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HUG_2/HUG506
Victor HUGO
LES CONTEMPLATIONS
tome II
AUJOURD'HUI
1845-1855
LIVRE QUATRIÈME
PAUCA MEAE
XVII
Charles Vacquerie
Il ne sera pas dit que ce jeune homme, ô deuil ! 12
Se sera de ses mains ouvert l'affreux cercueil 12
Où séjourne l'ombre abhorrée, 8
Hélas ! et qu'il aura lui-même dans la mort 12
5 De ses jours généreux, encor pleins jusqu'au bord, 12
Renversé la coupe dorée, 8
Et que sa mère, pâle et perdant la raison, 12
Aura vu rapporter au seuil de sa maison, 12
Sous un suaire aux plis funèbres, 8
10 Ce fils, naguère encor pareil au jour qui naît, 12
Maintenant blême et froid, tel que la mort venait 12
De le faire pour les ténèbres ; 8
Il ne sera pas dit qu'il sera mort ainsi, 12
Qu'il aura, cœur profond et par l'amour saisi, 12
15 Donné sa vie à ma colombe, 8
Et qu'il l'aura suivie au lieu morne et voilé, 12
Sans que la voix du père à genoux ait parlé 12
À cette âme dans cette tombe ! 8
En présence de tant d'amour et de vertu, 12
20 Il ne sera pas dit que je me serai tu, 12
Moi qu'attendent les maux sans nombre ! 8
Que je n'aurai point mis sur sa bière un flambeau, 12
Et que je n'aurai pas devant son noir tombeau 12
Fait asseoir une strophe sombre ! 8
25 N'ayant pu la sauver, il a voulu mourir. 12
Sois béni, toi qui, jeune, à l'âge où vient s'offrir 12
L'espérance joyeuse encore, 8
Pouvant rester, survivre, épuiser tes printemps, 12
Ayant devant les yeux l'azur de tes vingt ans 12
30 Et le sourire de l'aurore, 8
À tout ce que promet la jeunesse, aux plaisirs, 12
Aux nouvelles amours, aux oublieux désirs 12
Par qui toute peine est bannie, 8
À l'avenir, trésor des jours à peine éclos, 12
35 À la vie, au soleil, préféras sous les flots 12
L'étreinte de cette agonie ! 8
Oh ! quelle sombre joie à cet être charmant 12
De se voir embrassée au suprême moment, 12
Par ton doux désespoir fidèle ! 8
40 La pauvre âme a souri dans l'angoisse, en sentant 12
À travers l'eau sinistre et l'effroyable instant 12
Que tu t'en venais avec elle ! 8
Leurs âmes se parlaient sous les vagues rumeurs. 12
— Que fais-tu ? disait-elle. — Et lui, disait : — Tu meurs ; 12
45 Il faut bien aussi que je meure ! — 8
Et, les bras enlacés, doux couple frissonnant, 12
Ils se sont en allés dans l'ombre ; et, maintenant, 12
On entend le fleuve qui pleure. 8
Puisque tu fus si grand, puisque tu fus si doux 12
50 Que de vouloir mourir, jeune homme, amant, époux, 12
Qu'à jamais l'aube en ta nuit brille ! 8
Aie à jamais sur toi l'ombre de Dieu penché ! 12
Sois béni sous la pierre où te voilà couché ! 12
Dors, mon fils, auprès de ma fille ! 8
55 Sois béni ! que la brise et que l'oiseau des bois, 12
Passants mystérieux, de leur plus douce voix 12
Te parlent dans ta maison sombre ! 8
Que la source te pleure avec sa goutte d'eau ! 12
Que le frais liseron se glisse en ton tombeau 12
60 Comme une caresse de l'ombre ! 8
Oh ! s'immoler, sortir avec l'ange qui sort, 12
Suivre ce qu'on aima dans l'horreur de la mort, 12
Dans le sépulcre ou sur les claies, 8
Donner ses jours, son sang et ses illusions !… — 12
65 Jésus baise en pleurant ces saintes actions 12
Avec les lèvres de ses plaies. 8
Rien n'égale ici-bas, rien n'atteint sous les cieux 12
Ces héros, doucement saignants et radieux, 12
Amour, qui n'ont que toi pour règle ; 8
70 Le génie à l'œil fixe, au vaste élan vainqueur, 12
Lui-même est dépassé par ces essors du cœur ; 12
L'ange vole plus haut que l'aigle. 8
Dors ! — O mes douloureux et sombres bien-aimés ! 12
Dormez le chaste hymen du sépulcre ! dormez ! 12
75 Dormez au bruit du flot qui gronde, 8
Tandis que l'homme souffre, et que le vent lointain 12
Chasse les noirs vivants à travers le destin, 12
Et les marins à travers l'onde ! 8
Ou plutôt, car la mort n'est pas un lourd sommeil, 12
80 Envolez-vous tous deux dans l'abîme vermeil, 12
Dans les profonds gouffres de joie, 8
Où le juste qui meurt semble un soleil levant, 12
Où la morte au front pâle est comme un lys vivant, 12
Où l'ange frissonnant flamboie ! 8
85 Fuyez, mes doux oiseaux ! évadez-vous tous deux 12
Loin de notre nuit froide et loin du mal hideux ! 12
Franchissez l'éther d'un coup d'aile ! 8
Volez loin de ce monde, âpre hiver sans clarté, 12
Vers cette radieuse et bleue éternité, 12
90 Dont l'âme humaine est l'hirondelle ! 8
O chers êtres absents, on ne vous verra plus 12
Marcher au vert penchant des coteaux chevelus, 12
Disant tout bas de douces choses ! 8
Dans le mois des chansons, des nids et des lilas, 12
95 Vous n'irez plus semant des sourires, hélas ! 12
Vous n'irez plus cueillant des roses ! 8
On ne vous verra plus, dans ces sentiers joyeux, 12
Errer, et, comme si vous évitiez les yeux 12
De l'horizon vaste et superbe, 8
100 Chercher l'obscur asile et le taillis profond 12
Où passent des rayons qui tremblent et qui font 12
Des taches de soleil sur l'herbe ! 8
Villequier, Caudebec, et tous ces frais vallons, 12
Ne vous entendront plus vous écrier : « Allons, 12
105 Le vent est bon, la Seine est belle ! » 8
Comme ces lieux charmants vont être pleins d'ennui ! 12
Les hardis goélands ne diront plus : C'est lui ! 12
Les fleurs ne diront plus : C'est elle ! 8
Dieu, qui ferme la vie et rouvre l'idéal, 12
110 Fait flotter à jamais votre lit nuptial 12
Sous le grand dôme aux clairs pilastres ; 8
En vous prenant la terre, il vous prit les douleurs ; 12
Ce père souriant, pour les champs pleins de fleurs, 12
Vous donne les cieux remplis d'astres ! 8
115 Allez des esprits purs accroître la tribu. 12
De cette coupe amère où vous n'avez pas bu, 12
Hélas ! nous viderons le reste. 8
Pendant que nous pleurons, de sanglots abreuvés, 12
Vous, heureux, enivrés de vous-mêmes, vivez 12
120 Dans l'éblouissement céleste ! 8
Vivez ! aimez ! ayez les bonheurs infinis. 12
Oh ! les anges pensifs, bénissant et bénis, 12
Savent seuls, sous les sacrés voiles, 8
Ce qu'il entre d'extase, et d'ombre, et de ciel bleu, 12
125 Dans l'éternel baiser de deux âmes que Dieu 12
Tout à coup change en deux étoiles ! 8
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