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HUG_2/HUG560
Victor HUGO
LES CONTEMPLATIONS
tome II
AUJOURD'HUI
1845-1855
LIVRE SIXIÈME
AU BORD DE L'INFINI
À celle qui est restée en France
I
Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange 12
Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d'ange, 12
Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi. 12
Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve, effroi, 12
5 Ce livre qui contient le spectre de ma vie, 12
Mes angoisses, mon aube, hélas ! de pleurs suivie, 12
L'ombre et son ouragan, la rose et son pistil, 12
Ce livre azuré, triste, orageux, d'où sort-il ? 12
D'où sort le blême éclair qui déchire la brume ? 12
10 Depuis quatre ans, j'habite un tourbillon d'écume ; 12
Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j'écrivais ; 12
Car je suis paille au vent : Va ! dit l'esprit. Je vais. 12
Et, quand j'eus terminé ces pages, quand ce livre 12
Se mit à palpiter, à respirer, à vivre, 12
15 Une église des champs que le lierre verdit, 12
Dont la tour sonne l'heure à mon néant, m'a dit : 12
Ton cantique est fini ; donne-le-moi, poëte. 12
Je le réclame, a dit la forêt inquiète ; 12
Et le doux pré fleuri m'a dit : Donne-le-moi. 12
20 La mer, en le voyant frémir, m'a dit : Pourquoi 12
Ne pas me le jeter, puisque c'est une voile ! 12
C'est à moi qu'appartient cet hymne, a dit l'étoile. 12
Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents. 12
Et les oiseaux m'ont dit : Vas-tu pas aux vivants 12
25 Offrir ce livre, éclos si loin de leurs querelles ? 12
Laisse-nous l'emporter dans nos nids sur nos ailes ! 12
Mais le vent n'aura point mon livre, ô cieux profonds ! 12
Ni la sauvage mer, livrée aux noirs typhons, 12
Ouvrant et refermant ses flots, âpres embûches ; 12
30 Ni la verte forêt qu'emplit un bruit de ruches, 12
Ni l'église où le temps fait tourner son compas ; 12
Le pré ne l'aura pas, l'astre ne l'aura pas, 12
L'oiseau ne l'aura pas, qu'il soit aigle ou colombe, 12
Les nids ne l'auront pas ; je le donne à la tombe. 12
II
35 Autrefois, quand septembre en larmes revenait, 12
Je partais, je quittais tout ce qui me connaît, 12
Je m'évadais ; Paris s'effaçait ; rien, personne ! 12
J'allais, je n'étais plus qu'une ombre qui frissonne, 12
Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sans parler, 12
40 Sachant bien que j'irais où je devais aller ; 12
Hélas ! je n'aurais pu même dire : Je souffre ! 12
Et, comme subissant l'attraction d'un gouffre, 12
Que le chemin fût beau, pluvieux, froid, mauvais, 12
J'ignorais, je marchais devant moi, j'arrivais. 12
45 O souvenirs ! ô forme horrible des collines ! 12
Et, pendant que la mère et la sœur, orphelines, 12
Pleuraient dans la maison, je cherchais le lieu noir 12
Avec l'avidité morne du désespoir ; 12
Puis j'allais au champ triste à côté de l'église ; 12
50 Tête nue, à pas lents, les cheveux dans la bise, 12
L'œil aux cieux, j'approchais ; l'accablement soutient ; 12
Les arbres murmuraient : C'est le père qui vient ! 12
Les ronces écartaient leurs branches desséchées ; 12
Je marchais à travers les humbles croix penchées, 12
55 Disant je ne sais quels doux et funèbres mots ; 12
Et je m'agenouillais au milieu des rameaux 12
Sur la pierre qu'on voit blanche dans la verdure. 12
Pourquoi donc dormais-tu d'une façon si dure, 12
Que tu n'entendais pas lorsque je t'appelais ? 12
60 Et les pêcheurs passaient en traînant leurs filets, 12
Et disaient : Qu'est-ce donc que cet homme qui songe ? 12
Et le jour, et le soir, et l'ombre qui s'allonge, 12
Et Vénus, qui pour moi jadis étincela, 12
Tout avait disparu que j'étais encor là. 12
65 J'étais là, suppliant celui qui nous exauce ; 12
J'adorais, je laissais tomber sur cette fosse, 12
Hélas ! où j'avais vu s'évanouir mes cieux, 12
Tout mon cœur goutte à goutte en pleurs silencieux ; 12
J'effeuillais de la sauge et de la clématite ; 12
70 Je me la rappelais quand elle était petite, 12
Quand elle m'apportait des lys et des jasmins, 12
Ou quand elle prenait ma plume dans ses mains, 12
Gaie, et riant d'avoir de l'encre à ses doigts roses ; 12
Je respirais les fleurs sur cette cendre écloses, 12
75 Je fixais mon regard sur ces froids gazon verts, 12
Et par moments, ô Dieu, je voyais, à travers 12
La pierre du tombeau, comme une lueur d'âme ! 12
Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui me réclame 12
Tintait dans le ciel triste et dans mon cœur saignant, 12
80 Rien ne me retenait, et j'allais ; maintenant, 12
Hélas !… — O fleuve ! ô bois ! vallons dont je fus l'hôte, 12
Elle sait, n'est-ce pas ? que ce n'est pas ma faute 12
Si, depuis ces quatre ans, pauvre cœur sans flambeau, 12
Je ne suis pas allé prier sur son tombeau ! 12
III
85 Ainsi, ce noir chemin que je faisais, ce marbre 12
Que je contemplais, pâle, adossé contre un arbre, 12
Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaient marcher, 12
La nuit, que je voyais lentement approcher, 12
Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière, 12
90 Ces sanglots, qui du moins tombaient sur cette pierre, 12
O mon Dieu, tout cela, c'était donc du bonheur ! 12
Dis, qu'as-tu fait pendant tout ce temps-là ? — Seigneur, 12
Qu'a-t-elle fait ? — Vois-tu la vie en vos demeures ? 12
À quelle horloge d'ombre as-tu compté les heures ? 12
95 As-tu sans bruit parfois poussé l'autre endormi ? 12
Et t'es-tu, m'attendant, réveillée à demi ? 12
T'es-tu, pâle, accoudée à l'obscure fenêtre 12
De l'infini, cherchant dans l'ombre à reconnaître 12
Un passant, à travers le noir cercueil mal joint, 12
100 Attentive, écoutant si tu n'entendais point 12
Quelqu'un marcher vers toi dans l'éternité sombre ? 12
Et t'es-tu recouchée ainsi qu'un mât qui sombre, 12
En disant : Qu'est-ce donc ? mon père ne vient pas ! 12
Avez-vous tous les deux parlé de moi tout bas ? 12
105 Que de fois j'ai choisi, tout mouillés de rosée, 12
Des lys dans mon jardin, des lys dans ma pensée ! 12
Que de fois j'ai cueilli de l'aubépine en fleur ! 12
Que de fois j'ai, là-bas, cherché la tour d'Harfleur, 12
Murmurant : C'est demain que je pars ! et, stupide, 12
110 Je calculais le vent et la voile rapide, 12
Puis ma main s'ouvrait triste, et je disais : Tout fuit ! 12
Et le bouquet tombait, sinistre, dans la nuit ! 12
Oh ! que de fois, sentant qu'elle devait m'attendre, 12
J'ai pris ce que j'avais dans le cœur de plus tendre 12
115 Pour en charger quelqu'un qui passerait par là ! 12
Lazare ouvrit les yeux quand Jésus l'appela ; 12
Quand je lui parle, hélas ! pourquoi les ferme-t-elle ? 12
Où serait donc le mal quand de l'ombre mortelle 12
L'amour violerait deux fois le noir secret, 12
120 Et quand, ce qu'un dieu fit, un père le ferait ? 12
IV
Que ce livre, du moins, obscur message, arrive, 12
Murmure, à ce silence, et, flot, à cette rive ! 12
Qu'il y tombe, sanglot, soupir, larme d'amour ! 12
Qu'il entre en ce sépulcre où sont entrés un jour 12
125 Le baiser, la jeunesse, et l'aube, et la rosée, 12
Et le rire adoré de la fraîche épousée, 12
Et la joie, et mon cœur, qui n'est pas ressorti ! 12
Qu'il soit le cri d'espoir qui n'a jamais menti, 12
Le chant du deuil, la voix du pâle adieu qui pleure, 12
130 Le rêve dont on sent l'aile qui nous effleure ! 12
Qu'elle dise : Quelqu'un est là ; j'entends du bruit ! 12
Qu'il soit comme le pas de mon âme en sa nuit ! 12
Ce livre, légion tournoyante et sans nombre 12
D'oiseaux blancs dans l'aurore et d'oiseaux noirs dans l'ombre, 12
135 Ce vol de souvenirs fuyant à l'horizon, 12
Cet essaim que je lâche au seuil de ma prison, 12
Je vous le confie, air, souffles, nuée, espace ! 12
Que ce fauve océan qui me parle à voix basse, 12
Lui soit clément, l'épargne et le laisse passer ! 12
140 Et que le vent ait soin de n'en rien disperser, 12
Et jusqu'au froid caveau fidèlement apporte 12
Ce don mystérieux de l'absent à la morte ! 12
O Dieu ! puisqu'en effet, dans ces sombres feuillets, 12
Dans ces strophes qu'au fond de vos cieux je cueillais, 12
145 Dans ces chants murmurés comme un épithalame 12
Pendant que vous tourniez les pages de mon âme, 12
Puisque j'ai, dans ce livre, enregistré mes jours, 12
Mes maux, mes deuils, mes cris dans les problèmes sourds, 12
Mes amours, mes travaux, ma vie heure par heure ; 12
150 Puisque vous ne voulez pas encor que je meure, 12
Et qu'il faut bien pourtant que j'aille lui parler ; 12
Puisque je sens le vent de l'infini souffler 12
Sur ce livre qu'emplit l'orage et le mystère ; 12
Puisque j'ai versé là toutes vos ombres, terre, 12
155 Humanité, douleur, dont je suis le passant ; 12
Puisque de mon esprit, de mon cœur, de mon sang, 12
J'ai fait l'âcre parfum de ces versets funèbres, 12
Va-t'en, livre, à l'azur, à travers les ténèbres ! 12
Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit ! 12
160 Oui, qu'il vole à la fosse, à la tombe, à la nuit, 12
Comme une feuille d'arbre ou comme une âme d'homme ! 12
Qu'il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme ! 12
Qu'il tombe au plus profond du sépulcre hagard, 12
À côté d'elle, ô mort ! et que, là, le regard, 12
165 Près de l'ange qui dort, lumineux et sublime, 12
Le voie épanoui, sombre fleur de l'abîme ! 12
V
O doux commencements d'azur qui me trompiez ! 12
O bonheurs ! je vous ai durement expiés ; 12
J'ai le droit aujourd'hui d'être, quand la nuit tombe, 12
170 Un de ceux qui se font écouter de la tombe, 12
Et qui font, en parlant aux morts blêmes et seuls, 12
Remuer lentement les plis noirs des linceuls, 12
Et dont la parole, âpre ou tendre, émeut les pierres, 12
Les grains dans les sillons, les ombres dans les bières, 12
175 La vague et la nuée, et devient une voix 12
De la nature, ainsi que la rumeur des bois. 12
Car voilà, n'est-ce pas, tombeaux ? bien des années, 12
Que je marche au milieu des croix infortunées, 12
Échevelé parmi les ifs et les cyprès, 12
180 L'âme au bord de la nuit, et m'approchant tout près ; 12
Et que je vais, courbé sur le cercueil austère, 12
Questionnant le plomb, les clous, le ver de terre 12
Qui pour moi sort des yeux de la tête de mort, 12
Le squelette qui rit, le squelette qui mord, 12
185 Les mains aux doigts noueux, les crânes, les poussières, 12
Et les os des genoux qui savent des prières ! 12
Hélas ! j'ai fouillé tout. J'ai voulu voir le fond, 12
Pourquoi le mal en nous avec le bien se fond, 12
J'ai voulu le savoir. J'ai dit : Que faut-il croire ? 12
190 J'ai creusé la lumière, et l'aurore, et la gloire, 12
L'enfant joyeux, la vierge et sa chaste frayeur, 12
Et l'amour, et la vie, et l'âme, — fossoyeur. 12
Qu'ai-je appris ? J'ai, pensif, tout saisi sans rien prendre ; 12
J'ai vu beaucoup de nuit et fait beaucoup de cendre. 12
195 Qui sommes-nous ? que veut dire ce mot : Toujours ? 12
J'ai tout enseveli, songes, espoirs, amours, 12
Dans la fosse que j'ai creusée en ma poitrine. 12
Qui donc a la science ? où donc est la doctrine ? 12
Oh ! que ne suis-je encor le rêveur d'autrefois, 12
200 Qui s'égarait dans l'herbe, et les prés, et les bois, 12
Qui marchait souriant, le soir, quand le ciel brille, 12
Tenant la main petite et blanche de sa fille, 12
Et qui, joyeux, laissant luire le firmament, 12
Laissant l'enfant parler, se sentait lentement 12
205 Emplir de cet azur et de cette innocence ! 12
Entre Dieu qui flamboie et l'ange qui l'encense, 12
J'ai vécu, j'ai lutté, sans crainte, sans remord. 12
Puis ma porte soudain s'ouvrit devant la mort, 12
Cette visite brusque et terrible de l'ombre. 12
210 Tu passes en laissant le vide et le décombre, 12
O spectre ! tu saisis mon ange et tu frappas. 12
Un tombeau fut dès lors le but de tous mes pas. 12
VI
Je ne puis plus reprendre aujourd'hui dans la plaine 12
Mon sentier d'autrefois qui descend vers la Seine ; 12
215 Je ne puis plus aller où j'allais ; je ne puis, 12
Pareil à la laveuse assise au bord du puits, 12
Que m'accouder au mur de l'éternel abîme ; 12
Paris m'est éclipsé par l'énorme Solime ; 12
La haute Notre-Dame à présent, qui me luit, 12
220 C'est l'ombre ayant deux tours, le silence et la nuit, 12
Et laissant des clartés trouer ses fatals voiles ; 12
Et je vois sur mon front un panthéon d'étoiles ; 12
Si j'appelle Rouen, Villequier, Caudebec, 12
Toute l'ombre me crie : Horeb, Cédron, Balbeck ! 12
225 Et, si je pars, m'arrête à la première lieue, 12
Et me dit : Tourne-toi vers l'immensité bleue ! 12
Et me dit : Les chemins où tu marchais sont clos. 12
Penche-toi sur les nuits, sur les vents, sur les flots ! 12
À quoi penses-tu donc ? que fais-tu, solitaire ? 12
230 Crois-tu donc sous tes pieds avoir encor la terre ? 12
Où vas-tu de la sorte et machinalement ? 12
O songeur ! penche-toi sur l'être et l'élément ! 12
Écoute la rumeur des âmes dans les ondes ! 12
Contemple, s'il te faut de la cendre, les mondes ; 12
235 Cherche au moins la poussière immense, si tu veux 12
Mêler de la poussière à tes sombres cheveux, 12
Et regarde, en dehors de ton propre martyre, 12
Le grand néant, si c'est le néant qui t'attire ! 12
Sois tout à ces soleils où tu remonteras ! 12
240 Laisse là ton vil coin de terre. Tends les bras, 12
O proscrit de l'azur, vers les astres patries ! 12
Revois-y refleurir tes aurores flétries ; 12
Deviens le grand œil fixe ouvert sur le grand tout. 12
Penche-toi sur l'énigme où l'être se dissout, 12
245 Sur tout ce qui naît, vit, marche, s'éteint, succombe, 12
Sur tout le genre humain et sur toute la tombe ! 12
Mais mon cœur toujours saigne et du même côté. 12
C'est en vain que les cieux, les nuits, l'éternité, 12
Veulent distraire une âme et calmer un atome. 12
250 Tout l'éblouissement des lumières du dôme 12
M'ôte-t-il une larme ? Ah ! l'étendue a beau 12
Me parler, me montrer l'universel tombeau, 12
Les soirs sereins, les bois rêveurs, la lune amie ; 12
J'écoute, et je reviens à la douce endormie. 12
VII
255 Des fleurs ! oh ! si j'avais des fleurs ! si je pouvais 12
Aller semer des lys sur ces deux froids chevets ! 12
Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle ! 12
Les fleurs sont l'or, l'azur, l'émeraude, l'opale ! 12
Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher ; 12
260 Les fleurs aiment la mort, et Dieu les fait toucher 12
Par leur racine aux os, par leur parfum aux âmes ! 12
Puisque je ne le puis, aux lieux que nous aimâmes, 12
Puisque Dieu ne veut pas nous laisser revenir, 12
Puisqu'il nous fait lâcher ce qu'on croyait tenir, 12
265 Puisque le froid destin, dans ma geôle profonde, 12
Sur la première porte en scelle une seconde, 12
Et, sur le père triste et sur l'enfant qui dort, 12
Ferme l'exil après avoir fermé la mort, 12
Puisqu'il est impossible à présent que je jette 12
270 Même un brin de bruyère à sa fosse muette, 12
C'est bien le moins qu'elle ait mon âme, n'est-ce pas ? 12
O vent noir dont j'entends sur mon plafond le pas ! 12
Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle ! 12
Mers, nuits ! et je lai mise en ce livre pour elle ! 12
275 Prends ce livre ; et dis-toi : Ceci vient du vivant 12
Que nous avons laissé derrière nous, rêvant. 12
Prends. Et quoique de loin, reconnais ma voix, âme ! 12
Oh ! ta cendre est le lit de mon reste de flamme ; 12
Ta tombe est mon espoir, ma charité, ma foi ; 12
280 Ton linceul toujours flotte entre la vie et moi. 12
Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume ! 12
Qu'entre tes vagues mains il devienne fantôme ! 12
Qu'il blanchisse, pareil à l'aube qui pâlit, 12
À mesure que l'œil d e mon ange le lit, 12
285 Et qu'il s'évanouisse, et flotte, et disparaisse, 12
Ainsi qu'un âtre obscur qu'un souffle errant caresse, 12
Ainsi qu'une lueur qu'on voit passer le soir, 12
Ainsi qu'un tourbillon de feu de l'encensoir, 12
Et que, sous ton regard éblouissant et sombre, 12
290 Chaque page s'en aille en étoiles dans l'ombre ! 12
VIII
Oh ! quoi que nous fassions et quoi que nous disions, 12
Soit que notre âme plane au vent des visions, 12
Soit qu'elle se cramponne à l'argile natale, 12
Toujours nous arrivons à ta grotte fatale, 12
295 Gethsémani, qu'éclaire une vague lueur ! 12
O rocher de l'étrange et funèbre sueur ! 12
Cave où l'esprit combat le destin ! ouverture 12
Sur le profonds effrois de la sombre nature ! 12
Antre d'où le lion sort rêveur, en voyant 12
300 Quelqu'un de plus sinistre et de plus effrayant, 12
La douleur, entrer, pâle, amère, échevelée ! 12
O chute ! asile ! ô seuil de la trouble vallée 12
D'où nous apercevons nos ans fuyants et courts, 12
Nos propres pas marqués dans la fange des jours, 12
305 L'échelle où le mal pèse et monte, spectre louche, 12
L'âpre frémissement de la palme farouche, 12
Les degrés noirs tirant en bas les blancs degrés, 12
Et les frissons aux fronts des anges effarés ! 12
Toujours nous arrivons à cette solitude, 12
310 Et, là, nous nous taisons, sentant la plénitude ! 12
Paix à l'Ombre ! Dormez ! dormez ! dormez ! dormez ! 12
Êtres, groupes confus lentement transformés ! 12
Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez, les tombes ! 12
Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes, 12
315 Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids, 12
Dormez ! dormez, brins d'herbe, et dormez, infinis ! 12
Calmez-vous, forêts, chêne, érable frêne, yeuse ! 12
Silence sur la grande horreur religieuse, 12
Sur l'Océan qui lutte et qui ronge son mors, 12
320 Et sur l'apaisement insondable des morts ! 12
Paix à l'obscurité muette et redoutée ! 12
Paix au doute effrayant, à l'immense ombre athée, 12
À toi, nature, cercle et centre, âme et milieu, 12
Fourmillement de tout, solitude de Dieu ! 12
325 O générations aux brumeuses haleines, 12
Reposez-vous ! pas noirs qui marchez dans les plaines ! 12
Dormez, vous qui saignez ; dormez, vous qui pleurez ! 12
Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés ! 12
Tout est religion et rien n'est imposture. 12
330 Que sur toute existence et toute créature, 12
Vivant du souffle humain ou du souffle animal, 12
Debout au seuil du bien, croulante au bord du mal, 12
Tendre ou farouche, immonde ou splendide, humble ou grande, 12
La vaste paix des cieux de toutes parts descende ! 12
335 Que les enfers dormants rêvent les paradis ! 12
Assoupissez-vous, flots, mers, vents, âmes, tandis 12
Qu'assis sur la montagne en présence de l'Être, 12
Précipice où l'on voit pêle-mêle apparaître 12
Les créations, l'astre et l'homme, les essieux 12
340 De ces chars de soleils que nous nommons les cieux, 12
Les globes, fruits vermeils des divines ramées, 12
Les comètes d'argent dans un champ noir semées, 12
Larmes blanches du drap mortuaire des nuits, 12
Les chaos, les hivers, ces lugubres ennuis, 12
345 Pâle, ivre d'ignorance, ébloui de ténèbres, 12
Voyant dans l'infini s'écrire des algèbres, 12
Le contemplateur, triste et meurtri, mais serein, 12
Mesure le problème aux murailles d'airain, 12
Cherche à distinguer l'aube à travers les prodiges, 12
350 Se penche, frémissant, au puits des grands vertiges, 12
Suit de l'œil des blancheurs qui passent, alcyons, 12
Et regarde, pensif, s'étoiler de rayons, 12
De clartés, de lueurs, vaguement enflammées, 12
Le gouffre monstrueux plein d'énormes fumées. 12
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