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HUG_2/HUG533
Victor HUGO
LES CONTEMPLATIONS
tome II
AUJOURD'HUI
1845-1855
LIVRE CINQUIÈME
EN MARCHE
XXVI
Les Malheureux
À mes enfants
Puisque déjà l'épreuve aux luttes vous convie, 12
O mes enfants ! parlons un peu de cette vie. 12
Je me souviens qu'un jour, marchant dans un bois noir 12
Où des ravins creusaient un farouche entonnoir, 12
5 Dans un de ces endroits où sous l'herbe et la ronce 12
Le chemin disparaît et le ruisseau s'enfonce, 12
Je vis, parmi les grès, les houx, les sauvageons, 12
Fumer un toit bâti de chaumes et de joncs. 12
La fumée avait peine à monter dans les branches ; 12
10 Les fenêtres étaient les crevasses des planches ; 12
On eût dit que les rocs cachaient avec ennui 12
Ce logis tremblant, triste, humble ; et que c'était lui 12
Que les petits oiseaux, sous le hêtre et l'érable, 12
Plaignaient, tant il était chétif et misérable ! 12
15 Pensif, dans les buissons j'en cherchais le sentier. 12
Comme je regardais ce chaume, un muletier 12
Passa, chantant, fouettant quelques bêtes de somme. 12
« Qui donc demeure là ? » demandai-je à cet homme. 12
L'homme, tout en chantant, me dit : « Un malheureux. » 12
20 J'allai vers la masure au fond du ravin creux ; 12
Un arbre, de sa branche où brillait une goutte, 12
Sembla se faire un doigt pour m'en montrer la route, 12
Et le vent m'en ouvrit la porte ; et j'y trouvai 12
Un vieux, vêtu de bure, assis sur un pavé. 12
25 Ce vieillard, près d'un âtre où séchaient quelques toiles, 12
Dans ce bouge aux passants ouvert, comme aux étoiles, 12
Vivait, seul jour et nuit, sans clôture, sans chien, 12
Sans clef ; la pauvreté garde ceux qui n'ont rien. 12
J'entrai ; le vieux soupait d'un peu d'eau, d'une pomme ; 12
30 Sans pain ; et je me mis à plaindre ce pauvre homme. 12
— Comment pouvait-il vivre ainsi ? Qu'il était dur 12
De n'avoir même pas un volet à son mur ; 12
L'hiver doit être affreux dans ce lieu solitaire ; 12
Et pas même un grabat ! il couchait donc à terre ? 12
35 Là ! sur ce tas de paille, et dans ce coin étroit ! 12
Vous devez être mal, vous devez avoir froid, 12
Bon père, et c'est un sort bien triste que le vôtre ! 12
« — Fils », dit-il doucement, »allez en plaindre un autre. 12
« Je suis dans ces grands bois et sous le ciel vermeil, 12
40 « Et je n'ai pas de lit, fils, mais j'ai le sommeil. 12
« Quand l'aube luit pour moi, quand je regarde vivre 12
« Toute cette forêt dont la senteur m'enivre, 12
« Ces sources et ces fleurs, je n'ai pas de raison 12
« De me plaindre, je suis le fils de la maison. 12
45 « Je n'ai point fait de mal. Calme, avec l'indigence 12
« Et les haillons, je vis en bonne intelligence, 12
« Et je fais bon ménage avec Dieu mon voisin. 12
« Je le sens près de moi dans le nid, dans l'essaim, 12
« Dans les arbres profonds où parle une voix douce, 12
50 « Dans l'azur où la vie à chaque instant nous pousse, 12
« Et dans cette ombre vaste et sainte où je suis né. 12
« Je ne demande à Dieu rien de trop, car je n'ai 12
« Pas grande ambition, et, pourvu que j'atteigne 12
« Jusqu'à la branche où pend la mûre ou la châtaigne, 12
55 « Il est content de moi, je suis content de lui. 12
« Je suis heureux. »
*
J'étais jadis, comme aujourd'hui,
Le passant qui regarde en bas, l'homme des songes. 12
Mes enfants, à travers les brumes, les mensonges, 12
Les lueurs des tombeaux, les spectres des chevets, 12
60 Les apparences d'ombre et de clarté, je vais 12
Méditant, et toujours un instinct me ramène 12
À connaître le fond de la souffrance humaine. 12
L'abîme des douleurs m'attire. D'autres sont 12
Les sondeurs frémissants de l'océan profond ; 12
65 Ils fouillent ; vent des cieux, l'onde que tu balaies ; 12
Ils plongent dans les mers ; je plonge dans les plaies. 12
Leur gouffre est effrayant, mais pas plus que le mien. 12
Je descends plus bas qu'eux, ne leur enviant rien, 12
Sachant qu'à tout chercheur Dieu garde une largesse, 12
70 Content s'ils ont la perle et si j'ai la sagesse. 12
Or, il semble, à qui voit tout ce gouffre en rêvant, 12
Que les justes, parmi la nuée et le vent, 12
Sont un vol frissonnant d'aigles et de colombes. 12
*
J'ai souvent, à genoux que je suis sur les tombes, 12
75 La grande vision du sort ; et par moment 12
Le destin m'apparaît, ainsi qu'un firmament 12
Où l'on verrait, au lieu des étoiles, des âmes. 12
Tout ce qu'on nomme angoisse, adversité, les flammes, 12
Les brasiers, les billots, bien souvent tout cela 12
80 Dans mon noir crépuscule, enfants, étincela. 12
J'ai vu, dans cette obscure et morne transparence, 12
Passer l'homme de Rome et l'homme de Florence, 12
Caton au manteau blanc, et Dante au fier sourcil, 12
L'un ayant le poignard au flanc, l'autre l'exil ; 12
85 Caton était joyeux et Dante était tranquille. 12
J'ai vu Jeanne au poteau qu'on brûlait dans la ville, 12
Et j'ai dit : Jeanne d'Arc, ton noir bûcher fumant 12
À moins de flamboiement que de rayonnement. 12
J'ai vu Campanella songer dans la torture, 12
90 Et faire à sa pensée une âpre nourriture 12
Des chevalets, des crocs, des pinces, des réchauds, 12
Et de l'horreur qui flotte au plafond des cachots. 12
J'ai vu Thomas Morus, Lavoisier, Loiserolle, 12
Jane Grey, bouche ouverte ainsi qu'une corolle, 12
95 Toi, Charlotte Corday, vous, madame Roland, 12
Camille Desmoulins, saignant et contemplant, 12
Robespierre à l'œil froid, Danton aux cris superbes ; 12
J'ai vu Jean qui parlait au désert, Malesherbes, 12
Egmont, André Chénier, rêveur des purs sommets ; 12
100 Et mes yeux resteront éblouis à jamais 12
Du sourire serein de ces têtes coupées. 12
Coligny, sous l'éclair farouche des épées, 12
Resplendissait devant mon regard éperdu. 12
Livide et radieux, Socrate m'a tendu 12
105 Sa coupe en me disant : — As-tu soif ? bois la vie. 12
Huss, me voyant pleurer, m'a dit : — Est-ce d'envie ? 12
Et Thraséas, s'ouvrant les veines dans son bain, 12
Chantait : — Rome est le fruit du vieux rameau sabin ; 12
Le soleil est le fruit de ces branches funèbres 12
110 Que la nuit sur nous croise et qu'on nomme ténèbres, 12
Et la joie est le fruit du grand arbre douleur. — 12
Colomb, l'envahisseur des vagues, l'oiseleur 12
Du sombre aigle Amérique, et l'homme que Dieu mène, 12
Celui qui donne un monde et reçoit une chaîne, 12
115 Colomb aux fers criait : — Tout est bien. En avant ! 12
Saint-Just sanglant m'a dit : — Je suis libre et vivant. 12
Phocion m'a jeté, mourant, cette parole : 12
— Je crois, et je rends grâce aux Dieux ! — Savonarole, 12
Comme je m'approchais du brasier d'où sa main 12
120 Sortait, brûlée et noire et montrant le chemin, 12
M'a dit, en faisant signe aux flammes de se taire : 12
— Ne crains pas de mourir. Qu'est-ce que cette terre ? 12
Est-ce ton corps qui fait ta joie et qui t'est cher ? 12
La véritable vie est où n'est plus la chair. 12
125 Ne crains pas de mourir. Créature plaintive, 12
Ne sens-tu pas en toi comme une aile captive ? 12
Sous ton crâne, caveau muré, ne sens-tu pas 12
Comme un ange enfermé qui sanglote tout bas ? 12
Qui meurt, grandit. Le corps, époux impur de l'âme, 12
130 Plein des vils appétits d'où naît le vice infâme, 12
Pesant, fétide, abject, malade à tous moments, 12
Branlant sur sa charpente affreuse d'ossements, 12
Gonflé d'humeurs, couvert d'une peau qui se ride, 12
Souffrant le froid, le chaud, la faim, la soif aride, 12
135 Traîne un ventre hideux, s'assouvit, mange et dort. 12
Mais il vieillit enfin, et, lorsque vient la mort, 12
L'âme, vers la lumière éclatante et dorée, 12
S'envole, de ce monstre horrible délivrée. — 12
Une nuit que j'avais, devant mes yeux obscurs, 12
140 Un fantôme de ville et des spectres de murs, 12
J'ai, comme au fond d'un rêve où rien n'a plus de forme, 12
Entendu, près des tours d'un temple au dôme énorme, 12
Une voix qui sortait de dessous un monceau 12
De blocs noirs d'où le sang coulait en long ruisseau ; 12
145 Cette voix murmurait des chants et des prières. 12
C'était le lapidé qui bénissait les pierres ; 12
Étienne le martyr, qui disait : — O mon front, 12
Rayonne ! Désormais les hommes s'aimeront ; 12
Jésus règne. O mon Dieu, récompensez les hommes ! 12
150 Ce sont eux qui nous font les élus que nous sommes. 12
Joie ! amour ! pierre à pierre, ô Dieu, je vous le dis, 12
Mes frères m'ont jeté le seuil du paradis ! — 12
*
Elle était là debout, la mère douloureuse. 12
L'obscurité farouche, aveugle, sourde, affreuse, 12
155 Pleurait de toutes parts autour du Golgotha. 12
Christ, le jour devint noir quand on vous en ôta, 12
Et votre dernier souffle emporta la lumière. 12
Elle était là debout près du gibet, la mère ! 12
Et je me dis : Voilà la douleur ! et je vins. 12
160 — Qu'avez-vous donc, lui dis-je, entre vos doigts divins ? 12
Alors, aux pieds du fils saignant du coup de lance, 12
Elle leva sa droite et l'ouvrit en silence, 12
Et je vis dans sa main l'étoile du matin. 12
Quoi ! ce deuil-là, Seigneur, n'est pas même certain ! 12
165 Et la mère, qui râle au bas de la croix sombre, 12
Est consolée, ayant les soleils dans son ombre, 12
Et, tandis que ses yeux hagards pleurent du sang, 12
Elle sent une joie immense en se disant : 12
— Mon fils est Dieu ! mon fils sauve la vie au monde ! — 12
170 Et pourtant où trouver plus d'épouvante immonde, 12
Plus d'effroi ; plus d'angoisse et plus de désespoir 12
Que dans ce temps lugubre où le genre humain noir, 12
Frissonnant du banquet autant que du martyre, 12
Entend pleurer Marie et Trimalcion rire ! 12
*
175 Mais la foule s'écrie : — Oui, sans doute, c'est beau, 12
Le martyre, la mort, quand c'est un grand tombeau ! 12
Quand on est un Socrate, un Jean Huss, un Messie ! 12
Quand on s'appelle vie, avenir, prophétie ! 12
Quand l'encensoir s'allume au feu qui vous brûla, 12
180 Quand les siècles, les temps et les peuples sont là 12
Qui vous dressent, parmi leurs brumes et leurs voiles, 12
Un cénotaphe énorme au milieu des étoiles, 12
Si bien que la nuit semble être le drap du deuil, 12
Et que les astres sont les cierges du cercueil ! 12
185 Le billot tenterait même le plus timide 12
Si sa bière dormait sous une pyramide. 12
Quand on marche à la mort, recueillant en chemin 12
La bénédiction de tout le genre humain, 12
Quand des groupes en pleurs baisent vos traces fières, 12
190 Quand on s'entend crier par les murs, par les pierres, 12
Et jusque par les gonds du seuil de sa prison : 12
« Tu vas de ta mémoire éclairer l'horizon ; 12
« Fantôme éblouissant, tu vas dorer l'histoire, 12
« Et, vêtu de ta mort comme d'une victoire, 12
195 « T'asseoir au fronton bleu des hommes immortels ! » 12
Lorsque les échafauds ont des aspects d'autels, 12
Qu'on se sent admiré du bourreau qui vous tue, 12
Que le cadavre va se relever statue, 12
Mourant plein de clarté, d'aube, de firmament, 12
200 D'éclat, d'honneur, de gloire, on meurt facilement ! 12
L'homme est si vaniteux, qu'il rit à la torture 12
Quand c'est une royale et tragique aventure, 12
Quand c'est une tenaille immense qui le mord. 12
Quand les durs instruments d'agonie et de mort 12
205 Sortent de quelque forge inouïe et géante, 12
Notre orgueil, oubliant la blessure béante, 12
Se console des clous en voyant le marteau. 12
Avoir une montagne auguste pour poteau, 12
Être battu des flots ou battu des nuées, 12
210 Entendre l'univers plein de vagues huées 12
Murmurer : — Regardez ce colosse ! les nœuds, 12
Les fers et les carcans le font plus lumineux ! 12
C'est le vaincu Rayon, le damné Météore ! 12
Il a volé la foudre et dérobé l'aurore ! — 12
215 Être un supplicié du gouffre illimité, 12
Être un titan cloué sur une énormité, 12
Cela plaît. On veut bien des maux qui sont sublimes ; 12
Et l'on se dit : Souffrons, mais souffrons sur les cimes ! 12
Eh bien, non ! — Le sublime est en bas. Le grand choix, 12
220 C'est de choisir l'affront. De même que parfois 12
La pourpre est déshonneur, souvent la fange est lustre. 12
La boue imméritée atteignant l'âme illustre, 12
L'opprobre, ce cachot d'où l'auréole sort, 12
Le cul de basse-fosse où nous jette le sort, 12
225 Le fond noir de l'épreuve où le malheur nous traîne, 12
Sont le comble éclatant de la grandeur sereine. 12
Et, quand, dans le supplice où nous devons lutter, 12
Le lâche destin va jusqu'à nous insulter, 12
Quand sur nous il entasse outrage, rire, blâme, 12
230 Et tant de contre-sens entre le sort et l'âme 12
Que notre vie arrive à la difformité, 12
La laideur de l'épreuve en devient la beauté. 12
C'est Samson à Gaza, c'est Épictète à Rome ; 12
L'abjection du sort fait la gloire de l'homme. 12
235 Plus de brume ne fait que couvrir plus d'azur. 12
Ce que l'homme ici-bas peut avoir de plus pur, 12
De plus beau, de plus noble en ce monde où l'on pleure, 12
C'est chute, abaissement, misère extérieure, 12
Acceptés pour garder la grandeur du dedans. 12
240 Oui, tous les chiens de l'ombre autour de vous grondants, 12
Le blâme ingrat, la haine aux fureurs coutumière ; 12
Oui, tomber dans la nuit quand c'est pour la lumière, 12
Faire horreur, n'être plus qu'un ulcère, indigner 12
L'homme heureux, et qu'on raille en vous voyant saigner, 12
245 Et qu'on marche sur vous, qu'on vous crache au visage, 12
Quand c'est pour la vertu, pour le vrai, pour le sage, 12
Pour le bien, pour l'honneur, il n'est rien de plus doux. 12
Quelle splendeur qu'un juste abandonné de tous, 12
N'ayant plus qu'un haillon dans le mal qui le mine, 12
250 Et jetant aux dédains, au deuil, à la vermine, 12
À sa plaie, aux douleurs, de tranquilles défis ! 12
Même quand Prométhée est là, Job, tu suffis 12
Pour faire le fumier plus haut que le Caucase. 12
Le juste, méprisé comme un ver qu'on écrase, 12
255 M'éblouit d'autant plus que nous le blasphémons. 12
Ce que les froids bourreaux à faces de démons 12
Mêlent avec leur main monstrueuse et servile 12
À l'exécution pour la rendre plus vile, 12
Grandit le patient au regard de l'esprit. 12
260 O croix ! les deux voleurs sont deux rayons du Christ ! 12
*
Ainsi, tous les souffrants m'ont apparu splendides, 12
Satisfaits, radieux, doux, souverains, candides, 12
Heureux, la plaie au sein, la joie au cœur ; les uns 12
Jetés dans la fournaise et devenant parfums, 12
265 Ceux-là jetés aux nuits et devenant aurores ; 12
Les croyants, dévorés dans les cirques sonores, 12
Râlaient un chant, aux pieds des bêtes étouffés ; 12
Les penseurs souriaient aux noirs autodafés, 12
Aux glaives, aux carcans, aux chemises de soufre ; 12
270 Et je me suis alors écrié : Qui donc souffre ? 12
Pour qui donc, si le sort, ô Dieu, n'est pas moqueur, 12
Toute cette pitié que tu m'as mise au cœur ? 12
Qu'en dois-je faire ? à qui faut-il que je la garde ? 12
Où sont les malheureux ? — et Dieu m'a dit : — Regarde. 12
*
275 Et j'ai vu des palais, des fêtes, des festins, 12
Des femmes qui mêlaient leurs blancheurs aux satins, 12
Des murs hautains ayant des jaspes pour écorces, 12
Des serpents d'or roulés dans des colonnes torses, 12
Avec de vastes dais pendant aux grands plafonds ; 12
280 Et j'entendais chanter : — Jouissons ! triomphons ! — 12
Et les lyres, les luths, les clairons dont le cuivre 12
A l'air de se dissoudre en fanfare et de vivre, 12
Et l'orgue, devant qui l'ombre écoute et se tait, 12
Tout un orchestre énorme et monstrueux chantait ; 12
285 Et ce triomphe était rempli d'hommes superbes 12
Qui riaient et portaient toute la terre en gerbes, 12
Et dont les fronts dorés, brillants, audacieux, 12
Fiers, semblaient s'achever en astres dans les cieux. 12
Et, pendant qu'autour d'eux des voix criaient : — Victoire 12
290 A jamais ! à jamais force, puissance et gloire ! 12
Et fête dans la ville ! et joie à la maison ! — 12
Je voyais, au-dessus du livide horizon, 12
Trembler le glaive immense et sombre de l'archange. 12
Ils s'épanouissaient dans une aurore étrange, 12
295 Ils vivaient dans l'orgueil comme dans leur cité, 12
Et semblaient ne sentir que leur félicité. 12
Et Dieu les a tous pris alors l'un après l'autre, 12
Le puissant, le repu, l'assouvi qui se vautre, 12
Le czar dans son Kremlin, l'iman au bord du Nil, 12
300 Comme on prend les petits d'un chien dans un chenil, 12
Et, comme il fait le jour sous les vagues marines, 12
M'ouvrant avec ses mains ces profondes poitrines, 12
Et, fouillant de son doigt de rayons pénétré 12
Leurs entrailles, leur foie et leurs reins, m'a montré 12
305 Des hydres qui rongeaient le dedans de ces âmes. 12
Et j'ai vu tressaillir ces hommes et ces femmes ; 12
Leur visage riant comme un masque est tombé, 12
Et leur pensée, un monstre effroyable et courbé, 12
Une naine hagarde, inquiète, bourrue, 12
310 Assise sous leur crâne affreux, m'est apparue. 12
Alors, tremblant, sentant chanceler mes genoux, 12
Je leur ai demandé : « Mais qui donc êtes-vous ? » 12
Et ces êtres n'ayant presque plus face d'homme 12
M'ont dit : « Nous sommes ceux qui font le mal ; et, comme 12
315 C'est nous qui le faisons, c'est nous qui le souffrons ! » 12
*
Oh ! le nuage vain des pleurs et des affronts 12
S'envole, et la douleur passe en criant : Espère ! 12
Vous me l'avez fait voir et toucher, ô vous, Père, 12
Juge, vous le grand juste et vous le grand clément ! 12
320 Le rire du succès et du triomphe ment ; 12
Un invisible doigt caressant se promène 12
Sous chacun des chaînons de la misère humaine ; 12
L'adversité soutient ceux qu'elle fait lutter ; 12
L'indigence est un bien pour qui sait la goûter ; 12
325 L'harmonie éternelle autour du pauvre vibre 12
Et le berce ; l'esclave, étant une âme, est libre, 12
Et le mendiant dit : Je suis riche, ayant Dieu. 12
L'innocence aux tourments jette ce cri : C'est peu. 12
La difformité rit dans Ésope, et la fièvre 12
330 Dans Scarron ; l'agonie ouvre aux hymnes sa lèvre ; 12
Quand je dis : « La douleur est-elle un mal ? » Zénon 12
Se dresse devant moi, paisible, et me dit : « Non. » 12
Oh ! le martyre est joie et transport, le supplice 12
Est volupté, les feux du bûcher sont délice, 12
335 La souffrance est plaisir, la torture est bonheur ; 12
Il n'est qu'un malheureux : c'est le méchant, Seigneur. 12
*
Aux premiers jours du monde, alors que la nuée, 12
Surprise, contemplait chaque chose créée, 12
Alors que sur le globe, où le mal avait crû, 12
340 Flottait une lueur de l'Éden disparu, 12
Quand tout encor semblait être rempli d'aurore, 12
Quand sur l'arbre du temps les ans venaient d'éclore, 12
Sur la terre, où la chair avec l'esprit se fond, 12
Il se faisait le soir un silence profond, 12
345 Et le désert, les bois, l'onde aux vastes rivages, 12
Et les herbes des champs, et les bêtes sauvages, 12
Émus, et les rochers, ces ténébreux cachots, 12
Voyaient, d'un antre obscur couvert d'arbres si hauts 12
Que nos chênes auprès sembleraient des arbustes, 12
350 Sortir deux grands vieillards, nus, sinistres, augustes. 12
C'étaient Ève aux cheveux blanchis, et son mari, 12
Le pâle Adam, pensif, par le travail meurtri, 12
Ayant la vision de Dieu sous sa paupière. 12
Ils venaient tous les deux s'asseoir sur une pierre, 12
355 En présence des monts fauves et soucieux, 12
Et de l'éternité formidable des cieux. 12
Leur œil triste rendait la nature farouche ; 12
Et là, sans qu'il sortît un souffle de leur bouche, 12
Les mains sur leurs genoux et se tournant le dos, 12
360 Accablés comme ceux qui portent des fardeaux, 12
Sans autre mouvement de vie extérieure 12
Que de baisser plus bas la tête d'heure en heure, 12
Dans une stupeur morne et fatale absorbés, 12
Froids, livides, hagards, ils regardaient, courbés 12
365 Sous l'être illimité sans figure et sans nombre, 12
L'un, décroître le jour, et l'autre, grandir l'ombre, 12
Et, tandis que montaient les constellations, 12
Et que la première onde aux premiers alcyons 12
Donnait sous l'infini le long baiser nocturne, 12
370 Et qu'ainsi que des fleurs tombant à flots d'une urne, 12
Les astres fourmillants emplissaient le ciel noir, 12
Ils songeaient, et, rêveurs, sans entendre, sans voir, 12
Sourds aux rumeurs des mers d'où l'ouragan s'élance, 12
Toute la nuit, dans l'ombre, ils pleuraient en silence ; 12
375 Ils pleuraient tous les deux, aïeux du genre humain, 12
Le père sur Abel, la mère sur Caïn. 12
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