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HUG_2/HUG492
Victor HUGO
LES CONTEMPLATIONS
tome II
AUJOURD'HUI
1845-1855
LIVRE QUATRIÈME
PAUCA MEAE
III
Trois ans après
Il est temps que je me repose ; 8
Je suis terrassé par le sort. 8
Ne me parlez pas d'autre chose 8
Que des ténèbres où l'on dort ! 8
5 Que veut-on que je recommence ? 8
Je ne demande désormais 8
À la création immense 8
Qu'un peu de silence et de paix ! 8
Pourquoi m'appelez-vous encore ? 8
10 J'ai fait ma tâche et mon devoir. 8
Qui travaillait avant l'aurore, 8
Peut s'en aller avant le soir. 8
À vingt ans, deuil et solitude ! 8
Mes yeux, baissés vers le gazon, 8
15 Perdirent la douce habitude 8
De voir ma mère à la maison. 8
Elle nous quitta pour la tombe ; 8
Et vous savez bien qu'aujourd'hui 8
Je cherche, en cette nuit qui tombe, 8
20 Un autre ange qui s'est enfui ! 8
Vous savez que je désespère, 8
Que ma force en vain se défend, 8
Et que je souffre comme père, 8
Moi qui souffris tant comme enfant ! 8
25 Mon œuvre n'est pas terminée, 8
Dites-vous. Comme Adam banni, 8
Je regarde ma destinée, 8
Et je vois bien que j'ai fini. 8
L'humble enfant que Dieu m'a ravie 8
30 Rien qu'en m'aimant savait m'aider ; 8
C'était le bonheur de ma vie 8
De voir ses yeux me regarder. 8
Si ce Dieu n'a pas voulu clore 8
L'œuvre qu'il me fit commencer, 8
35 S'il veut que je travaille encore, 8
Il n'avait qu'à me la laisser ! 8
Il n'avait qu'à me laisser vivre 8
Avec ma fille à mes côtés, 8
Dans cette extase où je m'enivre 8
40 De mystérieuses clartés ! 8
Ces clartés, jour d'une autre sphère, 8
O Dieu jaloux, tu nous les vends ! 8
Pourquoi m'as-tu pris la lumière 8
Que j'avais parmi les vivants ? 8
45 As-tu donc pensé, fatal maître, 8
Qu'à force de te contempler, 8
Je ne voyais plus ce doux être, 8
Et qu'il pouvait bien s'en aller ! 8
T'es-tu dit que l'homme, vaine ombre, 8
50 Hélas ! perd son humanité 8
À trop voir cette splendeur sombre 8
Qu'on appelle la vérité ? 8
Qu'on peut le frapper sans qu'il souffre, 8
Que son cœur est mort dans l'ennui, 8
55 Et qu'à force de voir le gouffre, 8
Il n'a plus qu'un abîme en lui ? 8
Qu'il va, stoïque, où tu l'envoies, 8
Et que désormais, endurci, 8
N'ayant plus ici-bas de joies, 8
60 Il n'a plus de douleurs aussi ? 8
As-tu pensé qu'une âme tendre 8
S'ouvre à toi pour se mieux fermer, 8
Et que ceux qui veulent comprendre 8
Finissent par ne plus aimer ? 8
65 O Dieu ! vraiment, as-tu pu croire 8
Que je préférais, sous les cieux, 8
L'effrayant rayon de ta gloire 8
Aux douces lueurs de ses yeux ! 8
Si j'avais su tes lois moroses, 8
70 Et qu'au même esprit enchanté 8
Tu ne donnes point ces deux choses, 8
Le bonheur et la vérité, 8
Plutôt que de lever tes voiles, 8
Et de chercher, cœur triste et pur, 8
75 À te voir au fond des étoiles, 8
O Dieu sombre d'un monde obscur, 8
J'eusse aimé mieux, loin de ta face, 8
Suivre, heureux, un étroit chemin, 8
Et n'être qu'un homme qui passe 8
80 Tenant son enfant par la main ! 8
Maintenant, je veux qu'on me laisse ! 8
J'ai fini ! le sort est vainqueur. 8
Que vient-on rallumer sans cesse 8
Dans l'ombre qui m'emplit le cœur ? 8
85 Vous qui me parlez, vous me dites 8
Qu'il faut, rappelant ma raison, 8
Guider les foules décrépites 8
Vers les lueurs de l'horizon ; 8
Qu'à l'heure où les peuples se lèvent, 8
90 Tout penseur suit un but profond ; 8
Qu'il se doit à tous ceux qui rêvent, 8
Qu'il se doit à tous ceux qui vont ! 8
Qu'une âme, qu'un feu pur anime, 8
Doit hâter, avec sa clarté, 8
95 L'épanouissement sublime 8
De la future humanité ; 8
Qu'il faut prendre part, cœurs fidèles, 8
Sans redouter les océans, 8
Aux fêtes des choses nouvelles, 8
100 Aux combats des esprits géants ! 8
Vous voyez des pleurs sur ma joue, 8
Et vous m'abordez mécontents, 8
Comme par le bras on secoue 8
Un homme qui dort trop longtemps. 8
105 Mais songez à ce que vous faites ! 8
Hélas ! cet ange au front si beau, 8
Quand vous m'appelez à vos fêtes, 8
Peut-être a froid dans son tombeau. 8
Peut-être, livide et pâlie, 8
110 Dit-elle dans son lit étroit : 8
« Est-ce que mon père m'oublie 8
Et n'est plus là, que j'ai si froid ? » 8
Quoi ! lorsqu'à peine je résiste 8
Aux choses dont je me souviens, 8
115 Quand je suis brisé, las et triste, 8
Quand je l'entends qui me dit : « Viens ! » 8
Quoi ! vous voulez que je souhaite, 8
Moi, plié par un coup soudain, 8
La rumeur qui suit le poëte, 8
120 Le bruit que fait le paladin ! 8
Vous voulez que j'aspire encore 8
Aux triomphes doux et dorés ! 8
Que j'annonce aux dormeurs l'aurore ! 8
Que je crie : « Allez ! espérez ! » 8
125 Vous voulez que, dans la mêlée, 8
Je rentre ardent parmi les forts, 8
Les yeux à la voûte étoilée… — 8
Oh ! l'herbe épaisse où sont les morts ! 8
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