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HUG_2/HUG542
Victor HUGO
LES CONTEMPLATIONS
tome II
AUJOURD'HUI
1845-1855
LIVRE SIXIÈME
AU BORD DE L'INFINI
IX
À la fenêtre pendant la nuit
I
Les étoiles, points d'or, percent les branches noires ; 12
Le flot huileux et lourd décompose ses moires 12
Sur l'océan blêmi ; 6
Les nuages ont l'air d'oiseaux prenant la fuite ; 12
5 Par moments le vent parle, et dit des mots sans suite, 12
Comme un homme endormi. 6
Tout s'en va. La nature est l'urne mal fermée. 12
La tempête est écume et la flamme est fumée. 12
Rien n'est hors du moment, 6
10 L'homme n'a rien qu'il prenne, et qu'il tienne, et qu'il garde. 12
Il tombe heure par heure, et, ruine, il regarde 12
Le monde, écroulement. 6
L'astre est-il le point fixe en ce mouvant problème ? 12
Ce ciel que nous voyons fut-il toujours le même ? 12
15 Le sera-t-il toujours ? 6
L'homme a-t-il sur son front des clartés éternelles ? 12
Et verra-t-il toujours les mêmes sentinelles 12
Monter aux mêmes tours ? 6
II
Nuits, serez-vous pour nous toujours ce que vous êtes ? 12
20 Pour toute vision, aurons-nous sur nos têtes 12
Toujours les mêmes cieux ? 6
Dis, larve Aldebaran, réponds, spectre Saturne, 12
Ne verrons-nous jamais sur le masque nocturne 12
S'ouvrir de nouveaux yeux ? 6
25 Ne verrons-nous jamais briller de nouveaux astres ? 12
Et des cintres nouveaux, et de nouveaux pilastres 12
Luire à notre œil mortel, 6
Dans cette cathédrale aux formidables porches 12
Dont le septentrion éclaire avec sept torches, 12
30 L'effrayant maître-autel ? 6
A-t-il cessé, le vent qui fit naître ces roses, 12
Sirius, Orion, toi, Vénus, qui reposes 12
Notre œil dans le péril ? 6
Ne verrons-nous jamais sous ces grandes haleines 12
35 D'autres fleurs de lumière éclore dans les plaines 12
De l'éternel avril ? 6
Savons-nous où le monde en est de son mystère ? 12
Qui nous dit, à nous, joncs du marais, vers de terre 12
Dont la bave reluit, 6
40 À nous qui n'avons pas nous-mêmes notre preuve, 12
Que Dieu ne va pas mettre une tiare neuve 12
Sur le front de la nuit ? 6
III
Dieu n'a-t-il plus de flamme à ses lèvres profondes ? 12
N'en fait-il plus jaillir des tourbillons de mondes ? 12
45 Parlez, Nord et Midi ! 6
N'emplit-il plus de lui sa création sainte ? 12
Et ne souffle-t-il plus que d'une bouche éteinte 12
Sur l'être refroidi ? 6
Quand les comètes vont et viennent, formidables, 12
50 Apportant la lueur des gouffres insondables 12
À nos fronts soucieux, 6
Brûlant, volant, peut-être âmes, peut-être mondes, 12
Savons-nous ce que font toutes ces vagabondes 12
Qui courent dans nos cieux ? 6
55 Qui donc a vu la source et connaît l'origine ? 12
Qui donc, ayant sondé l'abîme, s'imagine 12
En être mage et roi ? 6
Ah ! fantômes humains, courbés sous les désastres ! 12
Qui donc a dit : — C'est bien, Éternel. Assez d'astres. 12
60 N'en fais plus. Calme-toi ! — 6
L'effet séditieux limiterait la cause ? 12
Quelle bouche ici-bas peut dire à quelque chose : 12
Tu n'iras pas plus loin ? 6
Sous l'élargissement sans fin, la borne plie ; 12
65 La création vit, croît et se multiplie ; 12
L'homme n'est qu'un témoin. 6
L'homme n'est qu'un témoin frémissant d'épouvante. 12
Les firmaments sont pleins de la sève vivante 12
Comme les animaux. 6
70 L'arbre prodigieux croise, agrandit, transforme, 12
Et mêle aux cieux profonds, comme une gerbe énorme, 12
Ses ténébreux rameaux. 6
Car la création est devant, Dieu derrière. 12
L'homme, du côté noir de l'obscure barrière, 12
75 Vit, rôdeur curieux ; 6
Il suffit que son front se lève pour qu'il voie 12
À travers la sinistre et morne claire-voie 12
Cet œil mystérieux. 6
IV
Donc ne nous disons pas : — Nous avons nos étoiles — 12
80 Des flottes de soleils peut-être à pleines voiles 12
Viennent en ce moment ; 6
Peut-être que demain le Créateur terrible, 12
Refaisant notre nuit, va contre un autre crible 12
Changer le firmament. 6
85 Qui sait ? que savons-nous ? sur notre horizon sombre, 12
Que la création impénétrable encombre 12
Des ses taillis sacrés, 6
Muraille obscure où vient battre le flot de l'être, 12
Peut-être allons-nous voir brusquement apparaître 12
90 Des astres effarés ; 6
Des astres éperdus arrivant des abîmes, 12
Venant des profondeurs ou descendant des cimes, 12
Et, sous nos noirs arceaux, 6
Entrant en foule, épars, ardents, pareils au rêve, 12
95 Comme dans un grand vent s'abat sur une grève 12
Une troupe d'oiseaux ; 6
Surgissant, clairs flambeaux, feux purs, rouges fournaises, 12
Aigrettes de rubis ou tourbillons de braises, 12
Sur nos bords, sur nos monts, 6
100 Et nous pétrifiant de leurs aspects étranges ; 12
Car dans le gouffre énorme il est des mondes anges 12
Et des soleils démons ! 6
Peut-être en ce moment, du fond des nuits funèbres, 12
Montant vers nous, gonflant ses vagues de ténèbres 12
105 Et ses flots de rayons, 6
Le muet Infini, sombre mer ignorée, 12
Roule vers notre ciel une grande marée 12
De constellations ! 6
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