Métrique en Ligne
HUG_17/HUG398
Victor HUGO
CHÂTIMENTS
1853
LES TROIS CHEVAUX
Trois chevaux, qu'on avait attachés au même arbre, 12
Causaient.
L'un, coureur leste à la croupe de marbre,
Valait cent mille francs, était vainqueur d'Epsom, 12
Et, tout harnaché d'or, s'écriait : sum qui sum ! 12
5 Cela parle latin, les bêtes. Des mains blanches 12
Cent fois de ce pur-sang avaient flatté les hanches, 12
Et souvent il avait, dans le turf ébloui, 12
Senti courir les cœurs des femmes après lui. 12
De là bien des succès à son propriétaire. 12
10 Le second quadrupède était un militaire, 12
Un dada formidable, une brute d'acier, 12
Un cheval que Racine eût appelé coursier. 12
Il se dressait, bridé, superbe, ivre de joie, 12
D'autant plus triomphant qu'il avait l'œil d'une oie. 12
15 Sur sa housse on lisait : Essling, Ulm, Iéna. 12
Il avait la fierté massive que l'on a 12
Lorsqu'on est orgueilleux de tout ce qu'on ignore ; 12
Son caparaçon fauve était riche et sonore 12
Il piaffait, il semblait écouter le tambour. 12
20 Et le troisième était un cheval de labour. 12
Un bât de corde au cou, c'était là sa toilette. 12
Triste bête ! on croyait voir marcher un squelette, 12
Ayant assez de peau sous la bise et le vent 12
Pour faire un peu l'effet d'un être encor vivant. 12
25 Le beau cheval de luxe, espèce de jocrisse, 12
Disait :
— Ici le pape, et là le baron Brisse ;
Pour l'estomac Brébant, pour l'âme Loyola ; 12
Être béni, bien boire et bien manger, voilà 12
Ce que prêche mon maître ; et moi, roi de la joute, 12
30 J'estime que mon maître a raison, et j'ajoute 12
Que les cocottes font l'ornement du derby. 12
Il faut au peuple un dieu par les prêtres fourbi, 12
À nous une écurie en acajou, la bible 12
Pour l'homme, et des journaux, morbleu, le moins possible. 12
35 Le Jockey-Club vaut mieux que l'esprit Légion. 12
Pas de société sans la religion. 12
Si je n'étais cheval, je voudrais être moine. 12
— Moi, je voudrais manger parfois un peu d'avoine 12
Et de foin, soupira le cheval paysan. 12
40 Je travaille beaucoup, et je suis, jugez-en 12
Par ma côte saignante et mon échine maigre, 12
Presque aussi mal traité que l'homme appelé nègre. 12
Compter les coups de fouet que je reçois serait 12
Compter combien d'oiseaux chantent dans la forêt ; 12
45 J'ai faim, j'ai soif, j'ai froid ; je ne suis pas féroce, 12
Mais je suis malheureux. »
Ainsi parla la rosse.
Le cheval de bataille alors, plein de fureur, 12
Indigné, bien pensant, dit : — Vive l'empereur ! 12
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