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HUG_2/HUG556
Victor HUGO
LES CONTEMPLATIONS
tome II
AUJOURD'HUI
1845-1855
LIVRE SIXIÈME
AU BORD DE L'INFINI
XXIII
Les Mages
I
Pourquoi donc faites-vous des prêtres 8
Quand vous en avez parmi vous ? 8
Les esprits conducteurs des êtres 8
Portent un signe sombre et doux. 8
5 Nous naissons tous ce que nous sommes. 8
Dieu de ses mains sacre des hommes 8
Dans les ténèbres des berceaux ; 8
Son effrayant doigt invisible 8
Écrit sous leur crâne la bible 8
10 Des arbres, des monts et des eaux. 8
Ces hommes, ce sont les poëtes ; 8
Ceux dont l'aile monte et descend ; 8
Toutes les bouches inquiètes 8
Qu'ouvre le verbe frémissant ; 8
15 Les Virgiles, les Isaïes ; 8
Toutes les âmes envahies 8
Par les grandes brumes du sort ; 8
Tous ceux en qui Dieu se concentre ; 8
Tous les yeux où la lumière entre, 8
20 Tous les fronts d'où le rayon sort. 8
Ce sont ceux qu'attend Dieu propice 8
Sur les Horebs et les Thabors ; 8
Ceux que l'horrible précipice 8
Retient blêmissants à ses bords ; 8
25 Ceux qui sentent la pierre vivre ; 8
Ceux que Pan formidable enivre ; 8
Ceux qui sont tout pensifs devant 8
Les nuages, ces solitudes 8
Où passent en mille attitudes 8
30 Les groupes sonores du vent. 8
Ce sont les sévères artistes 8
Que l'aube attire à ses blancheurs, 8
Les savants, les inventeurs tristes, 8
Les puiseurs d'ombre, les chercheurs, 8
35 Qui ramassent dans les ténèbres 8
Les faits, les chiffres, les algèbres, 8
Le nombre où tout est contenu, 8
Le doute où nos calculs succombent, 8
Et tous les morceaux noirs qui tombent 8
40 Du grand fronton de l'inconnu ! 8
Ce sont les têtes fécondées 8
Vers qui monte et croît pas à pas 8
L'océan confus des idées, 8
Flux que la foule ne voit pas, 8
45 Mer de tous les infinis pleine, 8
Que Dieu suit, que la nuit amène, 8
Qui remplit l'homme de clarté, 8
Jette aux rochers l'écume amère, 8
Et lave les pieds nus d'Homère 8
50 Avec un flot d'éternité ! 8
Le poëte s'adosse à l'arche. 8
David chante et voit Dieu de près ; 8
Hésiode médite et marche, 8
Grand prêtre fauve des forêts ; 8
55 Moïse, immense créature, 8
Étend ses mains sur la nature ; 8
Manès parle au gouffre puni, 8
Écouté des astres sans nombre… — 8
Génie ! ô tiare de l'ombre ! 8
60 Pontificat de l'infini ! 8
L'un à Patmos, l'autre à Tyane ; 8
D'autres criant : Demain ! demain ! 8
D'autres qui sonnent la diane 8
Dans les sommeils du genre humain ; 8
65 L'un fatal, l'autre qui pardonne ; 8
Eschyle en qui frémit Dodone, 8
Milton, songeur de Whitehall, 8
Toi, vieux Shakspeare, âme éternelle ; 8
O figures dont la prunelle 8
70 Est la vitre de l'idéal ! 8
Avec sa spirale sublime, 8
Archimède sur son sommet 8
Rouvrirait le puits de l'abîme 8
Si jamais Dieu le refermait ; 8
75 Euclide a les lois sous sa garde ; 8
Kopernic éperdu regarde, 8
Dans les grands cieux aux mers pareils, 8
Gouffre où voguent des nefs sans proues, 8
Tourner toutes ces sombres roues 8
80 Dont les moyeux sont des soleils. 8
Les Thalès, puis les Pythagores ; 8
Et l'homme, parmi ses erreurs, 8
Comme dans l'herbe les fulgores, 8
Voit passer ces grands éclaireurs. 8
85 Aristophane rit des sages ; 8
Lucrèce, pour franchir les âges, 8
Crée un poëme dont l'œil luit, 8
Et donne à ce monstre sonore 8
Toutes les ailes de l'aurore, 8
90 Toutes les griffes de la nuit. 8
Rites profonds de la nature ! 8
Quelques-uns de ces inspirés 8
Acceptent l'étrange aventure 8
Des monts noirs et des bois sacrés ; 8
95 Ils vont aux Thébaïdes sombres, 8
Et, là, blêmes dans les décombres, 8
Ils courbent le tigre fuyant, 8
L'hyène rampant sur le ventre, 8
L'océan, la montagne et l'antre, 8
100 Sous leur sacerdoce effrayant ! 8
Tes cheveux sont gris sur l'abîme, 8
Jérôme, ô vieillard du désert ! 8
Élie, un pâle esprit t'anime, 8
Un ange épouvanté te sert. 8
105 Amos, aux lieux inaccessibles, 8
Des sombres clairons invisibles 8
Ton oreille entend les accords ; 8
Ton âme, sur qui Dieu surplombe, 8
Est déjà toute dans la tombe, 8
110 Et tu vis absent de ton corps. 8
Tu gourmandes l'âme échappée, 8
Saint Paul, ô lutteur redouté, 8
Immense apôtre de l'épée, 8
Grand vaincu de l'éternité ! 8
115 Tu luis, tu frappes, tu réprouves ; 8
Et tu chasses du doigt ces louves, 8
Cythérée, Isis, Astarté ; 8
Tu veux punir et non absoudre, 8
Géant, et tu vois dans la foudre 8
120 Plus de glaive que de clarté. 8
Orphée est courbé sur le monde ; 8
L'éblouissant est ébloui ; 8
La création est profonde 8
Et monstrueuse autour de lui ; 8
125 Les rochers, ces rudes hercules, 8
Combattent dans les crépuscules 8
L'ouragan, sinistre inconnu ; 8
La mer en pleurs dans la mêlée 8
Tremble, et la vague échevelée 8
130 Se cramponne à leur torse nu. 8
Baruch au juste dans la peine 8
Dit : — Frère ! vos os sont meurtris ; 8
Votre vertu dans nos murs traîne 8
La chaîne affreuse du mépris ; 8
135 Mais comptez sur la délivrance, 8
Mettez en Dieu votre espérance, 8
Et de cette nuit du destin, 8
Demain, si vous avez su croire, 8
Vous vous lèverez plein de gloire, 8
140 Comme l'étoile du matin ! — 8
L'âme des Pindares se hausse 8
À la hauteur des Pélions ; 8
Daniel chante dans la fosse 8
Et fait sortir Dieu des lions. 8
145 Tacite sculpte l'infamie ; 8
Perse, Archiloque et Jérémie 8
Ont le même éclair dans les yeux ; 8
Car le crime à sa suite attire 8
Les âpres chiens de la satire 8
150 Et le grand tonnerre des cieux. 8
Et voilà les prêtres du rire, 8
Scarron, noué dans les douleurs, 8
Ésope, que le fouet déchire, 8
Cervante aux fers, Molière en pleurs ! 8
155 Le désespoir et l'espérance ! 8
Entre Démocrite et Térence, 8
Rabelais, que nul ne comprit ; 8
Il berce Adam pour qu'il s'endorme, 8
Et son éclat de rire énorme 8
160 Est un des gouffres de l'esprit ! 8
Et Plaute, à qui parlent les chèvres, 8
Arioste chantant Médor, 8
Catulle, Horace, dont les lèvres 8
Font venir les abeilles d'or ; 8
165 Comme le double Dioscure, 8
Anacréon près d'Épicure, 8
Bion, tout pénétré de jour, 8
Moschus, sur qui l'Etna flamboie, 8
Voilà les prêtres de la joie ! 8
170 Voilà les prêtres de l'amour ! 8
Gluck et Beethoven sont à l'aise 8
Sous l'ange où Jacob se débat ; 8
Mozart sourit, et Pergolèse 8
Murmure ce grand mot : Stabat ! 8
175 Le noir cerveau de Piranèse 8
Est une béante fournaise 8
Où se mêlent l'arche et le ciel, 8
L'escalier, la tour, la colonne ; 8
Où croît, monte, s'enfle et bouillonne 8
180 L'incommensurable Babel ! 8
L'envie à leur ombre ricane. 8
Ces demi-dieux signent leur nom, 8
Bramante sur la Vaticane, 8
Phidias sur le Parthénon ; 8
185 Sur Jésus dans sa crèche blanche, 8
L'altier Buonarotti se penche 8
Comme un mage et comme un aïeul, 8
Et dans tes mains, ô Michel-Ange, 8
L'enfant devient spectre, et le lange 8
190 Est plus sombre que le linceul ! 8
Chacun d'eux écrit un chapitre 8
Du rituel universel ; 8
Les uns sculptent le saint pupitre, 8
Les autres dorent le missel ; 8
195 Chacun fait son verset du psaume ; 8
Lysippe, debout sur l'Ithome, 8
Fait sa strophe en marbre serein, 8
Rembrandt à l'ardente paupière, 8
En toile, Primatice en pierre, 8
200 Job en fumier, Dante en airain. 8
Et toutes ces strophes ensemble 8
Chantent l'être et montent à Dieu ; 8
L'une adore et luit, l'autre tremble ; 8
Toutes sont les griffons de feu ; 8
205 Toutes sont le cri des abîmes, 8
L'appel d'en bas, la voix des cimes, 8
Le frisson de notre lambeau, 8
L'hymne instinctif ou volontaire, 8
L'explication du mystère 8
210 Et l'ouverture du tombeau ! 8
À nous qui ne vivons qu'une heure, 8
Elles font voir les profondeurs, 8
Et la misère intérieure, 8
Ciel, à côté de vos grandeurs ! 8
215 L'homme, esprit captif, les écoute, 8
Pendant qu'en son cerveau le doute, 8
Bête aveugle aux lueurs d'en haut, 8
Pour y prendre l'âme indignée, 8
Suspend sa toile d'araignée 8
220 Au crâne, plafond du cachot. 8
Elles consolent, aiment, pleurent, 8
Et, mariant l'idée aux sens, 8
Ceux qui restent à ceux qui meurent, 8
Les grains de cendre aux grains d'encens, 8
225 Mêlant le sable aux pyramides, 8
Rendent en même temps humides, 8
Rappelant à l'un que tout fuit, 8
À l'autre sa splendeur première, 8
L'œil de l'astre dans la lumière, 8
230 Et l'œil du monstre dans la nuit ! 8
II
Oui, c'est un prêtre que Socrate ! 8
Oui, c'est un prêtre que Caton ! 8
Quand Juvénal fuit Rome ingrate, 8
Nul sceptre ne vaut son bâton ; 8
235 Ce sont des prêtres, les Tyrtées, 8
Les Solons aux lois respectées, 8
Les Platons et les Raphaëls ! 8
Fronts d'inspirés, d'esprits, d'arbitres ! 8
Plus resplendissants que les mitres 8
240 Dans l'auréole des Noëls ! 8
Vous voyez, fils de la nature, 8
Apparaître à votre flambeau 8
Des faces de lumière pure, 8
Larves du vrai, spectres du beau ; 8
245 Le mystère, en Grèce, en Chaldée, 8
Penseurs, grave à vos fronts l'idée 8
Et l'hiéroglyphe à vos murs ; 8
Et les Indes et les Égyptes 8
Dans les ténèbres de vos cryptes 8
250 S'enfoncent en porches obscurs ! 8
Quand les cigognes du Caystre 8
S'envolent aux souffles des soirs ; 8
Quand la lune apparaît sinistre 8
Derrière les grands dômes noirs ; 8
255 Quand la trombe aux vagues s'appuie ; 8
Quand l'orage, l'horreur, la pluie, 8
Que tordent les bises d'hiver, 8
Répandent avec des huées 8
Toutes les larmes des nuées 8
260 Sur tous les sanglots de la mer ; 8
Quand dans les tombeaux les vents jouent 8
Avec les os des rois défunts ; 8
Quand les hautes herbes secouent 8
Leur chevelure de parfums ; 8
265 Quand sur nos deuils et sur nos fêtes 8
Toutes les cloches des tempêtes 8
Sonnent au suprême beffroi 8
Quand l'aube étale ses opales, 8
C'est pour ces contemplateurs pâles 8
270 Penchés dans l'éternel effroi ! 8
Ils savent ce que le soir calme 8
Pense des morts qui vont partir ; 8
Et ce que préfère la palme, 8
Du conquérant ou du martyr ; 8
275 Ils entendent ce que murmure 8
La voile, la gerbe, l'armure, 8
Ce que dit, dans le mois joyeux 8
Des longs jours et des fleurs écloses, 8
La petite bouche des roses 8
280 À l'oreille immense des cieux. 8
Les vents, les flots, les cris sauvages, 8
L'azur, l'horreur du bois jauni, 8
Sont les formidables breuvages 8
De ces altérés d'infini ; 8
285 Ils ajoutent, rêveurs austères, 8
À leur âme tous les mystères, 8
Toute la matière à leurs sens ; 8
Ils s'enivrent de l'étendue ; 8
L'ombre est une coupe tendue 8
290 Où boivent ces sombres passants. 8
Comme ils regardent, ces messies ! 8
Oh ! comme ils songent effarés ! 8
Dans les ténèbres épaissies 8
Quels spectateurs démesurés ! 8
295 Oh ! que de têtes stupéfaites ! 8
Poëtes, apôtres, prophètes, 8
Méditant, parlant, écrivant, 8
Sous des suaires, sous des voiles, 8
Les plis des robes pleins d'étoiles, 8
300 Les barbes au gouffre du vent ! 8
III
Savent-ils ce qu'ils font eux-mêmes, 8
Ces acteurs du drame profond ? 8
Savent-ils leur propre problème ? 8
Ils sont. Savent-ils ce qu'ils sont ? 8
305 Ils sortent du grand vestiaire 8
Où, pour s'habiller de matière, 8
Parfois l'ange même est venu. 8
Graves, tristes, joyeux, fantasques, 8
Ne sont-ils pas les sombres masques 8
310 De quelque prodige inconnu ? 8
La joie ou la douleur les farde ; 8
Ils projettent confusément, 8
Plus loin que la terre blafarde, 8
Leurs ombres sur le firmament ; 8
315 Leurs gestes étonnent l'abîme ; 8
Pendant qu'aux hommes, tourbe infime, 8
Ils parlent le langage humain, 8
Dans des profondeurs qu'on ignore, 8
Ils font surgir l'ombre ou l'aurore, 8
320 Chaque fois qu'ils lèvent la main. 8
Ils ont leur rôle ; ils ont leur forme ; 8
Ils vont, vêtus d'humanité, 8
Jouant la comédie énorme 8
De l'homme et de l'éternité ; 8
325 Ils tiennent la torche ou la coupe ; 8
Nous tremblerions si dans leur groupe, 8
Nous, troupeau, nous pénétrions ! 8
Les astres d'or et la nuit sombre 8
Se font des questions dans l'ombre 8
330 Sur ces splendides histrions. 8
IV
Ah ! ce qu'ils font est l'œuvre auguste. 8
Ces histrions sont les héros ! 8
Ils sont le vrai, le saint, le juste, 8
Apparaissant à nos barreaux. 8
335 Nous sentons, dans la nuit mortelle, 8
La cage en même temps que l'aile ; 8
Ils nous font espérer un peu ; 8
Ils sont lumière et nourriture ; 8
Ils donnent aux cœurs la pâture, 8
340 Ils émiettent aux âmes Dieu ! 8
Devant notre race asservie 8
Le ciel se tait, et rien n'en sort. 8
Est-ce le rideau de la vie ? 8
Est-ce le voile de la mort ? 8
345 Ténèbres ! l'âme en vain s'élance, 8
L'Inconnu garde le silence, 8
Et l'homme, qui se sent banni, 8
Ne sait s'il redoute ou s'il aime 8
Cette lividité suprême 8
350 De l'énigme et de l'infini. 8
Eux, ils parlent à ce mystère ! 8
Ils interrogent l'éternel, 8
Ils appellent le solitaire, 8
Ils montent, ils frappent au ciel, 8
355 Disent : Es-tu là ? dans la tombe, 8
Volent, pareils à la colombe 8
Offrant le rameau qu'elle tient, 8
Et leur voix est grave, humble ou tendre, 8
Et par moments on croit entendre 8
360 Le pas sourd de quelqu'un qui vient. 8
V
Nous vivons, debout à l'entrée 8
De la mort, gouffre illimité, 8
Nus, tremblants, la chair pénétrée 8
Du frisson de l'énormité ; 8
365 Nos morts sont dans cette marée ; 8
Nous entendons, foule égarée 8
Dont le vent souffle le flambeau, 8
Sans voir de voiles ni de rames, 8
Le bruit que font ces vagues d'âmes 8
370 Sous la falaise du tombeau. 8
Nous regardons la noire écume, 8
L'aspect hideux, le fond bruni ; 8
Nous regardons la nuit, la brume, 8
L'onde du sépulcre infini ; 8
375 Comme un oiseau de mer effleure 8
La haute rive où gronde et pleure 8
L'océan plein de Jéhovah, 8
De temps en temps, blanc et sublime, 8
Par-dessus le mur de l'abîme 8
380 Un ange paraît et s'en va. 8
Quelquefois une plume tombe 8
De l'aile où l'ange se berçait ; 8
Retourne-t-elle dans la tombe ? 8
Que devient-elle ? On ne le sait. 8
385 Se mêle-t-elle à notre fange ? 8
Et qu'a donc crié cet archange ? 8
A-t-il dit non ? a-t-il dit oui ? 8
Et la foule cherche, accourue, 8
En bas la plume disparue, 8
390 En haut l'archange évanoui ! 8
Puis, après qu'ont fui comme un rêve 8
Bien des cœurs morts, bien des yeux clos, 8
Après qu'on a vu sur la grève 8
Passer des flots, des flots, des flots, 8
395 Dans quelque grotte fatidique, 8
Sous un doigt de feu qui l'indique, 8
On trouve un homme surhumain 8
Traçant des lettres enflammées 8
Sur un livre plein de fumées, 8
400 La plume de l'ange à la main ! 8
Il songe, il calcule, il soupire, 8
Son poing puissant sous son menton ; 8
Et l'homme dit : Je suis Shakspeare. 8
Et l'homme dit : Je suis Newton. 8
405 L'homme dit : Je suis Ptolémée ; 8
Et dans sa grande main fermée 8
Il tient le globe de la nuit. 8
L'homme dit : Je suis Zoroastre ; 8
Et son sourcil abrite un astre, 8
410 Et sous son crâne un ciel bleuit ! 8
VI
Oui, grâce aux penseurs, à ces sages, 8
À ces fous qui disent : Je vois ! 8
Les ténèbres sont des visages, 8
Le silence s'emplit de voix ! 8
415 L'homme, comme âme, en Dieu palpite, 8
Et comme être, se précipite 8
Dans le progrès audacieux ; 8
Le muet renonce à se taire ; 8
Tout luit ; la noirceur de la terre 8
420 S'éclaire à la blancheur des cieux. 8
Ils tirent de la créature 8
Dieu par l'esprit et le scalpel ; 8
Le grand caché de la nature 8
Vient hors de l'antre à leur appel ; 8
425 À leur voix, l'ombre symbolique 8
Parle, le mystère s'explique 8
La nuit est pleine d'yeux de lynx ; 8
Sortant de force, le problème 8
Ouvre les ténèbres lui-même, 8
430 Et l'énigme éventre le sphinx. 8
Oui, grâce à ces hommes suprêmes, 8
Grâce à ces poëtes vainqueurs, 8
Construisant des autels poëmes 8
Et prenant pour pierres les cœurs, 8
435 Comme un fleuve d'âme commune, 8
Du blanc pilône à l'âpre rune, 8
Du brahme au flamine romain, 8
De l'hiérophante au druide, 8
Une sorte de Dieu fluide 8
440 Coule aux veines du genre humain. 8
VII
Le noir cromlech, épars dans l'herbe, 8
Est sur le mont silencieux ; 8
L'archipel est sur l'eau superbe ; 8
Les pléiades sont dans les cieux ; 8
445 O mont ! ô mer ! voûte sereine ! 8
L'herbe, la mouette, l'âme humaine, 8
Que l'hiver désole ou poursuit, 8
Interrogent, sombres proscrites ; 8
Ces trois phrases dans l'ombre écrites 8
450 Sur les trois pages de la nuit. 8
— O vieux cromlech de la Bretagne, 8
Qu'on évite comme un récif, 8
Qu'écris-tu donc sur la montagne ? 8
— Nuit ! répond le cromlech pensif. 8
455 — Archipel où la vague fume, 8
Quel mot jettes-tu dans la brume ? 8
— Mort ! dit la roche à l'alcyon. 8
— Pléiades qui percez nos voiles, 8
Qu'est-ce que disent vos étoiles ? 8
460 — Dieu ! dit la constellation. 8
C'est, ô noirs témoins de l'espace, 8
Dans trois langues le même mot ! 8
Tout ce qui s'obscurcit, vit, passe, 8
S'effeuille et meurt, tombe là-haut. 8
465 Nous faisons tous la même course. 8
Être abîme, c'est être source. 8
Le crêpe de la nuit en deuil, 8
La pierre de la tombe obscure, 8
Le rayon de l'étoile pure 8
470 Sont les paupières du même œil ! 8
L'unité reste, l'aspect change ; 8
Pour becqueter le fruit vermeil, 8
Les oiseaux volent à l'orange 8
Et les comètes au soleil ; 8
475 Tout est l'atome et tout est l'astre ; 8
La paille porte, humble pilastre, 8
L'épi d'où naissent les cités ; 8
La fauvette à la tête blonde 8
Dans la goutte d'eau boit un monde… 8
480 Immensités ! immensités ! 8
Seul, la nuit, sur sa plate-forme, 8
Herschell poursuit l'être central 8
À travers la lentille énorme, 8
Cristallin de l'œil sidéral ; 8
485 Il voit en haut Dieu dans les mondes, 8
Tandis que, des hydres profondes 8
Scrutant les monstrueux combats, 8
Le microscope formidable, 8
Plein de l'horreur de l'insondable, 8
490 Regarde l'infini d'en bas ! 8
VIII
Dieu, triple feu, triple harmonie, 8
Amour, puissance, volonté, 8
Prunelle énorme d'insomnie, 8
De flamboiement et de bonté, 8
495 Vu dans toute l'épaisseur noire, 8
Montrant ses trois faces de gloire 8
À l'âme, à l'être, au firmament, 8
Effarant les yeux et les bouches, 8
Emplit les profondeurs farouches 8
500 D'un immense éblouissement. 8
Tous ces mages, l'un qui réclame, 8
L'autre qui voulut ou couva, 8
Ont un rayon qui de leur âme 8
Va jusqu'à l'œil de Jéhovah ; 8
505 Sur leur trône leur esprit songe ; 8
Une lueur qui d'en haut plonge, 8
Qui descend du ciel sur les monts 8
Et de Dieu sur l'homme qui souffre, 8
Rattache au triangle du gouffre 8
510 L'escarboucle des Salomons. 8
IX
Ils parlent à la solitude, 8
Et la solitude comprend ; 8
Ils parlent à la multitude, 8
Et font écumer ce torrent ; 8
515 Ils font vibrer les édifices ; 8
Ils inspirent les sacrifices 8
Et les inébranlables fois ; 8
Sombres, ils ont en eux, pour muse, 8
La palpitation confuse 8
520 De tous les êtres à la fois. 8
Comment naît un peuple ? Mystère ! 8
À de certains moments, tout bruit 8
A disparu ; toute la terre 8
Semble une plaine de la nuit ; 8
525 Toute lueur s'est éclipsée ; 8
Pas de verbe, pas de pensée, 8
Rien dans l'ombre et rien dans le ciel, 8
Pas un œil n'ouvre ses paupières… — 8
Le désert blême est plein de pierres, 8
530 Ézéchiel ! Ézéchiel ! 8
Mais un vent sort des cieux sans bornes, 8
Grondant comme les grandes eaux, 8
Et souffle sur ces pierres mornes, 8
Et de ces pierres fait des os ; 8
535 Ces os frémissent, tas sonore ; 8
Et le vent souffle, et souffle encore 8
Sur ce triste amas agité, 8
Et de ces os il fait des hommes, 8
Et nous nous levons et nous sommes, 8
540 Et ce vent, c'est la liberté ! 8
Ainsi s'accomplit la genèse 8
Du grand rien d'où naît le grand tout. 8
Dieu pensif dit : Je suis bien aise 8
Que ce qui gisait soit debout. 8
545 Le néant dit : J'étais souffrance ; 8
La douleur dit : Je suis la France ! 8
O formidable vision ! 8
Ainsi tombe le noir suaire ; 8
Le désert devient ossuaire, 8
550 Et l'ossuaire nation. 8
X
Tout est la mort, l'horreur, la guerre ; 8
L'homme par l'ombre est éclipsé ; 8
L'Ouragan par toute la terre 8
Court comme un enfant insensé. 8
555 Il brise à l'hiver les feuillages, 8
L'éclair aux cimes, l'onde aux plages, 8
À la tempête le rayon ; 8
Car c'est l'ouragan qui gouverne 8
Toute cette étrange caverne 8
560 Que nous nommons Création. 8
L'ouragan, qui broie et torture, 8
S'alimente, monstre croissant, 8
De tout ce que l'âpre nature 8
A d'horrible et de menaçant ; 8
565 La lave en feu le désaltère ; 8
Il va de Quito, blanc cratère 8
Qu'entoure un éternel glaçon, 8
Jusqu'à l'Hékla, mont, gouffre et geôle, 8
Bout de la mamelle du pôle 8
570 Que tette ce noir nourrisson ! 8
L'ouragan est la force aveugle, 8
L'agitateur du grand linceul ; 8
Il rugit, hurle, siffle, beugle, 8
Étant toute l'hydre à lui seul ; 8
575 Il flétrit ce qui veut éclore ; 8
Il dit au printemps, à l'aurore, 8
À la paix, à l'amour : Va-t'en ! 8
Il est rage et foudre ; il se nomme 8
Barbarie et crime pour l'homme, 8
580 Nuit pour les cieux, pour Dieu Satan. 8
C'est le souffle de la matière, 8
De toute la nature craint ; 8
L'Esprit, ouragan de lumière, 8
Le poursuit, le saisit, l'étreint ; 8
585 L'Esprit terrasse, abat, dissipe 8
Le principe par le principe ; 8
Il combat, en criant : Allons ! 8
Les chaos par les harmonies, 8
Les éléments par les génies, 8
590 Par les aigles les aquilons ! 8
Ils sont là, hauts de cent coudées, 8
Christ en tête, Homère au milieu, 8
Tous les combattants des idées, 8
Tous les gladiateurs de Dieu ; 8
595 Chaque fois qu'agitant le glaive, 8
Une forme du mal se lève 8
Comme un forçat dans son préau, 8
Dieu, dans leur phalange complète, 8
Désigne quelque grand athlète 8
600 De la stature du fléau. 8
Surgis, Volta ! dompte en ton aire 8
Les Fluides, noir phlégéton ! 8
Viens, Franklin ! voici le Tonnerre. 8
Le Flot gronde ; parais, Fulton ! 8
605 Rousseau ! prends corps à corps la Haine. 8
L'Esclavage agite sa chaîne ; 8
O Voltaire ! aide au paria ! 8
La Grève rit, Tyburn flamboie, 8
L'affreux chien Montfaucon aboie, 8
610 On meurt… — Debout, Beccaria ! 8
Il n'est rien que l'homme ne tente. 8
La foudre craint cet oiseleur. 8
Dans la blessure palpitante 8
Il dit : Silence ! à la douleur. 8
615 Sa vergue peut-être est une aile ; 8
Partout où parvient sa prunelle, 8
L'âme emporte ses pieds de plomb ; 8
L'étoile, dans sa solitude, 8
Regarde avec inquiétude 8
620 Blanchir la voile de Colomb. 8
Près de la science l'art flotte, 8
Les yeux sur le double horizon ; 8
La poésie est un pilote ; 8
Orphée accompagne Jason. 8
625 Un jour, une barque perdue 8
Vit à la fois dans l'étendue 8
Un oiseau dans l'air spacieux, 8
Un rameau dans l'eau solitaire ; 8
Alors, Gama cria : La terre ! 8
630 Et Camoëns cria : Les cieux ! 8
Ainsi s'entassent les conquêtes. 8
Les songeurs sont les inventeurs. 8
Parlez, dites ce que vous êtes, 8
Forces, ondes, aimants, moteurs ! 8
635 Tout est stupéfait dans l'abîme, 8
L'ombre, de nous voir sur la cime, 8
Les monstres, qu'on les ait bravés 8
Dans les cavernes étonnées, 8
Les perles, d'être devinées, 8
640 Et les mondes d'être trouvés ! 8
Dans l'ombre immense du Caucase, 8
Depuis des siècles, en rêvant, 8
Conduit par les hommes d'extase, 8
Le genre humain marche en avant ; 8
645 Il marche sur la terre ; il passe, 8
Il va, dans la nuit, dans l'espace, 8
Dans l'infini, dans le borné, 8
Dans l'azur, dans l'onde irritée, 8
À la lueur de Prométhée, 8
650 Le libérateur enchaîné ! 8
XI
Oh ! vous êtes les seuls pontifes, 8
Penseurs, lutteurs des grands espoirs, 8
Dompteurs des fauves hippogriffes, 8
Cavaliers des pégases noirs ! 8
655 Âmes devant Dieu toutes nues, 8
Voyants des choses inconnues, 8
Vous savez la religion ! 8
Quand votre esprit veut fuir dans l'ombre, 8
La nuée aux croupes sans nombre 8
660 Lui dit : Me voici, Légion ! 8
Et, quand vous sortez du problème, 8
Célébrateurs, révélateurs ! 8
Quand, rentrant dans la foule blême, 8
Vous redescendez des hauteurs, 8
665 Hommes que le jour divin gagne, 8
Ayant mêlé sur la montagne 8
Où montent vos chants et nos vœux, 8
Votre front au front de l'aurore, 8
O géants ! vous avez encore 8
670 De ses rayons dans les cheveux ! 8
Allez tous à la découverte ! 8
Entrez au nuage grondant ! 8
Et rapportez à l'herbe verte, 8
Et rapportez au sable ardent, 8
675 Rapportez, quel que soit l'abîme, 8
À l'enfer, que Satan opprime, 8
Au Tartare, où saigne Ixion, 8
Aux cœurs bons, à l'âme méchante, 8
À tout ce qui rit, mord ou chante, 8
680 La grande bénédiction ! 8
Oh ! tous à la fois, aigles, âmes, 8
Esprits, oiseaux, essors, raisons, 8
Pour prendre en vos serres les flammes, 8
Pour connaître les horizons, 8
685 À travers l'ombre et les tempêtes, 8
Ayant au-dessus de vos têtes 8
Mondes et soleils, au-dessous 8
Inde, Égypte, Grèce et Judée, 8
De la montagne et de l'idée, 8
690 Envolez-vous ! envolez-vous ! 8
N'est-ce pas que c'est ineffable 8
De se sentir immensité, 8
D'éclairer ce qu'on croyait fable 8
À ce qu'on trouve vérité, 8
695 De voir le fond du grand cratère 8
De sentir en soi du mystère 8
Entrer tout le frisson obscur, 8
D'aller aux astres, étincelle, 8
Et de se dire : Je suis l'aile ! 8
700 Et de se dire : J'ai l'azur ! 8
Allez, prêtres ! allez, génies ! 8
Cherchez la note humaine, allez, 8
Dans les suprêmes symphonies 8
Des grands abîmes étoilés ! 8
705 En attendant l'heure dorée, 8
L'extase de la mort sacrée, 8
Loin de nous, troupeaux soucieux, 8
Loin des lois que nous établîmes, 8
Allez goûter, vivants sublimes, 8
710 L'évanouissement des cieux ! 8
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