Métrique en Ligne
HUG_2/HUG539
Victor HUGO
LES CONTEMPLATIONS
tome II
AUJOURD'HUI
1845-1855
LIVRE SIXIÈME
AU BORD DE L'INFINI
VI
Pleurs dans la nuit
I
Je suis l'être incliné qui jette ce qu'il pense ; 12
Qui demande à la nuit le secret du silence ; 12
Dont la brume emplit l'œil ; 6
Dans une ombre sans fond mes paroles descendent, 12
5 Et les choses sur qui tombent mes strophes rendent 12
Le son creux du cercueil. 6
Mon esprit, qui du doute a senti la piqûre, 12
Habite, âpre songeur, la rêverie obscure 12
Aux flots plombés et bleus, 6
10 Lac hideux où l'horreur tord ses bras, pâle nymphe, 12
Et qui fait boire une eau morte comme la lymphe 12
Aux rochers scrofuleux. 6
Le Doute, fils bâtard de l'aïeule Sagesse, 12
Crie : — A quoi bon ? — devant l'éternelle largesse, 12
15 Nous fait tout oublier, 6
S'offre à nous, morne abri, dans nos marches sans nombre, 12
Nous dit : — Es-tu las ? Viens ! — et l'homme dort à l'ombre 12
De ce mancenillier. 6
L'effet pleure et sans cesse interroge, la cause. 12
20 La création semble attendre quelque chose. 12
L'homme à l'homme est obscur. 6
Où donc commence l'âme ? où donc finit la vie ? 12
Nous voudrions, c'est là notre incurable envie, 12
Voir par-dessus le mur. 6
25 Nous rampons, oiseaux pris sous le filet de l'être ; 12
Libres et prisonniers, l'immuable pénètre 12
Toutes nos volontés ; 6
Captifs sous le réseau des choses nécessaires, 12
Nous sentons se lier des fils à nos misères 12
30 Dans les immensités. 6
II
Nous sommes au cachot ; la porte est inflexible ; 12
Mais, dans une main sombre, inconnue, invisible, 12
Qui passe par moment, 6
À travers l'ombre ; espoir des âmes sérieuses, 12
35 On entend le trousseau des clefs mystérieuses 12
Sonner confusément. 6
La vision de l'être emplit les yeux de l'homme. 12
Un mariage obscur sans cesse se consomme 12
De l'ombre avec le jour ; 6
40 Ce monde, est-ce un éden tombé dans la géhenne ? 12
Nous avons dans le cœur des ténèbres de haine 12
Et des clartés d'amour. 6
La création n'a qu'une prunelle trouble. 12
L'être éternellement montre sa face double, 12
45 Mal et bien, glace et feu ; 6
L'homme sent à la fois, âme pure et chair sombre, 12
La morsure du ver de terre au fond de l'ombre 12
Et le baiser de Dieu. 6
Mais à de certains jours, l'âme est comme une veuve. 12
50 Nous entendons gémir les vivants dans l'épreuve. 12
Nous doutons, nous tremblons, 6
Pendant que l'aube épand ses lumières sacrées 12
Et que mai sur nos seuils mêle les fleurs dorées 12
Avec les enfants blonds. 6
55 Qu'importe la lumière, et l'aurore, et les astres, 12
Fleurs des chapiteaux bleus, diamants des pilastres 12
Du profond firmament, 6
Et mai qui nous caresse, et l'enfant qui nous charme, 12
Si tout n'est qu'un soupir, si tout n'est qu'une larme, 12
60 Si tout n'est qu'un moment ! 6
III
Le sort nous use au jour, triste meule qui tourne. 12
L'homme inquiet et vain croit marcher, il séjourne ; 12
Il expire en créant. 6
Nous avons la seconde et nous rêvons l'année ; 12
65 Et la dimension de notre destinée, 12
C'est poussière et néant. 6
L'abîme, où les soleils sont les égaux des mouches, 12
Nous tient ; nous n'entendons que des sanglots farouches 12
Ou des rires moqueurs ; 6
70 Vers la cible d'en haut qui dans l'azur s'élève, 12
Nous lançons nos projets, nos vœux, l'espoir, le rêve, 12
Ces flèches de nos cœurs. 6
Nous voulons durer, vivre, être éternels. O cendre ! 12
Où donc est la fourmi qu'on appelle Alexandre ? 12
75 Où donc le ver César ? 6
En tombant sur nos fronts, la minute nous tue. 12
Nous passons, noir essaim, foule de deuil vêtue, 12
Comme le bruit d'un char. 6
Nous montons à l'assaut du temps comme une armée. 12
80 Sur nos groupes confus que voile la fumée 12
Des jours évanouis, 6
L'énorme éternité luit, splendide et stagnante ; 12
Le cadran, bouclier de l'heure rayonnante, 12
Nous terrasse éblouis ! 6
IV
85 À l'instant où l'on dit : Vivons ! tout se déchire. 12
Les pleurs subitement descendent sur le rire. 12
Tête nue ! à genoux ! 6
Tes fils sont morts, mon père est mort, leur mère est morte. 12
O deuil ! qui passe là ? C'est un cercueil qu'on porte. 12
90 À qui le portez-vous ? 6
Ils le portent à l'ombre, au silence, à la terre ; 12
Ils le portent au calme obscur, à l'aube austère, 12
À la brume sans bords, 6
Au mystère qui tord ses anneaux sous des voiles, 12
95 Au serpent inconnu qui lèche les étoiles 12
Et qui baise les morts ! 6
V
Ils le portent aux vers, au néant, à Peut-Être ! 12
Car la plupart d'entre eux n'ont point vu le jour naître ; 12
Sceptiques et bornés, 6
100 La négation morne et la matière hostile, 12
Flambeaux d'aveuglement, troublent l'âme inutile 12
De ces infortunés. 6
Pour eux le ciel ment, l'homme est un songe et croit vivre ; 12
Ils ont beau feuilleter page à page le livre, 12
105 Ils ne comprennent pas ; 6
Ils vivent en hochant la tête, et, dans le vide. 12
L'écheveau ténébreux que le doute dévide 12
Se mêle sous leurs pas. 6
Pour eux l'âme naufrage avec le corps qui sombre. 12
110 Leur rêve a les yeux creux et regarde de l'ombre ; 12
Rien est le mot du sort ; 6
Et chacun d'eux, riant de la voûte étoilée, 12
Porte en son cœur, au lieu de l'espérance ailée, 12
Une tête de mort. 6
115 Sourds à l'hymne des bois, au sombre cri de l'orgue, 12
Chacun d'eux est un champ plein de cendre, une morgue 12
Où pendent des lambeaux, 6
Un cimetière où l'œil des frémissants poëtes 12
Voit planer l'ironie et toutes ses chouettes, 12
120 L'ombre et tous ses corbeaux. 6
Quand l'astre et le roseau leur disent : Il faut croire ; 12
Ils disent au jonc vert, à l'astre en sa nuit noire : 12
Vous êtes insensés ! 6
Quand l'arbre leur murmure à l'oreille : Il existe ; 12
125 Ces fous répondent : Non ! et, si le chêne insiste, 12
Ils lui disent : Assez ! 6
Quelle nuit ! le semeur nié par la semence ! 12
L'univers n'est pour eux qu'une vaste démence, 12
Sans but et sans milieu ; 6
130 Leur âme, en agitant l'immensité profonde, 12
N'y sent même pas l'être, et dans le grelot monde 12
N'entend pas sonner Dieu ! 6
VI
Le corbillard franchit le seuil du cimetière. 12
Le gai matin, qui rit à la nature entière, 12
135 Resplendit sur ce deuil ; 6
Tout être a son mystère où l'on sent l'âme éclore, 12
Et l'offre à l'infini ; l'astre apporte l'aurore, 12
Et l'homme le cercueil. 6
Le dedans de la fosse apparaît, triste crèche. 12
140 Des pierres par endroits percent la terre fraîche ; 12
Et l'on entend le glas ; 6
Elles semblent s'ouvrir ainsi que des paupières, 12
Et le papillon blanc dit : « Qu'ont donc fait ces pierres ? » 12
Et la fleur dit : « Hélas ! » 6
VII
145 Est-ce que par hasard ces pierres sont punies, 12
Dieu vivant, pour subir de telles agonies ? 12
Ah ! ce que nous souffrons 6
N'est rien. — Plus bas que l'arbre en proie aux froides bises, 12
Sous cette forme horrible, est-ce que les Cambyses, 12
150 Est-ce que les Nérons, 6
Après avoir tenu les peuples dans leur serre, 12
Et crucifié l'homme au noir gibet misère, 12
Mis le monde en lambeaux, 6
Souillé l'âme, et changé, sous le vent des désastres, 12
155 L'univers en charnier, et fait monter aux astres 12
La vapeur des tombeaux, 6
Après avoir passé joyeux dans la victoire, 12
Dans l'orgueil, et partout imprimé sur l'histoire 12
Leurs ongles furieux, 6
160 Et, monstres qu'entrevoit l'homme en ses léthargies, 12
Après avoir sur terre été les effigies 12
Du mal mystérieux, 6
Après avoir peuplé les prisons élargies, 12
Et versé tant de meurtre aux vastes mers rougies, 12
165 Tant de morts, glaive au flanc, 6
Tant d'ombre, et de carnage, et d'horreurs inconnues, 12
Que le soleil, le soir, hésitait dans les nues 12
Devant ce bain sanglant ! 6
Après avoir mordu le troupeau que Dieu mène, 12
170 Et tourné tour à tour de la torture humaine 12
L'atroce cabestan, 6
Et régné sous la pourpre et sous le laticlave, 12
Et plié six mille ans Adam, le vieil esclave, 12
Sous le vieux roi Satan, 6
175 Est-ce que le chasseur Nemrod, Sforce le pâtre, 12
Est-ce que Messaline, est-ce que Cléopâtre, 12
Caligula, Macrin, 6
Et les Achabs, par qui renaissaient les Sodomes, 12
Et Phalaris, qui fit du hurlement des hommes 12
180 La clameur de l'airain, 6
Est-ce que Charles Neuf, Constantin, Louis Onze, 12
Vitellius, la fange, et Busiris, le bronze, 12
Les Cyrus dévorants, 6
Les Égystes montrés du doigt par les Électres, 12
185 Seraient dans cette nuit, d'hommes devenus spectres, 12
Et pierres de tyrans ? 6
Est-ce que ces cailloux, tout pénétrés de crimes, 12
Dans l'horreur étouffés, scellés dans les abîmes, 12
Enviant l'ossement, 6
190 Sans air, sans mouvement, sans jour, sans yeux, sans bouche, 12
Entre l'herbe sinistre et le cercueil farouche, 12
Vivraient affreusement ? 6
Est-ce que ce seraient des âmes condamnées, 12
Des maudits qui, pendant des millions d'années, 12
195 Seuls avec le remords, 6
Au lieu de voir, des yeux de l'astre solitaire, 12
Sortir les rayons d'or, verraient les vers de terre 12
Sortir des yeux des morts ? 6
Homme et roche, exister, noir dans l'ombre vivante ! 12
200 Songer, pétrifié dans sa propre épouvante ! 12
Rêver l'éternité ! 6
Dévorer ses fureurs, confusément rugies ! 12
Être pris, ouragan de crimes et d'orgies, 12
Dans l'immobilité ! 6
205 Punition ! problème obscur ! questions sombres ! 12
Quoi ! ce caillou dirait : — J'ai mis Thèbe en décombres ! 12
J'ai vu Suse à genoux ! 6
J'étais Bélus à Tyr ! j'étais Sylla dans Rome ! — 12
Noire captivité des vieux démons de l'homme ! 12
210 O pierres, qu'êtes-vous ? 6
Qu'a fait ce bloc, béant dans la fosse insalubre ? 12
Glacé du froid profond de la terre lugubre, 12
Informe et châtié, 6
Aveugle, même aux feux que la nuit réverbère, 12
215 Il pense et se souvient… — Quoi ! ce n'est que Tibère ! 12
Seigneur, ayez pitié ! 6
Ce dur silex noyé dans la terre, âpre, fruste, 12
Couvert d'ombre, pendant que le ciel s'ouvre au juste 12
Qui s'y réfugia, 6
220 Jaloux du chien qui jappe et de l'âne qui passe, 12
Songe et dit : Je suis là ! — Dieu vivant, faites grâce ! 12
Ce n'est que Borgia ! 6
O Dieu bon, penchez-vous sur tous ces misérables ! 12
Sauvez ces submergés, aimez ces exécrables ! 12
225 Ouvrez les soupiraux. 6
Au nom des innocents, Dieu, pardonnez aux crimes. 12
Père, fermez l'enfer. Juge, au nom des victimes, 12
Grâce pour les bourreaux ! 6
De toutes parts s'élève un cri : Miséricorde ! 12
230 Les peuples nus, liés, fouettés à coups de corde, 12
Lugubres travailleurs, 6
Voyant leur maître en proie aux châtiments sublimes, 12
Ont pitié du despote, et, saignant de ses crimes, 12
Pleurent de ses douleurs ; 6
235 Les pâles nations regardent dans le gouffre, 12
Et ces grands suppliants, pour le tyran qui souffre, 12
T'implorent, Dieu jaloux ; 6
L'esclave mis en croix, l'opprimé sur la claie, 12
Plaint le satrape au fond de l'abîme, et la plaie 12
240 Dit : Grâce pour les clous ! 6
Dieu serein, regardez d'un regard salutaire 12
Ces reclus ténébreux qu'emprisonne la terre 12
Pleine d'obscurs verrous, 6
Ces forçats dont le bagne est le dedans des pierres, 12
245 Et levez, à la voix des justes en prières, 12
Ces effrayants écrous. 6
Père, prenez pitié du monstre et de la roche. 12
De tous les condamnés que le pardon s'approche ! 12
Jadis, rois des combats, 6
250 Ces bandits sur la terre ont fait une tempête ; 12
Étant montés plus haut dans l'horreur que la bête, 12
Ils sont tombés plus bas. 6
Grâce pour eux ! clémence, espoir, pardon, refuge, 12
Au jonc qui fut un prince, au ver qui fut un juge ! 12
255 Le méchant, c'est le fou. 6
Dieu, rouvrez au maudit ! Dieu, relevez l'infâme ! 12
Rendez à tous l'azur. Donnez au tigre une âme, 12
Des ailes au caillou ! 6
Mystère ! obsession de tout esprit qui pense ! 12
260 Échelle de la peine et de la récompense ! 12
Nuit qui monte en clarté ! 6
Sourire épanoui sur la torture amère ! 12
Vision du sépulcre ! êtes-vous la chimère, 12
Ou la réalité ? 6
VIII
265 La fosse, plaie au flanc de la terre, est ouverte, 12
Et, béante, elle fait frissonner l'herbe verte 12
Et le buisson jauni ; 6
Elle est là, froide, calme, étroite, inanimée, 12
Et l'âme en voit sortir, ainsi qu'une fumée, 12
270 L'ombre de l'infini. 6
Et les oiseaux de l'air, qui, planant sur les cimes, 12
Volant sous tous les cieux, comparent les abîmes 12
Dans les courses qu'ils font, 6
Songent au noir Vésuve, à l'Océan superbe, 12
275 Et disent, en voyant cette fosse dans l'herbe : 12
Voici le plus profond ! 6
IX
L'âme est partie, on rend le corps à la nature. 12
La vie a disparu sous cette créature ; 12
Mort, où sont tes appuis ? 6
280 Le voilà hors du temps, de l'espace et du nombre. 12
On le descend avec une corde dans l'ombre 12
Comme un seau dans un puits. 6
Que voulez-vous puiser dans ce puits formidable ? 12
Et pourquoi jetez-vous la sonde à l'insondable ? 12
285 Qu'y voulez-vous puiser ? 6
Est-ce l'adieu lointain et doux de ceux qu'on aime ? 12
Est-ce un regard ? hélas ! est-ce un soupir suprême ? 12
Est-ce un dernier baiser ? 6
Qu'y voulez-vous puiser, vivants, essaim frivole ? 12
290 Est-ce un frémissement du vide où tout s'envole, 12
Un bruit, une clarté, 6
Une lettre du mot que Dieu seul peut écrire ? 12
Est-ce, pour le mêler à vos éclats de rire, 12
Un peu d'éternité ? 6
295 Dans ce gouffre où la larve entr'ouvre son œil terne, 12
Dans cette épouvantable et livide citerne, 12
Abîme de douleurs, 6
Dans ce cratère obscur des muettes demeures, 12
Que voulez-vous puiser, ô passants de peu d'heures, 12
300 Hommes de peu de pleurs ? 6
Est-ce le secret sombre ? est-ce la froide goutte 12
Qui, larme du néant, suinte de l'âpre voûte 12
Sans aube et sans flambeau ? 6
Est-ce quelque lueur effarée et hagarde ? 12
305 Est-ce le cri jeté par tout ce qui regarde 12
Derrière le tombeau ? 6
Vous ne puiserez rien. Les morts tombent. La fosse 12
Les voit descendre, avec leur âme juste ou fausse, 12
Leur nom, leurs pas, leur bruit. 6
310 Un jour, quand souffleront les célestes haleines, 12
Dieu seul remontera toutes ces urnes pleines 12
De l'éternelle nuit. 6
X
Et la terre, agitant la ronce à sa surface, 12
Dit : — L'homme est mort ; c'est bien ; que veut-on que j'en fasse ? 12
315 Pourquoi me le rend-on ? — 6
Terre ! fais-en des fleurs ! des lys que l'aube arrose ! 12
De cette bouche aux dents béantes, fais la rose 12
Entr'ouvrant son bouton ! 6
Fais ruisseler ce sang dans tes sources d'eaux vives, 12
320 Et fais-le boire aux bœufs mugissants, tes convives ; 12
Prends ces chairs en haillons ; 6
Fais de ces seins bleuis sortir des violettes, 12
Et couvre de ces yeux que t'offrent les squelettes 12
L'aile des papillons. 6
325 Fais avec tous ces morts une joyeuse vie. 12
Fais-en le fier torrent qui gronde et qui dévie. 12
La mousse aux frais tapis ! 6
Fais-en des rocs, des joncs, des fruits, des vignes mûres, 12
Des brises, des parfums, des bois pleins de murmures, 12
330 Des sillons pleins d'épis ! 6
Fais-en des buissons verts, fais-en de grandes herbes ! 12
Et qu'en ton sein profond d'où se lèvent les gerbes, 12
À travers leur sommeil, 6
Les effroyables morts sans souffle et sans paroles 12
335 Se sentent frissonner dans toutes ces corolles 12
Qui tremblent au soleil ! 6
XI
La terre, sur la bière où le mort pâle écoute, 12
Tombe, et le nid gazouille, et, là-bas, sur la route 12
Siffle le paysan ; 6
340 Et ces fils, ces amis que le regret amène, 12
N'attendent même pas que la fosse soit pleine 12
Pour dire : Allons-nous-en ! 6
Le fossoyeur, payé par ces douleurs hâtées, 12
Jette sur le cercueil la terre à pelletées. 12
345 Toi qui, dans ton linceul, 6
Rêvais le deuil sans fin, cette blanche colombe, 12
Avec cet homme allant et venant sur ta tombe, 12
O mort, te voilà seul ! 6
Commencement de l'âpre et morne solitude ! 12
350 Tu ne changeras plus de lit ni d'attitude ; 12
L'heure aux pas solennels 6
Ne sonne plus pour toi ; l'ombre te fait terrible ; 12
L'immobile suaire a sur ta forme horrible 12
Mis ses plis éternels. 6
355 Et puis le fossoyeur s'en va boire la fosse. 12
Il vient de voir des dents que la terre déchausse, 12
Il rit, il mange, il mord ; 6
Et prend, en murmurant des chansons hébétées, 12
Un verre dans ses mains à chaque instant heurtées 12
360 Aux choses de la mort. 6
Le soir vient ; l'horizon s'emplit d'inquiétude ; 12
L'herbe tremble et bruit comme une multitude ; 12
Le fleuve blanc reluit ; 6
Le paysage obscur prend les veines des marbres ; 12
365 Ces hydres que, le jour, on appelle des arbres, 12
Se tordent dans la nuit. 6
Le mort est seul. Il sent la nuit qui le dévore. 12
Quand naît le doux matin, tout l'azur de l'aurore, 12
Tous ses rayons si beaux, 6
370 Tout l'amour des oiseaux et leurs chansons sans nombre, 12
Vont aux berceaux dorés ; et, la nuit, toute l'ombre 12
Aboutit aux tombeaux. 6
Il entend des soupirs dans les fosses voisines ; 12
Il sent la chevelure affreuse des racines 12
375 Entrer dans son cercueil ; 6
Il est l'être vaincu dont s'empare la chose ; 12
Il sent un doigt obscur, sous sa paupière close, 12
Lui retirer son œil. 6
Il a froid ; car le soir, qui mêle à son haleine 12
380 Les ténèbres, l'horreur, le spectre et le phalène, 12
Glace ces durs grabats ; 6
Le cadavre, lié de bandelettes blanches, 12
Grelotte, et dans sa bière entend les quatre planches 12
Qui lui parlent tout bas. 6
385 L'une dit : — Je fermais ton coffre-fort. — Et l'autre 12
Dit : — J'ai servi de porte au toit qui fut le nôtre. — 12
L'autre dit : — Aux beaux jours, 6
La table où rit l'ivresse et que le vin encombre, 12
C'était moi. — L'autre dit : — J'étais le chevet sombre 12
390 Du lit de tes amours. 6
Allez, vivants ! riez, chantez ; le jour flamboie. 12
Laissez derrière vous, derrière votre joie 12
Sans nuage et sans pli, 6
Derrière la fanfare et le bal qui s'élance, 12
395 Tous ces morts qu'enfouit dans la fosse silence 12
Le fossoyeur oubli ! 6
XII
Tous y viendront.
XIII
Assez ! et levez-vous de table.
Chacun prend à son tour la route redoutable ; 12
Chacun sort en tremblant ; 6
400 Chantez, riez ; soyez heureux, soyez célèbres ; 12
Chacun de vous sera bientôt dans les ténèbres 12
Le spectre au regard blanc. 6
La foule vous admire et l'azur vous éclaire ; 12
Vous êtes riche, grand, glorieux, populaire, 12
405 Puissant, fier, encensé ; 6
Vos licteurs, devant vous, graves, portent la hache ; 12
Et vous vous en irez sans que personne sache 12
Où vous avez passé. 6
Jeunes filles, hélas ! qui donc croit à l'aurore ? 12
410 Votre lèvre pâlit pendant qu'on danse encore 12
Dans le bal enchanté ; 6
Dans les lustres blêmis on voit grandir le cierge ; 12
La mort met sur vos fronts ce grand vole de vierge 12
Qu'on nomme éternité. 6
415 Le conquérant, debout dans une aube enflammée, 12
Penche, et voit s'en aller son épée en fumée ; 12
L'amante avec l'amant 6
Passe ; le berceau prend une voix sépulcrale ; 12
L'enfant rose devient larve horrible, et le râle 12
420 Sort du vagissement. 6
Ce qu'ils disaient hier, le savent-ils eux-mêmes ? 12
Des chimères, des vœux, des cris, de vains problèmes ! 12
O néant inouï ! 6
Rien ne reste ; ils ont tout oublié dans la fuite 12
425 Des choses que Dieu pousse et qui courent si vite 12
Que l'homme est ébloui ! 6
O promesses ! espoirs ! cherchez-les dans l'espace. 12
La bouche qui promet est un oiseau qui passe. 12
Fou qui s'y confierait ! 6
430 Les promesses s'en vont où va le vent des plaines, 12
Où vont les flots, où vont les obscures haleines 12
Du soir dans la forêt ! 6
Songe à la profondeur du néant où nous sommes. 12
Quand tu seras couché sous la terre où les hommes 12
435 S'enfoncent pas à pas, 6
Tes enfants, épuisant les jours que Dieu leur compte, 12
Seront dans la lumière ou seront dans la honte ; 12
Tu ne le sauras pas ! 6
Ce que vous rêvez tombe avec ce que vous faites. 12
440 Voyez ces grands palais ; voyez ces chars de fêtes 12
Aux tournoyants essieux ; 6
Voyez ces longs fusils qui suivent le rivage ; 12
Voyez ces chevaux, noirs comme un héron sauvage 12
Qui vole sous les cieux, 6
445 Tout cela passera comme une voix chantante. 12
Pyramide, à tes pieds tu regardes la tente, 12
Sous l'éclatant zénith ; 6
Tu l'entends frissonner au vent comme une voile, 12
Chéops, et tu te sens, en la voyant de toile, 12
450 Fière d'être en granit ; 6
Et toi, tente, tu dis : Gloire à la pyramide ! 12
Mais, un jour, hennissant comme un cheval numide, 12
L'ouragan libyen 6
Soufflera sur ce sable où sont les tentes frêles, 12
455 Et Chéops roulera pêle-mêle avec elles 12
En s'écriant : Eh bien ! 6
Tu périras, malgré ton enceinte murée, 12
Et tu ne seras plus, ville, ô ville sacrée, 12
Qu'un triste amas fumant, 6
460 Et ceux qui t'ont servie et ceux qui t'ont aimée 12
Frapperont leur poitrine en voyant la fumée 12
De ton embrasement. 6
Ils diront : — O douleur ! ô deuil ! guerre civile ! 12
Quelle ville a jamais égalé cette ville ? 12
465 Ses tours montaient dans l'air ; 6
Elle riait aux chants de ses prostituées ; 12
Elle faisait courir ainsi que des nuées 12
Ses vaisseaux sur la mer. 6
Ville ! où sont tes docteurs qui t'enseignaient à lire ? 12
470 Tes dompteurs de lions qui jouaient de la lyre, 12
Tes lutteurs jamais las ? 6
Ville ! est-ce qu'un voleur, la nuit, t'a dérobée ? 12
Où donc est Babylone ? Hélas ! elle est tombée ! 12
Elle est tombée, hélas ! 6
475 On n'entend plus chez toi le bruit que fait la meule. 12
Pas un marteau n'y frappe un clou. Te voilà seule. 12
Ville, où sont tes bouffons ? 6
Nul passant désormais ne montera tes rampes ; 12
Et l'on ne verra plus la lumière des lampes 12
480 Luire sous tes plafonds. 6
Brillez pour disparaître et montez pour descendre. 12
Le grain de sable dit dans l'ombre au grain de cendre : 12
Il faut tout engloutir. 6
Où donc est Thèbes ? dit Babylone pensive. 12
485 Thèbes demande : Où donc est Ninive ? et Ninive 12
S'écrie : Où donc est Tyr ? 6
En laissant fuir les mots de sa langue prolixe, 12
L'homme s'agite et va, suivi par un œil fixe ; 12
Dieu n'ignore aucun toit ; 6
490 Tous les jours d'ici-bas ont des aubes funèbres ; 12
Malheur à ceux qui font le mal dans les ténèbres 12
En disant : Qui nous voit ? 6
Tous tombent ; l'un au bout d'une course insensée, 12
L'autre à son premier pas ; l'homme sur sa pensée, 12
495 La mère sur son nid ; 6
Et le porteur de sceptre et le joueur de flûte 12
S'en vont ; et rien ne dure ; et le père qui lutte 12
Suit l'aïeul qui bénit. 6
Les races vont au but qu'ici-bas tout révèle. 12
500 Quand l'ancienne commence à pâlir, la nouvelle 12
A déjà le même air ; 6
Dans l'éternité, gouffre où se vide la tombe, 12
L'homme coule sans fin, sombre fleuve qui tombe 12
Dans une sombre mer. 6
505 Tout escalier, que l'ombre ou la splendeur le couvre, 12
Descend au tombeau calme, et toute porte s'ouvre 12
Sur le dernier moment ; 6
Votre sépulcre emplit la maison où vous êtes ; 12
Et tout plafond, croisant ses poutres sur nos têtes, 12
510 Est fait d'écroulement. 6
Veillez, veillez ! Songez à ceux que vous perdites ; 12
Parlez moins haut, prenez garde à ce que vous dites, 12
Contemplez à genoux ; 6
L'aigle trépas du bout de l'aile nous effleure ; 12
515 Et toute notre vie, en fuite heure par heure, 12
S'en va derrière nous. 6
O coups soudains ! départs vertigineux ! mystère ! 12
Combien qui ne croyaient parler que pour la terre, 12
Front haut, cœur fier, bras fort, 6
520 Tout à coup, comme un mur subitement s'écroule, 12
Au milieu d'une phrase adressée à la foule, 12
Sont entrés dans la mort, 6
Et, sous l'immensité qui n'est qu'un œil sublime, 12
Ont pâli, stupéfaits de voir, dans cet abîme 12
525 D'astres et de ciel bleu, 6
Où le masqué se montre, où l'inconnu se nomme, 12
Que le mot qu'ils avaient commencé devant l'homme 12
S'achevait devant Dieu ! 6
Un spectre au seuil de tout tient le doigt sur sa bouche. 12
530 Les morts partent. La nuit de sa verge les touche. 12
Ils vont, l'antre est profond, 6
Nus, et se dissipant, et l'on ne voit rien luire. 12
Où donc sont-ils allés ? On n'a rien à vous dire. 12
Ceux qui s'en vont, s'en vont. 6
535 Sur quoi donc marchent-ils ? sur l'énigme, sur l'ombre, 12
Sur l'être. Ils font un pas : comme la nef qui sombre, 12
Leur blancheur disparaît ; 6
Et l'on n'entend plus rien dans l'ombre inaccessible, 12
Que le bruit sourd que fait dans le gouffre invisible 12
540 L'invisible forêt. 6
L'infini, route noire et de brume remplie, 12
Et qui joint l'âme à Dieu, monte, fuit, multiplie 12
Ses cintres tortueux, 6
Et s'efface… — et l'horreur effare nos pupilles 12
545 Quand nous entrevoyons les arches et les piles 12
De ce pont monstrueux. 6
O sort ! obscurité ! nuée ! on rêve, on souffre. 12
Les êtres, dispersés à tous les vents du gouffre, 12
Ne savent ce qu'ils font. 6
550 Les vivants sont hagards. Les morts sont dans leurs couches. 12
Pendant que nous songeons, des pleurs, gouttes farouches, 12
Tombent du noir plafond. 6
XIV
On brave l'immuable ; et l'un se réfugie 12
Dans l'assoupissement, et l'autre dans l'orgie. 12
555 Cet autre va criant : 6
— A bas vertu, devoir et foi ! l'homme est un ventre ! — 12
Dans ce lugubre esprit, comme un tigre en son antre, 12
Habite le néant. 6
Écoutez-le : — Jouir est tout. L'heure est rapide. 12
560 Le sacrifice est fou, le martyre est stupide ; 12
Vivre est l'essentiel. 6
L'immensité ricane et la tombe grimace. 12
La vie est un caillou que le sage ramasse 12
Pour lapider le ciel. — 6
565 Il souffle, forçat noir, sa vermine sur l'ange. 12
Il est content, il est hideux ; il boit, il mange ; 12
Il rit, la lèvre en feu, 6
Tous les rires que peut inventer la démence ; 12
Il dit tout ce que peut dire en sa haine immense 12
570 Le ver de terre à Dieu. 6
Il dit : Non ! à celui sous qui tremble le pôle. 12
Soudain l'ange muet met la main sur l'épaule 12
Du railleur effronté ; 6
La mort derrière lui surgit pendant qu'il chante ; 12
575 Dieu remplit tout à coup cette bouche crachante 12
Avec l'éternité. 6
XV
Qu'est-ce que tu feras de tant d'herbes fauchées, 12
O vent ? que feras-tu des pailles desséchées 12
Et de l'arbre abattu ? 6
580 Que feras-tu de ceux qui s'en vont avant l'heure, 12
Et de celui qui rit et de celui qui pleure, 12
O vent, qu'en feras-tu ? 6
Que feras-tu des cœurs ! que feras-tu des âmes ? 12
Nous aimâmes, hélas ! nous crûmes, nous pensâmes : 12
585 Un moment nous brillons ; 6
Puis, sur les panthéons ou sur les ossuaires, 12
Nous frissonnons, ceux-ci drapeaux, ceux-là suaires, 12
Tous, lambeaux et haillons ! 6
Et ton souffle nous tient, nous arrache et nous ronge ! 12
590 Et nous étions la vie, et nous sommes le songe ! 12
Et voilà que tout fuit ! 6
Et nous ne savons plus qui nous pousse et nous mène, 12
Et nous questionnons en vain notre âme pleine 12
De tonnerre et de nuit ! 6
595 O vent, que feras-tu de ces tourbillons d'êtres, 12
Hommes, femmes, vieillards, enfants, esclaves, maîtres, 12
Souffrant, priant, aimant, 6
Doutant, peut-être cendre et peut-être semence, 12
Qui roulent, frémissants et pâles, vers l'immense 12
600 Évanouissement ! 6
XVI
L'arbre Éternité vit sans faîte et sans racines. 12
Ses branches sont partout, proches du ver, voisines 12
Du grand astre doré ; 6
L'espace voit sans fin croître la branche Nombre, 12
605 Et la branche Destin, végétation sombre, 12
Emplit l'homme effaré. 6
Nous la sentons ramper et grandir sous nos crânes, 12
Lier Deutz à Judas, Nemrod à Schinderhannes, 12
Tordre ses mille nœuds, 6
610 Et, passants pénétrés de fibres éternelles, 12
Tremblants, nous la voyons croiser dans nos prunelles 12
Ses fils vertigineux. 6
Et nous apercevons, dans le plus noir de l'arbre, 12
Les Hobbes contemplant avec des yeux de marbre, 12
615 Les Kant aux larges fronts ; 6
Leur cognée à la main, le pied sur les problèmes, 12
Immobiles ; la mort a fait des spectres blêmes 12
De tous ces bûcherons. 6
Ils sont là, stupéfaits et chacun sur sa branche. 12
620 L'un se redresse, et l'autre, épouvanté, se penche. 12
L'un voulut, l'autre osa, 6
Tous se sont arrêtés en voyant le mystère. 12
Zénon rêve tourné vers Pyrrhon, et Voltaire 12
Regarde Spinosa. 6
625 Qu'avez-vous donc trouvé, dites, chercheurs sublimes ? 12
Quels nids avez-vous vus, noirs comme des abîmes, 12
Sur ces rameaux noueux ? 6
Cachaient-ils des essaims d'ailes sombres ou blanches ? 12
Dites, avez-vous fait envoler de ces branches 12
630 Quelque aigle monstrueux ? 6
De quelqu'un qui se tait nous sommes les ministres ; 12
Le noir réseau du sort trouble nos yeux sinistres ; 12
Le vent nous courbe tous ; 6
L'ombre des mêmes nuits mêle toutes les têtes. 12
635 Qui donc sait le secret ? le savez-vous, tempêtes ? 12
Gouffres, en parlez-vous ? 6
Le problème muet gonfle la mer sonore, 12
Et, sans cesse oscillant, va du soir à l'aurore 12
Et de la taupe au lynx ; 6
640 L'énigme aux yeux profonds nous regarde obstinée ; 12
Dans l'ombre nous voyons sur notre destinée 12
Les deux griffes du sphinx. 6
Le mot, c'est Dieu. Ce mot luit dans les âmes veuves ; 12
Il tremble dans la flamme ; onde, il coule en tes fleuves, 12
645 Homme, il coule en ton sang ; 6
Les constellations le disent au silence ; 12
Et le volcan, mortier de l'infini, le lance 12
Aux astres en passant. 6
Ne doutons pas. Croyons. Emplissons l'étendue 12
650 De notre confiance, humble, ailée, éperdue. 12
Soyons l'immense Oui. 6
Que notre cécité ne soit pas un obstacle ; 12
À la création donnons ce grand spectacle 12
D'un aveugle ébloui. 6
655 Car, je vous le redis, votre oreille étant dure, 12
Non est un précipice. O vivants ! rien ne dure ; 12
La chair est aux corbeaux ; 6
La vie autour de vous croule comme un vieux cloître ; 12
Et l'herbe est formidable, et l'on y voit moins croître 12
660 De fleurs que de tombeaux. 6
Tout, dès que nous doutons, devient triste et farouche. 12
Quand il veut, spectre gai, le sarcasme à la bouche 12
Et l'ombre dans les yeux, 6
Rire avec l'infini, pauvre âme aventurière, 12
665 L'homme frissonnant voit les arbres en prière 12
Et les monts sérieux ; 6
Le chêne ému fait signe au cèdre qui contemple ; 12
Le rocher rêveur semble un prêtre dans le temple 12
Pleurant un déshonneur ; 6
670 L'araignée, immobile au centre de ses toiles, 12
Médite ; et le lion, songeant sous les étoiles, 12
Rugit : Pardon, Seigneur ! 6
logo du CRISCO logo de l'université