Métrique en Ligne
HUG_17/HUG393
Victor HUGO
CHÂTIMENTS
1853
LIVRE VII
LES SAUVEURS SE SAUVERONT
XIII
CHANSON
À quoi ce proscrit pense-t-il ? 8
À son champ d'orge ou de laitue, 8
À sa charrue, à son outil, 8
À la grande France abattue. 8
5 Hélas ! le souvenir le tue. 8
Pendant qu'on rente les Dupin 8
Le pauvre exilé souffre et prie. 8
— On ne peut pas vivre sans pain ; 8
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. 12
10 L'ouvrier rêve l'atelier, 8
Et le laboureur sa chaumière ; 8
Les pots de fleurs sur l'escalier, 8
Le feu brillant, la vitre claire, 8
Au fond le lit de la grand-mère 8
15 Quatre gros glands de vieux crépin 8
En faisaient la coquetterie. 8
— On ne peut pas vivre sans pain ; 8
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. 12
En mai volait la mouche à miel ; 8
20 On voyait courir dans les seigles 8
Les moineaux, partageux du ciel ; 8
Ils pillaient nos champs, ces espiègles, 8
Tout comme s'ils étaient des aigles. 8
Un château du temps de Pépin 8
25 Croulait près de la métairie. 8
— On ne peut pas vivre sans pain ; 8
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. 12
Avec sa lime ou son maillet 8
On soutenait enfants et femme ; 8
30 De l'aube au soir on travaillait 8
Et le travail égayait l'âme. 8
Ô saint travail ! lumière et flamme ! 8
De Watt, de Jacquart, de Papin, 8
La jeunesse ainsi fut nourrie. 8
35 — On ne peut pas vivre sans pain ; 8
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. 12
Les jours de fête, l'ouvrier 8
Laissait les soucis en fourrière ; 8
Chantant les chants de février, 8
40 Blouse au vent, casquette en arrière, 8
Ou s'en allait à la barrière. 8
On mangeait un douteux lapin 8
Et l'on buvait à la Hongrie. 8
— On ne peut pas vivre sans pain ; 8
45 On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. 12
Les dimanches le paysan 8
Appelait Jeanne ou Jacqueline, 8
Et disait : — femme, viens-nous-en, 8
Mets ta coiffe de mousseline ! 8
50 Et l'on dansait sur la colline. 8
Le sabot et non l'escarpin, 8
Foulait gaiement l'herbe fleurie. 8
— On ne peut pas vivre sans pain ; 8
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. 12
55 Les exilés s'en vont pensifs. 8
Leur âme, hélas ! n'est plus entière. 8
Ils regardent l'ombre des ifs 8
Sur les fosses du cimetière ; 8
L'un songe à l'Allemagne altière, 8
60 L'autre au beau pays transalpin, 8
L'autre à sa Pologne chérie. 8
— On ne peut pas vivre sans pain ; 8
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. 12
Un proscrit, lassé de souffrir, 8
65 Mourait ; calme, il fermait son livre ; 8
Et je lui dis : « Pourquoi mourir ? » 8
Il me répondit : « Pourquoi vivre ? » 8
Puis il reprit : « Je me délivre. 8
Adieu ! je meurs. Néron Scapin 8
70 Met aux fers la France flétrie… » 8
— On ne peut pas vivre sans pain ; 8
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. 12
«… Je meurs de ne plus voir les champs 8
Où je regardais l'aube naître, 8
75 De ne plus entendre les chants 8
Que j'entendais de ma fenêtre. 8
Mon âme est où je ne puis être. 8
Sous quatre planches de sapin, 8
Enterrez-moi dans la prairie. » 8
80 — On ne peut pas vivre sans pain ; 8
On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. 12
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