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HUG_2/HUG550
Victor HUGO
LES CONTEMPLATIONS
tome II
AUJOURD'HUI
1845-1855
LIVRE SIXIÈME
AU BORD DE L'INFINI
XVII
Dolor
Création ! figure en deuil ! Isis austère ! 12
Peut-être l'homme est-il son trouble et son mystère ? 12
Peut-être qu'elle nous craint tous, 8
Et qu'à l'heure où, ployés sous notre loi mortelle, 12
5 Hagards et stupéfaits, nous tremblons devant elle, 12
Elle frissonne devant nous ! 8
Ne riez point. Souffrez gravement. Soyons dignes, 12
Corbeaux, hiboux, vautours, de redevenir cygnes ! 12
Courbons-nous sous l'obscure loi. 8
10 Ne jetons pas le doute aux flots comme une sonde. 12
Marchons sans savoir où, parlons sans qu'on réponde, 12
Et pleurons sans savoir pourquoi. 8
Homme, n'exige pas qu'on rompe le silence ; 12
Dis-toi : Je suis puni. Baisse la tête et pense. 12
15 C'est assez de ce que tu vois. 8
Une parole peut sortir du puits farouche ; 12
Ne la demande pas. Si l'abîme est la bouche, 12
O Dieu, qu'est-ce donc que la voix ? 8
Ne nous irritons pas. Il n'est pas bon de faire, 12
20 Vers la clarté qui lui au centre de la sphère, 12
À travers les cieux transparents, 8
Voler l'affront, les cris, le rire et la satire, 12
Et que le chandelier à sept branches attire 12
Tous ces noirs phalènes errants. 8
25 Nais, grandis, rêve, souffre, aime, vis, vieillis, tombe. 12
L'explication sainte et calme est dans la tombe. 12
O vivants ! ne blasphémons point. 8
Qu'importe à l'Incréé, qui, soulevant ses voiles, 12
Nous offre le grand ciel, les mondes, les étoiles, 12
30 Qu'une ombre lui montre le poing ? 8
Nous figurons-nous donc qu'à l'heure où tout le prie, 12
Pendant qu'il crée et vit, pendant qu'il approprie 12
À chaque astre une humanité, 8
Nous pouvons de nos cris troubler sa plénitude, 12
35 Cracher notre néant jusqu'en sa solitude, 12
Et lui gâter l'éternité ? 8
Être ! quand dans l'éther tu dessinas les formes, 12
Partout où tu traças les orbites énormes 12
Des univers qui n'étaient pas, 8
40 Des soleils ont jailli, fleurs de flamme, et sans nombre, 12
Des trous qu'au firmament, en s'y posant dans l'ombre, 12
Fit la pointe de ton compas ! 8
Qui sommes-nous ? La nuit, la mort, l'oubli, personne. 12
Il est. Cette splendeur suffit pour qu'on frissonne. 12
45 C'est lui l'amour, c'est lui le feu. 8
Quand les fleurs en avril éclatent pêle-mêle, 12
C'est lui. C'est lui qui gonfle, ainsi qu'une mamelle, 12
La rondeur de l'océan bleu. 8
Le penseur cherche l'homme et trouve de la cendre. 12
50 Il trouve l'orgueil froid, le mal, l'amour à vendre, 12
L'erreur, le sac d'or effronté, 8
La haine et son couteau, l'envie et son suaire, 12
En mettant au hasard la main dans l'ossuaire 12
Que nous nommons humanité. 8
55 Parce que nous souffrons, noirs et sans rien connaître, 12
Stupide, l'homme dit : — Je ne veux pas de l'Être ! 12
Je souffre ; donc, l'Être n'est pas ! — 8
Tu n'admires que toi, vil passant, dans ce monde ! 12
Tu prends pour de l'argent, ô ver, ta bave immonde 12
60 Marquant la place où tu rampas ! 8
Notre nuit veut rayer ce jour qui nous éclaire ; 12
Nous crispons sur ce nom nos doigts pleins de colère ; 12
Rage d'enfant qui coûte cher ! 8
Et nous nous figurons, race imbécile et dure, 12
65 Que nous avons un peu de Dieu dans notre ordure 12
Entre notre ongle et notre chair ! 8
Nier l'Être ! à quoi bon ? L'ironie âpre et noire 12
Peut-elle se pencher sur le gouffre et le boire, 12
Comme elle boit son propre fiel ? 8
70 Quand notre orgueil le tait, notre douleur le nomme. 12
Le sarcasme peut-il, en crevant l'œil à l'homme, 12
Crever les étoiles au ciel ? 8
Ah ! quand nous le frappons, c'est pour nous qu'est la plaie. 12
Pensons, croyons. Voit-on l'océan qui bégaie, 12
75 Mordre avec rage son bâillon ? 8
Adorons-le dans l'astre, et la fleur, et la femme. 12
O vivants, la pensée est la pourpre de l'âme ; 12
Le blasphème en est le haillon. 8
Ne raillons pas. Nos cœurs sont les pavés du temple, 12
80 Il nous regarde, lui que l'infini contemple. 12
Insensé qui nie et qui mord ! 8
Dans un rire imprudent, ne faisons pas, fils d'Ève, 12
Apparaître nos dents devant son œil qui rêve, 12
Comme elles seront dans la mort. 8
85 La femme nue, ayant les hanches découvertes, 12
Chair qui tente l'esprit, rit sous les feuilles vertes ; 12
N'allons pas rire à son côté. 8
Ne chantons pas : — Jouir est tout. Le ciel est vide, 12
La nuit a peur, vous dis-je ! elle devient livide 12
90 En contemplant l'immensité. 8
O douleur ! clef des cieux ! l'ironie est fumée. 12
L'expiation rouvre une porte fermée ; 12
Les souffrances sont des faveurs. 8
Regardons, au-dessus des multitudes folles, 12
95 Monter vers les gibets et vers les auréoles 12
Les grands sacrifiés rêveurs. 8
Monter, c'est s'immoler. Toute cime est sévère. 12
L'Olympe lentement se transforme en Calvaire ; 12
Partout le martyre est écrit ; 8
100 Une immense croix gît dans notre nuit profonde ; 12
Et nous voyons saigner aux quatre coins du monde 12
Les quatre clous de Jésus-Christ. 8
Ah ! vivants, vous doutez ! ah ! vous riez, squelettes ! 12
Lorsque l'aube apparaît, ceinte de bandelettes 12
105 D'or, d'émeraude et de carmin, 8
Vous huez, vous prenez, larves que le jour dore, 12
Pour la jeter au front céleste de l'aurore, 12
De la cendre dans votre main. 8
Vous criez : — Tout est mal. L'aigle vaut le reptile ; 12
110 Tout ce que nous voyons n'est qu'une ombre inutile. 12
La vie au néant nous vomit. 8
Rien avant, rien après. Le sage doute et raille. — 12
Et, pendant ce temps-là, le brin d'herbe tressaille, 12
L'aube pleure, et le vent gémit. 8
115 Chaque fois qu'ici-bas l'homme, en proie aux désastres, 12
Rit, blasphème, et secoue, en regardant les astres, 12
Le sarcasme, ce vil lambeau, 8
Les morts se dressent froids au fond du caveau sombre, 12
Et de leur doigt de spectre écrivent — DIEU — dans l'ombre, 12
120 Sous la pierre de leur tombeau. 8
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