Tous les crimes masqués et tous les vices nus ; 12
1045 Rome appelle à son lit tous ces passants infâmes ; 12
Rome, l'entremetteuse et la marchande d'âmes, 12
Rit, et se prostitue, une tiare au front ; 12
Et, tandis que Brutus tressaille de l'affront 12
Et que Trajan frémit sur sa haute colonne, 12
1050 Eux, ces fous, se livrant à cette Babylone, 12
Chantent, et, croyant voir la céleste Sion, 12
D'elle ils adorent tout, fraude, inquisition, 12
La luxure, l'horreur, le bûcher, le massacre, 12
Et les saints qu'elle fait et les rois qu'elle sacre, 12
1055 Et, l'extase au cœur, fiers du joug, captifs, amants, 12
Ils respirent l'odeur de ses vomissements ! 12
Et dire que la terre est tout entière en proie 12
Aux affirmations de ces prêtres sans joie, 12
Sans pitié, sans bonté, sans flambeau, sans raison, 12
1060 Dont l'ombre, l'ombre, l'ombre et l'ombre est l'horizon ! 12
III
RIEN
Mais quelqu'un me vient-il en aide, ô nuit farouche ? 12
J'écoutais, j'entendis. Ombre obscure ! Une bouche 12
Parlait, et dégageait de la brume en parlant. 12
— « La croyance est une hydre et vous ronge le flanc. 12
1065 Niez tout. O vivants, l'atome sort, puis rentre. 12
Pas de ciel, pas d'enfer. L'ombre éparse. Aucun centre. 12
Rien n'existe en deçà, rien n'existe au delà. 12
Tout meurt. Dormez. »
Ainsi l'étrange voix parla.
O nuit ! qu'est-ce que c'est que cet auxiliaire ? 12
Mais écoutons. La voix poursuit.
1070 « O fourmilière,
O foule, ô genre humain ! L'homme flotte, et c'est tout. 12
Cette apparence d'être est un moment debout ; 12
Il palpite le temps d'être inique, funeste, 12
Méchant, obscène, aveugle ; et qu'est-ce qu'il en reste ? 12
1075 La terre le reprend et dit : A-t-il été ? 12
Et la terre elle-même est-elle ? O cécité ! 12
Ténèbres ! Vous nommez ces feux follets des âmes ? 12
C'est du néant. Passant, qu'est-ce que tu réclames ? 12
« Homme, tu n'as à toi que l'heure où tu te meus, 12
1080 Triste ou gai, sage ou fou, dans l'affreux tout brumeux ! 12
Goutte d'eau, quand la mer s'ouvre, à quoi bon la lutte ? 12
Prends ce que ton destin a de clair, la minute, 12
Avril quand il sourit, la fleur quand elle éclôt. 12
Laisse au gouffre éternel rouler l'éternel flot. 12
Vis, meurs.
1085 « Tu veux un Dieu, toi l'homme, afin d'en être
Si tu veux l'infini, c'est pour y reparaître. 12
Quoi ! vivre avant la vie et vivre après la mort ! 12
Traverser toute l'ombre immense avec ton sort ! 12
Que ce cosmos, couvert du voile babélique, 12
1090 De ton moi misérable à jamais se complique ! 12
Que tout ce que régit l'inconcevable loi 12
Soit nécessairement un composé de toi ! 12
Que tu n'en puisses point être absent ! que tu fasses, 12
Toujours vivant, le fond de toutes ces surfaces ! 12
1095 Que jamais l'être humain, rayé, clos, aboli, 12
Ne s'appelle trépas et ne se nomme oubli ! 12
Quoi ! ce qu'a reçu l'homme, il ne doit pas le rendre ! 12
Il est ; donc il sera ! Quoi, l'homme, cette cendre 12
Sur qui le vent de vie obscurément souffla, 12
1100 Être quelqu'un ! Quel rêve absurde fais-tu là ! 12
Ce monde est-il ? Qui sait ? N'est-il pas ? C'est possible. 12
Tout flotte. Le certain n'est pas dans le visible. 12
Mais toi, fourmi, ciron, grain de poussière, avoir 12
Une place quelconque en ce grand chaos noir ! 12
1105 Vain songe du néant dont ton orgueil est dupe ! 12
Vas-tu croire qu'un Dieu — s'il existe — s'occupe 12
De toi, larve ! et qu'il veille et médite, agité 12
Par l'éphémère au fond dé son éternité ! 12
« Matière ou pur esprit, bloc sourd ou dieu sublime, 12
1110 Le monde, quel qu'il soit, c'est ce qui dans l'abîme 12
N'a pas dû commencer et ne doit pas finir. 12
Quelle prétention as-tu d'appartenir 12
À l'unité suprême et d'en faire partie, 12
Toi, fuite ! toi monade en naissant engloutie, 12
1115 Qui jettes sur le gouffre un regard insensé, 12
Et qui meurs quand le cri de ta vie est poussé ! 12
« Ah ! triste Adam, flocon qui fonds presque avant d'être, 12
Lugubre humanité, n'est-ce pas trop de naître ? 12
N'est-ce pas trop d'avoir à vivre, en vérité, 12
1120 O morne genre humain, bref, rapide, emporté ! 12
Il ne te suffit pas, quoique ta fange souffre, 12
D'apparaître une fois dans la lueur du gouffre ! 12
L'homme éternel, voilà ce que l'homme comprend. 12
Tu demandes au ciel, au grand ciel ignorant 12
1125 Qui t'assourdit de foudre et t'aveugle d'étoiles, 12
Quel fil te noue, ô mouche, à ses énormes toiles, 12
Comment il tient à l'homme, et quel est ce lien ? 12
Tu devrais te sentir pourtant tellement rien 12
Qu'avec ce vil néant que tu nommes ta sphère 12
1130 Le ciel — en supposant qu'il soit — n'a rien à faire ! 12
Tout ce qu'il peut cacher, couver ou contenir, 12
Est hors de toi, qui n'as qu'un soir pour avenir. 12
O le risible effort de rattacher ce dôme 12
De prodige, d'horreur et d'ombre à ton atome ! 12
1135 Quel besoin as-tu donc d'être de l'univers ? 12
Chair promise au tombeau, contente-toi des vers ! 12
« Et d'ailleurs, à quoi bon avoir un personnage 12
Dans ce mystérieux et fatal engrenage ? 12
À quoi bon être un pli dans ces flux et reflux 12
1140 Qui font effort pour être et déjà ne sont plus ? 12
À quoi bon être un chiffre et compter dans la foule 12
Qui n'est que de l'écume ajoutée à la houle ? 12
Regarde : tout est vain, fuyant, triste, inouï. 12
Avant d'être apparu, tout est évanoui. 12
1145 Ces groupes de soleils, de globes, de planètes, 12
Moins funèbres peut-être ou plus noirs que vous n'êtes ; 12
Ce zodiaque obscur qui jamais ne finit 12
De descendre au nadir, de monter au zénith ; 12
Ces Jupiters, ces Mars, ces Vénus, ces Saturnes, 12
1150 Qui semblent des édens ou des bagnes nocturnes, 12
Et qu'on rêve peuplés d'anges ou de démons 12
D'après l'ombre que font sur leur face les monts ; 12
Ces visions de cieux que rougit ou que dore 12
Tantôt le soir sanglant, tantôt la fauve aurore ; 12
1155 Ces lunes dont on voit l'épouvantable flanc ; 12
Ces blêmes tourbillons, ces abîmes roulant 12
Des apparitions de mondes dans leurs vagues ; 12
Cette succession de créations vagues 12
Qu'on aperçoit au fond des gouffres entr'ouverts ; 12
1160 Cet enchevêtrement d'astres et d'univers 12
Dont la série immense et pâle se dévide 12
Dans le ciel, dit Platon ; Pyrrhon dit : dans le vide ; 12
Spectres qui n'ont entre eux rien de commun, sinon 12
Qu'un chaînon traîne et tire à lui l'autre chaînon ; 12
1165 Ces constellations confusément tournées 12
Par la roue invisible et sombre des années, 12
Et qui te feraient peur si nous pénétrions 12
Jusqu'aux profonds azurs de leurs septentrions ; 12
Ces masques effrayants d'une vie inconnue 12
1170 Qu'entrevoit le songeur au-delà de la nue ; 12
Ces firmaments qu'on sonde et dont on n'est pas sûr ; 12
L'aérolithe, errant en foule dans l'azur, 12
Plus nombreux que l'abeille au sommet de l'Hymète, 12
Le météore au vol furieux, la comète 12
1175 Qui s'évade d'un ciel comme d'un cabanon, 12
Tous ces mondes ne sont que les formes, sans nom 12
De l'obscurité vaste et morne des espaces ; 12
Et que gagneras-tu, toi, pauvre esprit qui passes, 12
Quand tu mêleras l'homme,' et son trouble, et son bruit, 12
1180 À ces nœuds de fumée ondoyant dans la nuit ? 12
« Dieu n'est pas. Nie et dors. Tu n'es pas responsable. 12
Ris de l'inaccessible, étant l'insaisissable. 12
Sois humble, pas de ciel. Pas d'enfer, sois content. 12
Fais ce que tu voudras. Personne ne t'attend. 12
J'ai dit. — »
Soit. Plus d'enfer.
1185 Mais rien après la vie,
Rien avant ; la lueur des ténèbres suivie ; 12
Tout ramené pour l'homme à l'instinct animal ; 12
Le bien n'ayant pas plus raison contre le mal 12
Que le tropique n'a raison contre le pôle ; 12
1190 De Sade, triomphant, raillant Vincent de Paule ; 12
Tout réduit à l'atome inerte, inconscient, 12
Sourd, tantôt tourmenteur et tantôt patient ; 12
Tout dans les appétits et dans les épigastres ; 12
Par l'aube, par le jour, par la nuit, par les astres, 12
1195 Par l'univers, sur l'homme ouvert et refermé, 12
Socrate démenti, Lacenaire affirmé ; 12
Pour tout dogme : — « Il n'est point de vertus ni de vices ; 12
« Sois tigre, si tu peux. Pourvu que tu jouisses, 12
« Vis n'importe comment pour finir n'importe où ; » 12
1200 Caligula le sage, Aristide le fou ; 12
Jésus-Christ et Judas désagrégés ensemble, 12
Puis remêlés à l'ombre éternelle qui tremble, 12
Sans que l'atome, au fond de l'être ou tout périt, 12
Sache s'il fut Judas ou s'il fut Jésus-Christ ! 12
1205 Oui, c'est vrai, plus d'enfer, rêve hideux de Rome, 12
Plus d'affreux punisseur rôdant derrière l'homme. 12
Mais tout nivelant tout ; je croyais, tu niais, 12
Qu'importe ! l'honneur sot, le martyre niais ; 12
Pas d'âme ; pas de moi qui survive et qui dure ; 12
1210 L'infâme égalité de l'astre et de l'ordure ; 12
La pourriture, ô deuil ! reprenant tout Brutus ; 12
C'est-à-dire pas plus d'astres que de vertus ; 12
L'azur roulant, aux plis de ses ténébreux voiles, 12
Dans un spectre de ciel des fantômes d'étoiles ! 12
1215 Oui, c'est vrai, plus de fourche au poing de Lucifer, 12
Plus d'éternel bûcher flamboyant, plus d'enfer. 12
Mais l'atome Attila, fatal, irresponsable, 12
Comme l'atome feu, comme l'atome sable, 12
Innocent, ne pouvant pas plus être accusé 12
1220 Pour un peuple aboli, pour un monde écrasé 12
Que l'un d'éboulement et l'autre d'incendie ; 12
Que Job racle sa plaie et qu'Homère mendie, 12
Trimalcion les vaut, faisant un bon repas ; 12
Marc-Aurèle ? À quoi bon ? Tibère ? Pourquoi pas ? 12
1225 Néron, Trajan, ce n'est qu'une forme qui flotte ; 12
Ce que vous nommez czar, tyran, bourreau, despote, 12
Mange de l'homme ainsi que vous mangez du pain ; 12
Après ? Pour le grand tout, qui vous permet la faim, 12
Un grain de blé mûr pèse autant que Caton libre ; 12
1230 Tout rentre dans l'immense et tranquille équilibre 12
Dès que le pain est mort et l'homme digéré. 12
Demain le dévorant sera le dévoré ; 12
L'atome qui fut aigle, éperdu, fuira l'aile 12
De l'atome qui fut colombe ou tourterelle ; 12
1235 Les transformations du gouffre écraseront, 12
Roi, ce qui fut ton pied sous ce qui fut mon front ; 12
L'agneau devenu loup teindra de sang sa griffe, 12
Et ce sera le tour de Christ d'être Caïphe, 12
Sans même que ce soit revanche et châtiment, 12
1240 Nul n'ayant conscience en dehors du moment, 12
Le fil étant rompu d'un avatar à l'autre. 12
Qu'appelez-vous faux, vrai, droit ou devoir ? L'apôtre, 12
Le bourreau, le héros, le traître, tout est vain. 12
Oh ! que rien ne soit plus bon, grand, sacré, divin ; 12
1245 Que tout soit le hasard, l'ébauche, le décombre, 12
L'éclosion du pou dans les cheveux de l'ombre ; 12
Que la création, ivre d'obscurité, 12
Soit idiote, et n'ait à son extrémité 12
Rien qu'on puisse nommer amour, raison, justice ; 12
1250 Qu'après avoir vomi, lugubre, elle engloutisse ; 12
Et n'ait pour résultat, en souffrant, en créant, 12
Que de donner un peu de vermine au néant ; 12
Qu'il ne soit pas prouvé que cette terre, en somme, 12
Sent la démangeaison de la vie et de l'homme ; 12
1255 Qu'il ne soit nulle part d'idéal, ni de loi ; 12
Que tout soit sans réponse et demande pourquoi ; 12
Que l'être, en supposant que l'abîme livide 12
Ne nous recrache pas ce mot sinistre et vide, 12
Se résolve, au milieu d'un vain frisson qui fuit, 12
1260 En un fourmillement aveugle dans la nuit ; 12
Que le fond noir de tout rampe, et soit quelque chose 12
Qui ne sait pas, qui luit sans jour, qui va sans cause, 12
Un hideux bloc abstrait, pas même une prison, 12
Une espèce de mort énorme, sans raison 12
1265 Pour entrer dans la nuit, pour sortir de la tombe, 12
Un vague tournoiement de poussière qui tombe… 12
Quoi ! lorsqu'on s'est aimé, pleurs et cris superflus ! 12
Ne jamais se revoir, jamais, jamais ! ne plus 12
Se donner rendez-vous au delà de la vie ! 12
1270 Quoi ! la petite tête éblouie et ravie, 12
L'enfant qui souriait et qui s'en est allé, 12
Mères, c'est de la nuit ! cela s'est envolé ! 12
Quoi ! toi que j'aime, toi qui me fais de l'aurore, 12
Femme par qui je sens en moi l'archange éclore, 12
1275 Quoi ! le néant rira quand, pâle, je dirai : 12
— Attends-moi, je te suis, je viens, être adoré ! 12
Prépare-moi ma place en ton lit solitaire ! 12
Quoi ! le seul lieu qu'on ait besoin d'aimer sur terre 12
Et de sentir vivant, le tombeau, serait mort ! 12
1280 En présence des cieux, quoi ! l'espérance a tort ! 12
Le deuil qui tord mon cœur en exprime un mensonge ! 12
Pas d'avenir ! un vide où l'œil égaré plonge ! 12
Fosse en la profondeur, linceul sur la hauteur ! 12
Pour mouvement la vie et la mort pour moteur ! 12
1285 La cécité, tournant sans but sur elle-même, 12
Engendre la lumière, imposture suprême ; 12
L'être inutilement s'élève et se détruit ; 12
Le monde croule au gré d'une haleine de nuit ; 12
Le vent est l'enveloppe obscure de la brume ; 12
1290 Pour s'éteindre à jamais un instant on s'allume ; 12
Tout est l'horrible roue, et Rien le cabestan !… 12
Rien !
Oh ! reprends ce Rien, gouffre, et rends-nous Satan !
IV
DES VOIX
Et j'entendais des voix au milieu des nuées ; 12
Un divin chant d'extase, un noir bruit de huées 12
Passait.
UNE VOIX
1295 Le cheval doit être manichéen.
Arimane lui fait du mal, Ormus du bien ; 12
Tout le jour, sous le fouet il est comme une cible, 12
Il sent derrière lui l'affreux maître invisible, 12
Le démon inconnu qui l'accable de coups ; 12
1300 Le soir, il voit un être empressé, bon et doux, 12
Qui lui donne à manger et qui lui donne à boire, 12
Met de la paille fraîche en sa litière noire, 12
Et tâche d'effacer le mal par le calmant, 12
Et le rude travail par le repos clément ; 12
1305 Quelqu'un le persécute, hélas ! mais quelqu'un l'aime. 12
Et le cheval se dit : « Ils sont deux. » C'est le même. 12
AUTRE VOIX
L'instant de dénouer la chimère est venu ; 12
La vie, inexprimable effort dans l'inconnu, 12
Est terminée, erreur, ou folie, ou bravade ; 12
1310 Et voici le moment fatal. L'âme s'évade, 12
L'homme expire. On a vu sur son logis tremblant 12
Planer l'ange Trépas, l'oiseau noir, l'oiseau blanc, 12
Corbeau pour les méchants et pour les bons colombe ; 12
C'est fini. Maintenant, que devient dans la tombe 12
1315 Le corps, ce compagnon auquel l'âme avait cru ? 12
Attends un peu de temps. Cherche. Il a disparu. 12
Cherche. Il s'est dissipé. Cherche encor, fouille, creuse, 12
Et tâte avec la main sous cette voûte affreuse. 12
Que trouves-tu ? Regarde. Est-ce cela ? Oui. Non. 12
1320 Qu'est-ce ? Cela n'a plus de forme ni de nom ; 12
C'est noir comme la nuit et vain comme la cendre ; 12
C'est l'homme. Et si tu veux demain y redescendre, 12
Tu ne trouveras plus, dans ce hideux réduit, 12
Même ce peu de cendre et ce reste de nuit. 12
1325 À peine est-il couché, débris dans les décombres, 12
Que les mille éléments, tous ces créanciers sombres, 12
Qui l'avaient pour un temps à l'âme concédé, 12
Redemandent ce corps par les vers seuls gardé ; 12
Et chacun — car la vie a la mort pour domaine — 12
1330 Prend ce qui lui revient dans cette argile humaine. 12
Tout atome, dans l'eau, dans la terre ou dans l'air, 12
Est un Shylock qui veut sa part de cette chair. 12
O nature sans fond ! gouffre avare et rapace ! 12
Partout, en haut, en bas, dans la nuit, dans l'espace, 12
1335 Tout réclame à la fois, tout s'ouvre en même temps, 12
La pierre, le buisson, le miasme des étangs, 12
La poussière, la fleur, le vent, la flamme ardente ; 12
Et, dans la profondeur des ténèbres pendante, 12
La matière dont l'homme était formé s'épand, 12
1340 Et se cache ; et, glissant, coulant, tombant, rampant, 12
Se hâte de crouler dans tous ces précipices. 12
Et, soit qu'elle ait là-haut trouvé les cieux propices, 12
Grâce au bien qu'elle a fait, au beau qu'elle a pensé, 12
Soit qu'ayant mal vécu, traînant un vil passé, 12
1345 Elle ait vu se fermer devant elle l'aurore, 12
L'âme, envolée au fond de la mort sombre, ignore 12
Cette fuite rapide et sinistre du corps. 12
AUTRE VOIX
J'entends les vivants rire ; ils deviendront les morts. 12
AUTRE VOIX
Alors que feront-ils ?
AUTRE VOIX
Rien.
AUTRE VOIX
Tout.
AUTRE VOIX
Passez, nuages.
AUTRE VOIX
Tous vos azurs sont faux.
AUTRE VOIX
1350 Moins faux que vos orages.
AUTRE VOIX
Oui, je te le redis, homme, malheur à toi 12
Si dans quelque docteur ton ignorance a foi ! 12
Malheur à ton esprit s'il dit comme tant d'autres : 12
— Je questionnerai les savants, ces apôtres, 12
1355 Et j'interrogerai les penseurs, ces devins ; 12
J'irai, j'approcherai les instructeurs divins, 12
Les poëtes dont l'aube éclaire les visages, 12
Les hommes lumineux du mystère, les sages, 12
Ces colonnes d'azur du temple de la nuit ! 12
1360 Sache que nul n'enseigne et que nul ne conduit ; 12
Nul n'est colonne et rien n'est temple ; sache encore 12
Qu'Antisthène, Amphion, Pindare, Stésichore, 12
Terpandre et Callimaque ont des ailes de plomb ; 12
Qu'Arouet, Kant, Hegel n'en savent pas plus long ; 12
1365 Et que le sphinx qui dit la parole certaine 12
N'est pas plus dans Ferney qu'il n'était dans Athène. 12
De tout temps les rêveurs ont fait dans le ciel bleu 12
Des fouilles du côté de ce qu'ils nomment Dieu ; 12
Ils ont le doute au cœur ou la prière aux lèvres ; 12
1370 Ils ont construit, détruit, et, pour calmer leurs fièvres, 12
Tristes, ont appuyé leur tête au marbre froid. 12
Homme, tout ce que l'homme enseigne, pense, croit, 12
Tout ce qu'il grave, écrit, constate, affirme, sculpte, 12
De science publique ou de doctrine occulte, 12
1375 Sur le papier, le bois, l'airain, sur les frontons 12
Des grands temples obscurs pleins d'âmes à tâtons ; 12
Balaam sur l'Euphrate, Apulée à Madaure, 12
Tout ce qu'on imagine et tout ce qu'on adore, 12
Figulus enseignant Cicéron, Érechto 12
1380 Dont Pompée à genoux lève le noir manteau, 12
Les prêtres, les rhéteurs drapés dans leurs chlamydes, 12
Les bibles, les talmuds sacrés, les pyramides, 12
Le difforme alphabet de pierre du galgal, 12
Les cylindres de Tyr, les runes de Fingal, 12
1385 Les papyrus de Thèbe et d'Endor, qu'on adopte 12
Le texte égyptien ou la version copte, 12
Vos sages admirés, Épicure, Thalès, 12
Diogène, Apulée, Érasme, Rabelais, 12
Platon, que l'idéal laisse boire à son urne, 12
1390 Kant, Leibnitz, tout cela n'est qu'un souffle nocturne. 12
Si tu le veux, fais-toi de l'audace un devoir ; 12
Propose-toi ce but redoutable : savoir, 12
Cette façon splendide et suprême de naître. 12
Entre dans le nuage insondable ; pénètre 12
1395 Dans l'horreur des Horebs, des Brockens, des Thabors ; 12
Va ! mais commence, avant d'en tenter les abords, 12
Par laisser de côté la sagesse des hommes. 12
Le peu que nous savons tient au peu que nous sommes ; 12
Écoute. L'homme à peine, avec ou sans appuis, 12
1400 A creusé l'inconnu qu'il a comblé son puits ; 12
Alors il cherche, alors il rencontre, il dévie, 12
Se croit mage, ou se fait prêtre.
Passe ta vie
À labourer l'écume et l'onde, n'arrivant 12
Que pour partir, parmi le tumulte et le vent ; 12
1405 Habite Terre-Neuve, ou Zante, ou Tombelaine ; 12
Sois pêcheur de hareng, sois pêcheur de baleine ; 12
Emplis ton brick solide ou ta barque sans ponts 12
De traînes, de filets, de dragues, de harpons ; 12
Affronte des écueils les sinistres statures ; 12
1410 Sois forban ; sois coureur de flots et d'aventures ; 12
Quand même tu vivrais dix ans, vingt ans, cent ans, 12
Ayant sous toi le gouffre et sur toi les autans, 12
Lutteur du risque, et roi d'une planche qui flotte, 12
Fusses-tu le plus vieux et le plus noir pilote, 12
1415 Jason sur le dromon, Fulton sur le steamer, 12
Tu ne connaîtras pas la formidable mer. 12
Ces choses sans limite où flottent des fumées 12
Résistant, et toujours béantes, sont fermées ; 12
Le chercheur, tâtonnant dans ce fatal milieu, 12
1420 Quand il serait Platon, ne connaîtra pas Dieu. 12
AUTRE VOIX
Prenez garde. Observez l'obscure parallèle. 12
Le pas s'appuie au pas, l'aile s'appuie à l'aile. 12
Quoiqu'on retrouve au fond de tout culte la nuit 12
De l'homme, par qui Dieu trop souvent est construit, 12
1425 Quoiqu'un dogme, ô penseur, ne soit qu'une masure 12
En attendant la vie et la vérité pure, 12
Quoique l'humanité doive porter en soi 12
La sagesse sereine et non l'aveugle foi, 12
Quoiqu'une bible, livre à deux sens, atrophie 12
1430 Et blesse trop souvent l'âme qu'on lui confie, 12
Quoique, presque toujours, effarant les esprits, 12
La religion soit une chauve-souris 12
Faite de vie et d'ombre, et dont l'aile a pour griffes 12
Les prêtres, les docteurs, les bonzes, les pontifes, 12
1435 Il faut que l'homme croie à quelque chose ; il faut 12
Qu'à côté de la chair qui le gouverne trop, 12
Le mystère lui parle et l'exhorte, et l'élève 12
Du sommeil où l'on dort au sommeil où l'on rêve. 12
Ah ! l'être infortuné qui ne croit pas est nu 12
1440 Sous le ciel redoutable et lourd, sous l'inconnu ! 12
O vivants ! il vous faut des prêtres, quels qu'il soient. 12
À travers les plus noirs les vérités flamboient ; 12
Il tombe encore un peu de jour sur vos chevets, 12
Même des plus abjects, même des plus mauvais ; 12
1445 Mais pour verser plus tard sur l'humanité mûre 12
La parole d'amour que l'avenir murmure, 12
Le ciel, au-dessus d'eux, sur d'éclatants degrés 12
Met les voyants directs, les sages inspirés. 12
Car l'homme fait le prêtre et Dieu seul fait le mage. 12
1450 Je préfère, ô songeur, le wigwam du sauvage 12
Où l'homme attend la femme, où du moins on est deux, 12
Au manitou qui fait, au fond des bois hideux, 12
Joindre les mains au nègre et les pattes au singe ; 12
Au wigwam le cromlech, au cromlech la syringe ; 12
1455 Aux syringes du Nil le sombre temple hébreu ; 12
Au temple, la mosquée avec son dôme bleu 12
Et son minaret blanc dans la tiède atmosphère ; 12
Et comme il faut monter sans cesse, je préfère 12
L'église à la mosquée, à l'église l'azur. 12
1460 L'homme, être mixte au front sublime, au pied impur, 12
Va toujours refaisant et transformant ses arches ; 12
Chaque âge avance ; on voit, sur chacune des marches 12
Du sombre esprit humain montant dans l'ombre à Dieu, 12
Un temple où de l'amour grandit le chaste feu ; 12
1465 Passant d'un ciel plus noir dans un air plus salubre, 12
De moins en moins cruel, de moins en moins lugubre ; 12
Chaque temple nouveau, grec, juif, égyptien, 12
À sa base au niveau du faîte de l'ancien ; 12
Sur celui qui s'élève un autre monte encore ; 12
1470 Et le plus haut fronton se dissout dans l'aurore. 12
AUTRE VOIX
O rêves ! vision des vagues paradis ! 12
Crois-tu que l'inconnu soit quelque chose, dis, 12
Dont ton cerveau chétif puisse se faire idée ? 12
Créature par l'être absolu débordée, 12
1475 Homme étonné d'un grain germant dans le sillon, 12
Ébloui d'une pourpre au dos d'un papillon, 12
Tremblant d'un choc d'écume ou d'un râle d'orfraie, 12
Déjà ce que tu vois te dépasse et t'effraie, 12
Pourrais-tu supporter ce que tu ne vois point ? 12
1480 Le gouffre où le réel aux chimères se joint, 12
L'aspect de l'insondable et de l'inaccessible, 12
Le côté ténébreux de l'univers terrible, 12
Flottant dans l'infini, dans la brume perdu, 12
Et dans on ne sait quoi d'horrible et d'éperdu ? 12
1485 Serais-tu comme Jean, l'homme hagard, capable 12
De regarder l'obscur, de tâter l'impalpable ? 12
Pourrais-tu contempler avec tes yeux de chair 12
Les apparitions du rêve et de l'éclair, 12
Les éclipses, les blocs, les profondeurs, les rides, 12
1490 Les agitations des surfaces livides, 12
La stagnation morte et malsaine des eaux, 12
Les glissements des vers monstrueux du chaos, 12
Les larves se montrant à demi, les sorties . 12
De têtes par la vase affreuse appesanties. 12
1495 Les fléaux s'accouplant parmi les éléments, 12
L'horreur des suintements et des fourmillements, 12
Et les êtres sans nom, et les formes immondes, 12
Et les vagues tumeurs du cloaque des mondes ? 12
Te représentes-tu l'indicible stupeur 12
1500 De ce qui s'entrevoit dans l'ombre, et se fait peur ; 12
Ici la marche lourde, ailleurs la fuite prompte ; 12
Le double effroi d'en haut, d'en bas, qui se confronte ; 12
Le vent fauve traînant le nuage en haillon ; 12
Le météore ayant horreur du tourbillon ? 12
1505 Connais-tu les deux nuits : la morte et la vivante ; 12
La vivante, engendrant le monstre, l'épouvante, 12
L'hydre, les dévorant sans fin et les créant ; 12
La morte, c'est-à-dire un vide, le néant, 12
Une ouverture aveugle et par l'effroi formée, 12
1510 De l'ombre qui n'est plus même de la fumée, 12
Le silence hideux et funèbre de Rien ? 12
AUTRE VOIX
Quand on sent se mouvoir l'universel lien 12
Qui joint le plus petit des atomes à l'être 12
Le plus démesuré que le gouffre ait vu naître, 12
1515 Et qui fait, dans l'abîme où rien n'est endormi, 12
Tressaillir Sirius au poids d'une fourmi, 12
Quand les germes confus dans les ombres profondes 12
S'agitent, détruisant et produisant des mondes, 12
Mêlés aux voix, aux sons, aux chants, aux cris, aux pas, 12
1520 Faisant et défaisant, et ne le sachant pas, 12
Quand l'azur semble ému, bien au delà des nues, 12
Par une éclosion d'étoiles inconnues, 12
Lorsqu'en soi, stupéfait, on sent et l'on comprend 12
Quelque chose de fort fait par quelqu'un de grand, 12
1525 Quand l'eau fuit, quand le sol tremble, quand l'air murmure, 12
Quand de la forêt sombre il sort un bruit d'armure, 12
Quand l'oiseau sur son nid, dans les bois frémissants, 12
Chante un chant dont lui-même il ignore le sens, 12
L'immensité du fait prodigieux dépasse 12
1530 L'ombre, le jour, les yeux, les chocs, le temps, l'espace, 12
Elle est telle, et le point de départ est si loin 12
Que, tous étant agents, personne n'est témoin. 12
AUTRE VOIX
Querelles ! bruits ! rumeurs ! cris ! morsures ! piqûres ! 12
O passages du vent dans les branches obscures ! 12
AUTRE VOIX
1535 Dante écrit deux vers, puis il sort ; et les deux vers 12
Se parlent. Le premier dit : — Les cieux sont ouverts ! 12
Cieux ! Je suis immortel. — Moi, je suis périssable, 12
Dit l'autre. — Je suis l'astre. — Et moi le grain de sable. 12
— Quoi ! tu doutes étant fils d'un enfant du ciel ! 12
1540 — Je me sens mort. — Et moi, je me sens éternel. 12
Quelqu'un rentre et relit ces vers, Dante lui-même ; 12
Il garde le premier et barre le deuxième. 12
La rature est la haute et fatale cloison. 12
L'un meurt, et l'autre vit. Tous deux avaient raison. 12
V
CONCLUSION
1545 As-tu vu méditer les ascètes terribles ? 12
Ils ont tout rejeté, talmuds, korans et bibles. 12
Ils n'acceptent aucun des védas, comprenant 12
Que le vrai livre s'ouvre au fond du ciel tonnant, 12
Et que c'est dans l'azur plein d'astres que flamboie 12
1550 Le texte éblouissant d'épouvante ou de joie. 12
Contemplant ce qui n'a ni bord, ni temps, ni lieu, 12
Absorbés dans la vue effrayante de Dieu, 12
Farouches, ils sont là, chacun seul dans l'espèce 12
D'horreur qu'il a choisie au bord de l'ombre épaisse, 12
1555 Faisant vers l'inconnu toujours le même effort, 12
L'un dans un vieux tombeau dont il semble le mort, 12
L'autre, sinistre, assis dans un trou du tonnerre 12
Au tronc prodigieux d'un cèdre centenaire, 12
L'autre livide et nu dans un creux de rocher, 12
1560 Muets, affreux, laissant les bêtes s'approcher, 12
Pas plus importunés sous leur fauve auréole 12
D'un tigre qui rugit que d'un oiseau qui vole, 12
Le désert les a vus à jamais s'accroupir. 12
Jamais un mouvement et jamais un soupir. 12
1565 Ont-ils faim ? ont-ils soif ? Quand luit l'aube embrasée, 12
Ils ouvrent vaguement leur bouche à la rosée, 12
Et la rouvrent parfois quand vient le soir hagard. 12
Si la pensée était saisissable au regard, 12
On verrait le néant, l'éternité, le monde, 12
1570 L'énigme plus lugubre encor quand on la sonde, 12
Tomber de leurs fronts noirs comme l'ombre des ifs ; 12
Ils songent, ni vivants, ni morts, spectres pensifs, 12
Entre la mort trompée et la vie impossible ; 12
L'été passe ; l'hiver vide sur eux son crible ; 12
1575 Ils ne regardent rien que l'obscur firmament, 12
Et dans des profondeurs d'anéantissement 12
Ces êtres, abrutis par l'idéal, s'abîment. 12
Nul ne sait quels courants d'infini les raniment 12
À mesure que l'homme en eux s'évanouit. 12
1580 L'ouragan monstrueux leur parle dans la nuit 12
Comme le célébrant parle au catéchumène, 12
Et ces hideux esprits perdent la forme humaine. 12
L'aigle leur dit un mot à l'oreille en passant ; 12
Ils font signe parfois à l'éclair qui descend ; 12
1585 Ils rêvent, fixes, noirs, guettant l'inaccessible, 12
L'œil plein de la lueur de l'étoile invisible. 12
Invisible ! Ai-je dit invisible ? Pourquoi ? 12
Il est ! Mais nul cri d'homme ou d'ange, nul effroi, 12
Nul amour, nulle bouche, humble, tendre ou superbe, 12
1590 Ne peut balbutier distinctement ce verbe ! 12
Il est ! il est ! il est ! il est éperdument ! 12
Tout, les feux, les clartés, les cieux, l'immense aimant, 12
Les jours, les nuits, tout est le chiffre ; il est la somme. 12
Plénitude pour lui, c'est l'infini pour l'homme. 12
1595 Faire un dogme, et l'y mettre ! ô rêve ! inventer Dieu ! 12
Il est ! Contentez-vous du monde, cet aveu ! 12
Quoi ! des religions, c'est ce que tu veux faire, 12
Toi, l'homme ! ouvrir les yeux suffit ; je le préfère. 12
Contente-toi de croire en Lui ; contente-toi 12
1600 De l'espérance avec sa grande aile, la foi ; 12
Contente-toi de boire, altéré, ce dictame ; 12
Contente-toi de dire : — Il est, puisque la femme 12
Berce l'enfant avec un chant mystérieux ; 12
Il est, puisque l'esprit frissonne curieux ; 12
1605 Il est, puisque je vais le front haut ; puisqu'un maître 12
Qui n'est pas lui, m'indigne, et n'a pas le droit d'être ; 12
IÎ est, puisque César tremble devant Patmos ; 12
Il est, puisque c'est lui que je sens sous ces mots : 12
Idéal, Absolu, Devoir, Raison, Science ; 12
1610 Il est, puisqu'à ma faute il faut sa patience, 12
Puisque l'âme me sert quand l'appétit me nuit, 12
Puisqu'il faut un grand jour sur ma profonde nuit ! 12
La pensée en montant vers lui devient géante. 12
Homme, contente-toi de cette soif béante ; 12
1615 Mais ne dirige pas vers Dieu ta faculté 12
D'inventer de la peur et de l'iniquité, 12
Tes catéchismes fous, tes korans, tes grammaires, 12
Et ton outil sinistre à forger des chimères. 12
Vis, et fais ta journée ; aime et fais ton sommeil. 12
1620 Vois au-dessus de toi le firmament vermeil ; 12
Regarde en toi ce ciel profond qu'on nomme l'âme ; 12
Dans ce gouffre, au zénith, resplendit une flamme. 12
Un centre de lumière inaccessible est là. 12
Hors de toi comme en toi cela brille et brilla ; 12
1625 C'est là-bas, tout au fond, en haut du précipice. 12
Cette clarté toujours jeune, toujours propice, 12
Jamais ne s'interrompt et ne pâlit jamais ; 12
Elle sort des noirceurs, elle éclate aux sommets ; 12
La haine est de la nuit, l'ombre est de la colère ! 12
1630 Elle fait cette chose inouïe, elle éclaire. 12
Tu ne l'éteindrais pas si tu la blasphémais ; 12
Elle inspirait Orphée, elle échauffait Hermès ; 12
Elle est le formidable et tranquille prodige ; 12
L'oiseau l'a dans son nid, l'arbre l'a dans sa tige ; 12
1635 Tout la possède, et rien ne pourrait la saisir ; 12
Elle s'offre immobile à l'éternel désir, 12
Et toujours se refuse et sans cesse se donne ; 12
C'est l'évidence énorme et simple qui pardonne ; 12
C'est l'inondation des rayons, s'épanchant 12
1640 En astres dans un ciel, en roses dans un champ ; 12
C'est, ici, là, partout, en haut, en bas, sans trêve, 12
Hier, aujourd'hui, demain, sur le fait, sur le rêve, 12
Sur le fourmillement des lueurs et des voix, 12
Sur tous les horizons de l'abîme à la fois, 12
1645 Sur le firmament bleu, sur l'ombre inassouvie, 12
Sur l'être, le déluge immense de la vie ! 12
C'est l'éblouissement auquel le regard croit. 12
De ce flamboiement naît le vrai, le bien, le droit ; 12
Il luit mystérieux dans un tourbillon d'astres ; 12
1650 Les brumes, les noirceurs, les fléaux, les désastres 12
Fondent à sa chaleur démesurée, en tout 12
En sève, en joie, en gloire, en amour, se dissout ; 12
S'il est des cœurs puissants, s'il est des âmes fermes, 12
Cela vient du torrent des souffles et des germes 12
1655 Qui tombe à flots, jaillit, coule, et, de toutes parts, 12
Sort de ce feu vivant sur nos têtes épars. 12
Il est ! il est ! Regarde, âme. Il a son solstice, 12
La Conscience ; il a son axe, la Justice ; 12
Il a son équinoxe, et c'est l'Égalité ; 12
1660 Il a sa vaste aurore, et c'est la Liberté. 12
Son rayon dore en nous ce que l'âme imagine. 12
Il est ! il est ! il est ! sans fin, sans origine, 12
Sans éclipse, sans nuit, sans repos, sans sommeil. 12
Renonce, ver de terre, à créer le soleil. 12
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