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HUG_2/HUG509
Victor HUGO
LES CONTEMPLATIONS
tome II
AUJOURD'HUI
1845-1855
LIVRE CINQUIÈME
EN MARCHE
III
Écrit en 1846
« … Je vous ai vu enfant, monsieur, chez votre respectable
mère, et nous sommes même un peu parents, je crois.
J'ai applaudi à vos premières odes, la Vendée, Louis XVII…
Dès 1827, dans votre ode dite A la colonne, vous désertiez
les saines doctrines, vous abjuriez la légitimité ;
la faction libérale battait des mains à votre apostasie.
J'en gémissais… Vous êtes aujourd'hui, monsieur,
en démagogie pure, en plein jacobinisme. Votre discours
d'anarchiste sur les affaires de Galicie est plus digne du
tréteau d'une Convention que de la tribune d'une chambre
des pairs. Vous en êtes à la carmagnole… Vous vous perdez,
je vous le dis. Quelle est donc votre ambition ? Depuis ces
beaux jours de votre adolescence monarchique, qu'avez-vous
fait ? où allez-vous ?… »
(Le marquis du C. d'E… — Lettre à Victor Hugo, Paris, 1846.).
I
Marquis, je m'en souviens, vous veniez chez ma mère. 12
Vous me faisiez parfois réciter ma grammaire ; 12
Vous m'apportiez toujours quelque bonbon exquis ; 12
Et nous étions cousins quand on était marquis. 12
5 Vous étiez vieux, j'étais enfant ; contre vos jambes 12
Vous me preniez, et puis, entre deux dithyrambes 12
En l'honneur de Coblentz et des rois, vous contiez 12
Quelque histoire de loups, de peuples châtiés, 12
D'ogres, de jacobins, authentique et formelle, 12
10 Que j'avalais avec vos bonbons, pêle-mêle, 12
Et que je dévorais de fort bon appétit 12
Quand j'étais royaliste et quand j'étais petit. 12
J'étais un doux enfant, le grain d'un honnête homme. 12
Quand, plein d'illusions, crédule, simple, en somme, 12
15 Droit et pur, mes deux yeux sur l'idéal ouverts, 12
Je bégayais, songeur naïf, mes premiers vers, 12
Marquis, vous leur trouviez un arrière-goût fauve, 12
Les Grâces vous ayant nourri dans leur alcôve ; 12
Mais vous disiez : « Pas mal ! bien ! c'est quelqu'un qui naît ! » 12
20 Et, souvenir sacré ! ma mère rayonnait. 12
Je me rappelle encor de quel accent ma mère 12
Vous disait : « Bonjour. » Aube ! avril ! joie éphémère ! 12
Où donc est ce sourire ? où donc est cette voix ? 12
Vous fuyez donc ainsi que les feuilles des bois, 12
25 O baisers d'une mère ! aujourd'hui, mon front sombre, 12
Le même front, est là, pensif, avec de l'ombre, 12
Et les baisers de moins et les rides de plus ! 12
Vous aviez de l'esprit, marquis. Flux et reflux, 12
Heur, malheur, vous avaient laissé l'âme assez nette ; 12
30 Riche, pauvre, écuyer de Marie-Antoinette, 12
Émigré, vous aviez, dans ce temps incertain, 12
Bien supporté le chaud et le froid du destin. 12
Vous haïssiez Rousseau, mais vous aimiez Voltaire. 12
Pigault-Lebrun allait à votre goût austère, 12
35 Mais Diderot était digne du pilori. 12
Vous détestiez, c'est vrai, madame Dubarry, 12
Tout en divinisant Gabrielle d'Estrée. 12
Pas plus que Sévigné, la marquise lettrée, 12
Ne s'étonnait de voir, douce femme rêvant, 12
40 Blêmir au clair de lune et trembler dans le vent, 12
Aux arbres du chemin, parmi les feuilles jaunes, 12
Les paysans pendus par ce bon duc de Chaulnes, 12
Vous ne preniez souci des manants qu'on abat 12
Par la force, et du pauvre écrasé sous le bât. 12
45 Avant quatre-vingt-neuf, galant incendiaire, 12
Vous portiez votre épée en quart de civadière ; 12
La poudre blanchissait votre dos de velours ; 12
Vous marchiez sur le peuple à pas légers — et lourds. 12
Quoique les vieux abus n'eussent rien qui vous blesse, 12
50 Jeune, vous aviez eu, vous, toute la noblesse, 12
Montmorency, Choiseul, Noaille, esprits charmants, 12
Avec la royauté des querelles d'amants ; 12
Brouilles, roucoulements ; Bérénice avec Tite. 12
La Révolution vous plut toute petite ; 12
55 Vous emboîtiez le pas derrière Talleyrand ; 12
Le monstre vous sembla d'abord fort transparent, 12
Et vous l'aviez tenu sur les fonts de baptême. 12
Joyeux, vous aviez dit au nouveau-né : Je t'aime ! 12
Ligue ou Fronde, remède au déficit, protêt, 12
60 Vous ne saviez pas trop au fond ce que c'était ; 12
Mais vous battiez des mains gaîment, quand Lafayette 12
Fit à Léviathan sa première layette. 12
Plus tard, la peur vous prit quand surgit le flambeau. 12
Vous vîtes la beauté du tigre Mirabeau. 12
65 Vous nous disiez, le soir, près du feu qui pétille, 12
Paris de sa poitrine arrachant la Bastille, 12
Le faubourg Saint-Antoine accourant en sabots, 12
Et ce grand peuple, ainsi qu'un spectre des tombeaux, 12
Sortant, tout effaré, de son antique opprobre, 12
70 Et le vingt juin, le dix août, le six octobre, 12
Et vous nous récitiez les quatrains que Boufflers 12
Mêlait en souriant à ces blêmes éclairs. 12
Car vous étiez de ceux qui, d'abord, ne comprirent 12
Ni le flot, ni la nuit, ni la France, et qui rirent ; 12
75 Qui prenaient tout cela pour des jeux innocents ; 12
Qui, dans l'amas plaintif des siècles rugissants 12
Et des hommes hagards, ne voyaient qu'une meute ; 12
Qui, légers, à la foule, à la faim, à l'émeute, 12
Donnaient à deviner l'énigme du salon ; 12
80 Et qui, quand le ciel noir s'emplissait d'aquilon, 12
Quand, accroupie au seuil du mystère insondable, 12
La Révolution se dressait formidable, 12
Sceptiques, sans voir l'ongle et l'œil fauve qui luit, 12
Distinguant mal sa face étrange dans la nuit, 12
85 Presque prêts à railler l'obscurité difforme, 12
Jouaient à la charade avec le sphinx énorme. 12
Vous nous disiez : « Quel deuil ! les gueux, les mécontents, 12
« Ont fait rage ; on n'a pas su s'arrêter à temps. 12
« Une transaction eût tout sauvé peut-être. 12
90 « Ne peut-on être libre et le roi rester maître ? 12
« Le peuple conservant le trône eût été grand. » 12
Puis vous deveniez triste et morne ; et, murmurant : 12
« Les plus sages n'ont pu sauver ce bon vieux trône. 12
« Tout est mort ; ces grands rois, ce Paris Babylone, 12
95 « Montespan et Marly, Maintenon et Saint-Cyr ! » 12
Vous pleuriez. — Et, grand Dieu ! pouvaient-ils réussir, 12
Ces hommes qui voulaient, combinant vingt régimes, 12
La loi qui nous froissa, l'abus dont nous rougîmes, 12
Vieux codes, vieilles mœurs, droit divin, nation, 12
100 Chausser de royauté la Révolution ? 12
La patte du lion creva cette pantoufle ! 12
II
Puis vous m'avez perdu de vue ; un vent qui souffle 12
Disperse nos destins, nos jours, notre raison, 12
Nos cœurs, aux quatre coins du livide horizon ; 12
105 Chaque homme dans sa nuit s'en va vers sa lumière. 12
La seconde âme en nous se greffe à la première ; 12
Toujours la même tige avec une autre fleur. 12
J'ai connu le combat, le labeur, la douleur, 12
Les faux amis, ces nœuds qui deviennent couleuvres ; 12
110 J'ai porté deuils sur deuils ; j'ai mis œuvres sur œuvres ; 12
Vous ayant oublié, je ne le cache pas, 12
Marquis ; soudain j'entends dans ma maison un pas, 12
C'est le vôtre, et j'entends une voix, c'est la vôtre, 12
Qui m'appelle apostat, moi qui me crus apôtre ! 12
115 Oui, c'est bien vous ; ayant peur jusqu'à la fureur, 12
Fronsac vieux, le marquis happé par la Terreur, 12
Haranguant à mi-corps dans l'hydre qui l'avale. 12
L'âge ayant entre nous conservé l'intervalle 12
Qui fait que l'homme reste enfant pour le vieillard, 12
120 Ne me voyant d'ailleurs qu'à travers un brouillard, 12
Vous criez, l'œil hagard et vous fâchant tout rouge : 12
« Ah ! çà ! qu'est-ce que c'est que ce brigand ? Il bouge ! » 12
Et du poing, non du doigt, vous montrez vos aïeux ; 12
Et vous me rappelez ma mère, furieux. 12
125 — Je vous baise, ô pieds froids de ma mère endormie ! 12
Et, vous exclamant : « Honte ! anarchie ! infamie ! 12
« Siècle effroyable où nul ne veut se tenir coi ! » 12
Me demandant comment, me demandant pourquoi, 12
Remuant tous les morts qui gisent sous la pierre, 12
130 Citant Lambesc, Marat, Charette et Robespierre, 12
Vous me dites d'un ton qui n'a plus rien d'urbain : 12
« Ce gueux est libéral ! ce montre est jacobin ! 12
« Sa voix à des chansons de carrefour s'éraille. 12
« Pourquoi regardes-tu par-dessus la muraille ? 12
135 « Où vas-tu ? d'où viens-tu ? qui te rend si hardi ? 12
« Depuis qu'on ne t'a vu, qu'as-tu fait ? »
J'ai grandi.
Quoi ! parce que je suis né dans un groupe d'hommes 12
Qui ne voyaient qu'enfers, Gomorrhes et Sodomes, 12
Hors des anciennes mœurs et des antiques fois ; 12
140 Quoi ! parce que ma mère, en Vendée autrefois, 12
Sauva dans un seul jour la vie à douze prêtres ; 12
Parce qu'enfant sorti de l'ombre des ancêtres, 12
Je n'ai su tout d'abord que ce qu'ils m'ont appris, 12
Qu'oiseau dans le passé comme en un filet pris, 12
145 Avant de m'échapper à travers le bocage, 12
J'ai dû laisser pousser mes plumes dans ma cage ; 12
Parce que j'ai pleuré, — j'en pleure encor, qui sait ? — 12
Sur ce pauvre petit nommé Louis Dix-Sept ; 12
Parce qu'adolescent, âme à faux jour guidée, 12
150 J'ai trop peu vu la France et trop vu la Vendée ; 12
Parce que j'ai loué l'héroïsme breton, 12
Chouan et non Marceau, Stofflet et non Danton, 12
Que les grands paysans m'ont caché les grands hommes, 12
Et que j'ai fort mal lu, d'abord, l'ère où nous sommes, 12
155 Parce que j'ai vagi des chants de royauté, 12
Suis-je à toujours rivé dans l'imbécillité ? 12
Dois-je crier : Arrière ! à mon siècle ; — à l'idée : 12
Non ! — à la vérité : Va-t'en, dévergondée ! — 12
L'arbre doit-il pour moi n'être qu'un goupillon ? 12
160 Au sein de la nature, immense tourbillon, 12
Dois-je vivre, portant l'ignorance en écharpe, 12
Cloîtré dans Loriquet et muré dans Laharpe ? 12
Dois-je exister sans être et regarder sans voir ? 12
Et faut-il qu'à jamais pour moi, quand vient le soir, 12
165 Au lieu de s'étoiler, le ciel se fleurdelise ? 12
III
Car le roi masque Dieu même dans son église, 12
L'azur.
IV
Écoutez-moi. J'ai vécu ; j'ai songé.
La vie en larmes m'a doucement corrigé. 12
Vous teniez mon berceau dans vos mains, et vous fîtes 12
170 Ma pensée et ma tête en vos rêves confites. 12
Hélas ! j'étais la roue et vous étiez l'essieu. 12
Sur la vérité sainte, et la justice, et Dieu, 12
Sur toutes les clartés que la raison nous donne, 12
Par vous, par vos pareils, — et je vous le pardonne, 12
175 Marquis, — j'avais été tout de travers placé. 12
J'étais en porte-à-faux, je me suis redressé. 12
La pensée est le droit sévère de la vie. 12
Dieu prend par la main l'homme enfant, et le convie 12
À la classe qu'au fond des champs, au sein des bois, 12
180 Il fait dans l'ombre à tous les êtres à la fois. 12
J'ai pensé. J'ai rêvé près des flots, dans les herbes, 12
Et les premiers courroux de mes odes imberbes 12
Sont d'eux-même en marchant tombés derrière moi. 12
La nature devint ma joie et mon effroi ; 12
185 Oui, dans le même temps où vous faussiez ma lyre, 12
Marquis, je m'échappais et j'apprenais à lire 12
Dans cet hiéroglyphe énorme : l'univers. 12
Oui, j'allais feuilleter les champs tout grands ouverts ; 12
Tout enfant, j'essayais d'épeler cette bible 12
190 Où se mêle, éperdu, le charmant au terrible ; 12
Livre écrit dans l'azur, sur l'onde et le chemin, 12
Avec la fleur, le vent, l'étoile ; et qu'en sa main 12
Tient la création au regard de statue ; 12
Prodigieux poëme où la foudre accentue 12
195 La nuit, où l'océan souligne l'infini. 12
Aux champs, entre les bras du grand chêne béni, 12
J'étais plus fort, j'étais plus doux, j'étais plus libre ; 12
Je me mettais avec le monde en équilibre ; 12
Je tâchais de savoir, tremblant, pâle, ébloui, 12
200 Si c'est Non que dit l'ombre à l'astre qui dit Oui ; 12
Je cherchais à saisir le sens des phrases sombres 12
Qu'écrivaient sous mes yeux les formes et les nombres ; 12
J'ai vu partout grandeur, vie, amour, liberté ; 12
Et j'ai dit : — Texte : Dieu ; contre-sens : royauté. — 12
205 La nature est un drame avec des personnages : 12
J'y vivais ; j'écoutais, comme des témoignages, 12
L'oiseau, le lis, l'eau vive et la nuit qui tombait. 12
Puis je me suis penché sur l'homme, autre alphabet. 12
Le mal m'est apparu, puissant, joyeux, robuste, 12
210 Triomphant ; je n'avais qu'une soif : être juste ; 12
Comme on arrête un gueux volant sur le chemin, 12
Justicier indigné, j'ai pris le cœur humain 12
Au collet, et j'ai dit : Pourquoi le fiel, l'envie, 12
La haine ? Et j'ai vidé les poches de la vie. 12
215 Je n'ai trouvé dedans que deuil, misère, ennui. 12
J'ai vu le loup mangeant l'agneau, dire : Il m'a nui ! 12
Le vrai boitant ; l'erreur haute de cent coudées ; 12
Tous les cailloux jetés à toutes les idées. 12
Hélas ! j'ai vu la nuit reine, et, de fers chargés, 12
220 Christ, Socrate, Jean Huss, Colomb ; les préjugés 12
Sont pareils aux buissons que dans la solitude 12
On brise pour passer : toute la multitude 12
Se redresse et vous mord pendant qu'on en courbe un. 12
Ah ! malheur à l'apôtre et malheur au tribun ! 12
225 On avait eu bien soin de me cacher l'histoire ; 12
J'ai lu ; j'ai comparé l'aube avec la nuit noire 12
Et les quatre-vingt-treize aux Saint-Barthélemy ; 12
Car ce quatre-vingt-treize où vous avez frémi, 12
Qui dut être, et que rien ne peut plus faire éclore, 12
230 C'est la lueur de sang qui se mêle à l'aurore. 12
Les Révolutions, qui viennent tout venger, 12
Font un bien éternel dans leur mal passager. 12
Les Révolutions ne sont que la formule 12
De l'horreur qui, pendant vingt règnes s'accumule. 12
235 Quand la souffrance a pris de lugubres ampleurs ; 12
Quand les maîtres longtemps ont fait, sur l'homme en pleurs, 12
Tourner le Bas-Empire avec le Moyen Age, 12
Du midi dans le nord formidable engrenage ; 12
Quand l'histoire n'est plus qu'un tas noir de tombeaux, 12
240 De Crécys, de Rosbachs, becquetés des corbeaux ; 12
Quand le pied des méchants règne et courbe la tête 12
Du pauvre partageant dans l'auge avec la bête ; 12
Lorsqu'on voit aux deux bouts de l'affreuse Babel 12
Louis Onze et Tristan, Louis Quinze et Lebel ; 12
245 Quand le harem est prince et l'échafaud ministre ; 12
Quand toute chair gémit ; quand la lune sinistre 12
Trouve qu'assez longtemps l'herbe humaine a fléchi, 12
Et qu'assez d'ossements aux gibets ont blanchi ; 12
Quand le sang de Jésus tombe en vain, goutte à goutte, 12
250 Depuis dix-huit cents ans, dans l'ombre qui l'écoute ; 12
Quand l'ignorance a même aveuglé l'avenir ; 12
Quand, ne pouvant plus rien saisir et rien tenir, 12
L'espérance n'est plus que le tronçon de l'homme ; 12
Quand partout le supplice à la fois se consomme, 12
255 Quand la guerre est partout, quand la haine est partout, 12
Alors, subitement, un jour, debout, debout ! 12
Les réclamations de l'ombre misérable, 12
La géante douleur, spectre incommensurable, 12
Sortent du gouffre ; un cri s'entend sur les hauteurs ; 12
260 Les mondes sociaux heurtent leurs équateurs ; 12
Tout le bagne effrayant des parias se lève ; 12
Et l'on entend sonner les fouets, les fers, le glaive, 12
Le meurtre, le sanglot, la faim, le hurlement, 12
Tout le bruit du passé, dans ce déchaînement ! 12
265 Dieu dit au peuple : Va ! l'ardent tocsin qui râle, 12
Secoue avec sa corde obscure et sépulcrale 12
L'église et son clocher, le Louvre et son beffroi ; 12
Luther brise le pape et Mirabeau le roi ! 12
Tout est dit. C'est ainsi que les vieux mondes croulent. 12
270 Oh ! l'heure vient toujours ! des flots sourds au loin roulent. 12
À travers les rumeurs, les cadavres, les deuils, 12
L'écume, et les sommets qui deviennent écueils, 12
Les siècles devant eux poussent, désespérées, 12
Les Révolutions, monstrueuses marées, 12
275 Océans faits des pleurs de tout le genre humain. 12
V
Ce sont les rois qui font les gouffres ; mais la main 12
Qui sema, ne veut pas accepter la récolte ; 12
Le fer dit que le sang qui jaillit, se révolte. 12
Voilà ce que m'apprit l'histoire. Oui, c'est cruel, 12
280 Ma raison a tué mon royalisme en duel. 12
Me voici jacobin. Que veut-on que j'y fasse ? 12
Le revers du louis dont vous aimez la face, 12
M'a fait peur. En allant librement devant moi, 12
En marchant, je le sais, j'afflige votre foi, 12
285 Votre religion, votre cause éternelle, 12
Vos dogmes, vos aïeux, vos dieux, votre flanelle, 12
Et dans vos bons vieux os, faits d'immobilité, 12
Le rhumatisme antique appelé royauté. 12
Je n'y puis rien. Malgré menins et majordomes, 12
290 Je ne crois plus aux rois propriétaires d'hommes ; 12
N'y croyant plus, je fais mon devoir, je le dis. 12
Marc-Aurèle écrivait : « Je me trompai jadis ; 12
« Mais je ne laisse pas, allant au juste, au sage, 12
« Mes erreurs d'autrefois me barrer le passage. » 12
295 Je ne suis qu'un atome, et je fais comme lui ; 12
Marquis, depuis vingt ans, je n'ai, comme aujourd'hui, 12
Qu'une idée en l'esprit : servir la cause humaine. 12
La vie est une cour d'assises ; on amène 12
Les faibles à la barre accouplés aux pervers. 12
300 J'ai, dans le livre, avec le drame, en prose, en vers, 12
Plaidé pour les petits et pour les misérables ; 12
Suppliant les heureux et les inexorables ; 12
J'ai réhabilité le bouffon, l'histrion, 12
Tous les damnés humains, Triboulet, Marion, 12
305 Le laquais, le forçat et la prostituée ; 12
Et j'ai collé ma bouche à toute âme tuée, 12
Comme font les enfants, anges aux cheveux d'or, 12
Sur la mouche qui meurt, pour qu'elle vole encor. 12
Je me suis incliné sur tout ce qui chancelle, 12
310 Tendre, et j'ai demandé la grâce universelle ; 12
Et, comme j'irritais beaucoup de gens ainsi, 12
Tandis qu'en bas peut-être on me disait : Merci, 12
J'ai recueilli souvent, passant dans les nuées, 12
L'applaudissement fauve et sombre des huées ; 12
315 J'ai réclamé des droits pour la femme et l'enfant ; 12
J'ai tâché d'éclairer l'homme en le réchauffant ; 12
J'allais criant : Science ! écriture ! parole ! 12
Je voulais résorber le bagne par l'école ; 12
Les coupables pour moi n'étaient que des témoins. 12
320 Rêvant tous les progrès, je voyais luire moins 12
Que le front de Paris la tiare de Rome. 12
J'ai vu l'esprit humain libre, et le cœur de l'homme 12
Esclave ; et j'ai voulu l'affranchir à son tour, 12
Et j'ai tâché de mettre en liberté l'amour. 12
325 Enfin, j'ai fait la guerre à la Grève homicide, 12
J'ai combattu la mort, comme l'antique Alcide ; 12
Et me voilà ; marchant toujours, ayant conquis, 12
Perdu, lutté, souffert. — Encore un mot, marquis, 12
Puisque nous sommes là causant entre deux portes. 12
330 On peut être appelé renégat de deux sortes : 12
En se faisant païen, en se faisant chrétien. 12
L'erreur est d'un aimable et galant entretien. 12
Qu'on la quitte, elle met les deux poings sur sa hanche. 12
La vérité, si douce aux bons ; mais rude et franche, 12
335 Quand pour l'or, le pouvoir, la pourpre qu'on revêt, 12
On la trahit, devient le spectre du chevet. 12
L'une est la harengère, et l'autre est l'euménide. 12
Et ne nous fâchons point. Bonjour, Épiménide. 12
Le passé ne veut pas s'en aller. Il revient 12
340 Sans cesse sur ses pas, reveut, reprend, retient, 12
Use à tout ressaisir ses ongles noirs ; fait rage ; 12
Il gonfle son vieux flot, souffle son vieil orage, 12
Vomit sa vieille nuit, crie : A bas ! crie : A mort ! 12
Pleure, tonne, tempête, éclate, hurle, mord. 12
345 L'avenir souriant lui dit : Passe, bonhomme. 12
L'immense renégat d'Hier, marquis, se nomme 12
Demain ; mai tourne bride et plante là l'hiver ; 12
Qu'est-ce qu'un papillon ? le déserteur du ver ; 12
Falstaff se range ? il est l'apostat des ribotes ; 12
350 Mes pieds, ces renégats, quittent mes vieilles bottes ; 12
Ah ! le doux renégat des haines, c'est l'amour. 12
À l'heure où, débordant d'incendie et de jour, 12
Splendide, il s'évada de leurs cachots funèbres, 12
Le soleil frémissant renia les ténèbres. 12
355 O marquis peu semblable aux anciens barons loups, 12
O Français renégat du Celte, embrassons-nous. 12
Vous voyez bien, marquis, que vous aviez trop d'ire. 12
VI
Rien, au fond de mon cœur, puisqu'il faut le redire, 12
Non, rien n'a varié ; je suis toujours celui 12
360 Qui va droit au devoir, dès que l'honnête a lui, 12
Qui, comme Job, frissonne aux vents, fragile arbuste, 12
Mais veut le bien, le vrai, le beau, le grand, le juste. 12
Je suis cet homme-là, je suis cet enfant-là. 12
Seulement, un matin, mon esprit s'envola, 12
365 Je vis l'espace large et pur qui nous réclame ; 12
L'horizon a changé, marquis, mais non pas l'âme. 12
Rien au dedans de moi, mais tout autour de moi. 12
L'histoire m'apparut, et je compris la loi 12
Des générations, cherchant Dieu, portant l'arche, 12
370 Et montant l'escalier immense marche à marche. 12
Je restai le même œil, voyant un autre ciel. 12
Est-ce ma faute, à moi, si l'azur éternel 12
Est plus grand et plus bleu qu'un plafond de Versailles ? 12
Est-ce ma faute, à moi, mon Dieu, si tu tressailles 12
375 Dans mon cœur frémissant, à ce cri : Liberté ! 12
L'œil de cet homme a plus d'aurore et de clarté, 12
Tant pis ! prenez-vous-en à l'aube solennelle. 12
C'est la faute au soleil et non à la prunelle. 12
Vous dites : Où vas-tu ? Je l'ignore ; et j'y vais. 12
380 Quand le chemin est droit, jamais il n'est mauvais. 12
J'ai devant moi le jour et j'ai la nuit derrière ; 12
Et cela me suffit ; je brise la barrière. 12
Je vois, et rien de plus ; je crois, et rien de moins. 12
Mon avenir à moi n'est pas un de mes soins. 12
385 Les hommes du passé, les combattants de l'ombre, 12
M'assaillent ; je tiens tête, et sans compter leur nombre, 12
À ce choc inégal et parfois hasardeux. 12
Mais, Longwood et Goritz m'en sont témoins tous deux, 12
Jamais je n'outrageai la proscription sainte. 12
390 Le malheur, c'est la nuit ; dans cette auguste enceinte, 12
Les hommes et les cieux paraissent étoilés. 12
Les derniers rois l'ont su quand ils s'en sont allés. 12
Jamais je ne refuse, alors que le soir tombe, 12
Mes larmes à l'exil, mes genoux à la tombe ; 12
395 J'ai toujours consolé qui s'est évanoui ; 12
Et, dans leurs noirs cercueils, leur tête me dit oui. 12
Ma mère aussi le sait ! et de plus, avec joie, 12
Elle sait les devoirs nouveaux que Dieu m'envoie ; 12
Car, étant dans la fosse, elle aussi voit le vrai. 12
400 Oui, l'homme sur la terre est un ange à l'essai ; 12
Aimons ! servons ! aidons ! luttons ! souffrons ! Ma mère 12
Sait qu'à présent je vis hors de toute chimère ; 12
Elle sait que mes yeux au progrès sont ouverts, 12
Que j'attends les périls, l'épreuve, les revers, 12
405 Que je suis toujours prêt, et que je hâte l'heure 12
De ce grand lendemain : l'humanité meilleure ! 12
Qu'heureux, triste, applaudi, chassé, vaincu, vainqueur, 12
Rien de ce but profond ne distraira mon cœur, 12
Ma volonté, mes pas, mes cris, mes vœux, ma flamme ! 12
410 O saint tombeau, tu vois dans le fond de mon âme ! 12
Oh ! jamais, quel que soit le sort, le deuil, l'affront, 12
La conscience en moi ne baissera le front ; 12
Elle marche sereine, indestructible et fière ; 12
Car j'aperçois toujours, conseil lointain, lumière, 12
415 À travers mon destin, quel que soit le moment, 12
Quel que soit le désastre ou l'éblouissement, 12
Dans le bruit, dans le vent orageux qui m'emporte, 12
Dans l'aube, dans la nuit, l'œil de ma mère morte ! 12
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