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HUG_17/HUG364
Victor HUGO
CHÂTIMENTS
1853
LIVRE V
L'AUTORITÉ EST SACRÉE
XIII
L'EXPIATION
I
Il neigeait. On était vaincu par sa conquête. 12
Pour la première fois l'aigle baissait la tête. 12
Sombres jours ! l'empereur revenait lentement, 12
Laissant derrière lui brûler Moscou fumant. 12
5 Il neigeait. L'âpre hiver fondait en avalanche. 12
Après la plaine blanche une autre plaine blanche. 12
On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau. 12
Hier la grande armée, et maintenant troupeau. 12
On ne distinguait plus les ailes ni le centre : 12
10 Il neigeait. Les blessés s'abritaient dans le ventre 12
Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés 12
On voyait des clairons à leur poste gelés 12
Restés debout, en selle et muets, blancs de givre, 12
Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre. 12
15 Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs, 12
Pleuvaient : les grenadiers, surpris d'être tremblants, 12
Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise. 12
Il neigeait, il neigeait toujours ! la froide bise 12
Sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus, 12
20 On n'avait pas de pain et l'on allait pieds nus. 12
Ce n'étaient plus des cœurs vivants, des gens de guerre ; 12
C'était un rêve errant dans la brume, un mystère, 12
Une procession d'ombres sur le ciel noir. 12
La solitude, vaste, épouvantable à voir, 12
25 Partout apparaissait, muette vengeresse. 12
Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse 12
Pour cette immense armée un immense linceul ; 12
Et, chacun se sentant mourir, on était seul. 12
— Sortira-t-on jamais de ce funèbre empire ? 12
30 Deux ennemis ! le Tzar, le Nord. Le Nord est pire. 12
On jetait les canons pour brûler les affûts. 12
Qui se couchait, mourait. Groupe morne et confus, 12
Ils fuyaient ; le désert dévorait le cortège. 12
On pouvait, à des plis qui soulevaient la neige, 12
35 Voir que des régiments s'étaient endormis là. 12
Ô chutes d'Annibal ! Lendemains d'Attila ! 12
Fuyards, blessés, mourants, caissons, brancards, civières, 12
On s'écrasait aux ponts pour passer les rivières. 12
On s'endormait dix mille, on se réveillait cent. 12
40 Ney, que suivait naguère une armée, à présent 12
S'évadait, disputant sa montre à trois cosaques. 12
Toutes les nuits, qui vive ! alerte ! assauts ! attaques ! 12
Ces fantômes prenaient leurs fusils, et sur eux 12
Ils voyaient se ruer, effrayants, ténébreux, 12
45 Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves, 12
D'horribles escadrons, tourbillons d'hommes fauves. 12
Toute une armée ainsi dans la nuit se perdait. 12
L'empereur était là, debout, qui regardait. 12
Il était comme un arbre en proie à la cognée. 12
50 Sur ce géant, grandeur jusqu'alors épargnée, 12
Le malheur, bûcheron sinistre, était monté ; 12
Et lui, chêne vivant, par la hache insulté, 12
Tressaillant sous le spectre aux lugubres revanches, 12
Il regardait tomber autour de lui ses branches. 12
55 Chefs, soldats, tous mouraient. Chacun avait son tour. 12
Tandis qu'environnant sa tente avec amour, 12
Voyant son ombre aller et venir sur la toile. 12
Ceux qui restaient, croyant toujours à son étoile, 12
Accusaient le destin de lèse-majesté, 12
60 Lui se sentit soudain dans l'âme épouvanté. 12
Stupéfait du désastre et ne sachant que croire, 12
L'empereur se tourna vers Dieu ; l'homme de gloire 12
Trembla ; Napoléon comprit qu'il expiait 12
Quelque chose peut-être, et, livide, inquiet, 12
65 Devant ses légions sur la neige semées : 12
— Est-ce le châtiment ? dit-il, Dieu des armées ? 12
Alors il s'entendit appeler par son nom 12
Et quelqu'un qui parlait dans l'ombre lui dit : non. 12
II
Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine ! 12
70 Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine, 12
Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons, 12
La pâle mort mêlait les sombres bataillons. 12
D'un côté c'est l'Europe et de l'autre la France. 12
Choc sanglant ! des héros Dieu trompait l'espérance ; 12
75 Tu désertais, victoire, et le sort était las. 12
Ô Waterloo ! je pleure et je m'arrête, hélas ! 12
Car ces derniers soldats de la dernière guerre 12
Furent grands ; ils avaient vaincu toute la terre, 12
Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin, 12
80 Et leur âme chantait dans les clairons d'airain ! 12
Le soir tombait : la lutte était ardente et noire. 12
Il avait l'offensive et presque la victoire ; 12
Il tenait Wellington acculé sur un bois. 12
Sa lunette à la main, il observait parfois 12
85 Le centre du combat, point obscur où tressaille 12
La mêlée, effroyable et vivante broussaille, 12
Et parfois l'horizon, sombre comme la mer. 12
Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! — C'était Blücher 12
L'espoir changea de camp, le combat changea d'âme, 12
90 La mêlée en hurlant grandit comme une flamme. 12
La batterie anglaise écrasa nos carrés. 12
La plaine où frissonnaient les drapeaux déchirés, 12
Ne fut plus, dans les cris des mourants qu'on égorge, 12
Qu'un gouffre flamboyant, rouge comme une forge ; 12
95 Gouffre où les régiments, comme des pans de murs, 12
Tombaient, où se couchaient comme des épis mûrs 12
Les hauts tambours-majors aux panaches énormes, 12
Où l'on entrevoyait des blessures difformes ! 12
Carnage affreux ! moment fatal ! l'homme inquiet 12
100 Sentit que la bataille entre ses mains pliait. 12
Derrière un mamelon la garde était massée. 12
La garde, espoir suprême et suprême pensée ! 12
— Allons ! faites donner la garde, cria-t-il ! 12
Et Lanciers, Grenadiers aux guêtres de coutil, 12
105 Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires, 12
Cuirassiers, Canonniers qui traînaient des tonnerres, 12
Portant le noir colback ou le casque poli, 12
Tous, ceux de Friedland et ceux de Rivoli, 12
Comprenant qu'ils allaient mourir dans cette fête, 12
110 Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête. 12
Leur bouche, d'un seul cri, dit : vive l'empereur ! 12
Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur, 12
Tranquille, souriant à la mitraille anglaise, 12
La garde impériale entra dans la fournaise. 12
115 Hélas ! Napoléon, sur sa garde penché, 12
Regardait, et sitôt qu'ils avaient débouché 12
Sous les sombres canons crachant des jets de soufre, 12
Voyait, l'un après l'autre, en cet horrible gouffre, 12
Fondre ces régiments de granit et d'acier 12
120 Comme fond une cire au souffle d'un brasier. 12
Ils allaient, l'arme au bras, front haut, graves, stoïques. 12
Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques ! 12
Le reste de l'armée hésitait sur leurs corps 12
Et regardait mourir la garde. — C'est alors 12
125 Qu'élevant tout à coup sa voix désespérée, 12
La Déroute, géante à la face effarée, 12
Qui, pâle, épouvantant les plus fiers bataillons, 12
Changeant subitement les drapeaux en haillons, 12
À de certains moments, spectre fait de fumées, 12
130 Se lève grandissante au milieu des armées, 12
La Déroute apparut au soldat qui s'émeut, 12
Et, se tordant les bras, cria : Sauve qui peut ! 12
Sauve qui peut ! affront ! horreur ! toutes les bouches 12
Criaient ; à travers champs, fous, éperdus, farouches, 12
135 Comme si quelque souffle avait passé sur eux, 12
Parmi les lourds caissons et les fourgons poudreux, 12
Roulant dans les fossés, se cachant dans les seigles, 12
Jetant shakos, manteaux, fusils, jetant les aigles, 12
Sous les sabres prussiens, ces vétérans, ô deuil ! 12
140 Tremblaient, hurlaient, pleuraient, couraient. — En un clin d'œil 12
Comme s'envole au vent une paille enflammée, 12
S'évanouit ce bruit qui fut la grande armée, 12
Et cette plaine, hélas ! où l'on rêve aujourd'hui, 12
Vit fuir ceux devant qui l'univers avait fui ! 12
145 Quarante ans sont passés, et ce coin de la terre, 12
Waterloo, ce plateau funèbre et solitaire, 12
Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants, 12
Tremble encor d'avoir vu la fuite des géants ! 12
Napoléon les vit s'écouler comme un fleuve ; 12
150 Hommes, chevaux, tambours, drapeaux ; — et dans l'épreuve 12
Sentant confusément revenir son remords, 12
Levant les mains au ciel, il dit : — Mes soldats mort, 12
Moi vaincu ! mon empire est brisé comme verre. 12
Est-ce le châtiment cette fois, Dieu sévère ? 12
155 Alors parmi les cris, les rumeurs, le canon, 12
Il entendit la voix qui lui répondait : non ! 12
III
Il croula. Dieu changea la chaîne de l'Europe. 12
Il est, au fond des mers que la brume enveloppe, 12
Un roc hideux, débris des antiques volcans. 12
160 Le Destin prit des clous, un marteau, des carcans, 12
Saisit, pâle et vivant, ce voleur du tonnerre, 12
Et, joyeux, s'en alla sur le pic centenaire 12
Le clouer, excitant par son rire moqueur 12
Le vautour Angleterre à lui ronger le cœur. 12
165 Évanouissement d'une splendeur immense ! 12
Du soleil qui se lève à la nuit qui commence, 12
Toujours l'isolement, l'abandon, la prison ; 12
Un soldat rouge au seuil, la mer à l'horizon. 12
Des rochers nus, des bois affreux, l'ennui, l'espace, 12
170 Des voiles s'enfuyant comme l'espoir qui passe, 12
Toujours le bruit des flots, toujours le bruit des vents ! 12
Adieu, tente de pourpre aux panaches mouvants, 12
Adieu, le cheval blanc que César éperonne ! 12
Plus de tambours battant aux champs, plus de couronne, 12
175 Plus de rois prosternés dans l'ombre avec terreur, 12
Plus de manteau traînant sur eux, plus d'empereur ! 12
Napoléon était retombé Bonaparte. 12
Comme un romain blessé par la flèche du Parthe, 12
Saignant, morne, il songeait à Moscou qui brûla. 12
180 Un caporal anglais lui disait : halte-là ! 12
Son fils aux mains des rois, sa femme au bras d'un autre. 12
Plus vil que le pourceau qui dans l'égout se vautre, 12
Son sénat qui l'avait adoré, l'insultait. 12
Aux bords des mers, à l'heure où la bise se tait, 12
185 Sur les escarpements croulant en noirs décombres, 12
Il marchait, seul, rêveur, captif des vagues sombres. 12
Sur les monts, sur les flots, sur les cieux, triste et fier, 12
L'œil encore ébloui des batailles d'hier, 12
Il laissait sa pensée errer à l'aventure. 12
190 Grandeur, gloire, ô néant ! calme de la nature ! 12
Des aigles qui passaient ne le connaissaient pas. 12
Les rois, ses guichetiers, avaient pris un compas 12
Et l'avaient enfermé dans un cercle inflexible. 12
Il expirait. La mort de plus en plus visible 12
195 Se levait dans sa nuit et croissait à ses yeux 12
Comme le froid matin d'un jour mystérieux, 12
Son âme palpitait, déjà presque échappée. 12
Un jour enfin il mit sur son lit son épée, 12
Et se coucha près d'elle, et dit : c'est aujourd'hui ! 12
200 On jeta le manteau de Marengo sur lui. 12
Ses batailles du Nil, du Danube, du Tibre, 12
Se penchaient sur son front ; il dit : me voici libre ! 12
Je suis vainqueur ! je vois mes aigles accourir ! 12
Et, comme il retournait sa tête pour mourir, 12
205 Il aperçut, un pied dans la maison déserte, 12
Hudson-Lowe guettant par la porte entrouverte. 12
Alors, géant broyé sous le talon des rois, 12
Il cria : — la mesure est comble cette fois ! 12
Seigneur ! c'est maintenant fini ! Dieu que j'implore, 12
210 Vous m'avez châtié ! — la voix dit : — pas encore ! 12
IV
Ô noirs événements, vous fuyez dans la nuit ! 12
L'empereur mort tomba sur l'empire détruit. 12
Napoléon alla s'endormir sous le saule. 12
Et les peuples alors, de l'un à l'autre pôle, 12
215 Oubliant le tyran, s'éprirent du héros. 12
Les poètes, marquant au front les rois bourreaux, 12
Consolèrent, pensifs, cette gloire abattue. 12
À la colonne veuve on rendit sa statue. 12
Quand on levait les yeux, on le voyait debout 12
220 Au-dessus de Paris, serein, dominant tout, 12
Seul, le jour dans l'azur et la nuit dans les astres. 12
Panthéons, on grava son nom sur vos pilastres ! 12
On ne regarda plus qu'un seul côté des temps ; 12
On ne se souvint plus que des jours éclatants ; 12
225 Cet homme étrange avait comme enivré l'histoire ; 12
La justice à l'œil froid disparut sous sa gloire ; 12
On ne vit plus qu'Eylau, Ulm, Arcole, Austerlitz ; 12
Comme dans les tombeaux des romains abolis, 12
On se mit à fouiller dans ces grandes années ; 12
230 Et vous applaudissiez, nations inclinées, 12
Chaque fois qu'on tirait de ce sol souverain 12
Ou le consul de marbre ou l'empereur d'airain ! 12
V
Le nom grandit quand l'homme tombe ; 8
Jamais rien de tel n'avait lui. 8
235 Calme, il écoutait dans sa tombe 8
La terre qui parlait de lui. 8
La terre disait : « la victoire 8
A suivi cet homme en tous lieux. 8
Jamais tu n'as vu, sombre histoire, 8
240 Un passant plus prodigieux ! 8
Gloire au maître qui dort sous l'herbe 8
Gloire à ce grand audacieux ! 8
Nous l'avons vu gravir, superbe, 8
Les premiers échelons des cieux ! 8
245 Il envoyait, âme acharnée, 8
Prenant Moscou, prenant Madrid, 8
Lutter contre la destinée 8
Tous les rêves de son esprit. 8
À chaque instant, rentrant en lice. 8
250 Cet homme aux gigantesques pas 8
Proposait quelque grand caprice 8
À Dieu qui n'y consentait pas. 8
Il n'était presque plus un homme. 8
Il disait, grave et rayonnant, 8
255 En regardant fixement Rome : 8
C'est moi qui règne maintenant ! 8
Il voulait, héros et symbole, 8
Pontife et roi, phare et volcan, 8
Faire du Louvre un Capitole 8
260 Et de Saint-Cloud un Vatican. 8
César, il eût dit à Pompée : 8
Sois fier d'être mon lieutenant ! 8
On voyait luire son épée 8
Au fond d'un nuage tonnant. 8
265 Il voulait, dans les frénésies 8
De ses vastes ambitions, 8
Faire devant ses fantaisies 8
Agenouiller les nations, 8
Ainsi qu'en une urne profonde, 8
270 Mêler races, langues, esprits, 8
Répandre Paris sur le monde, 8
Enfermer le monde en Paris ! 8
Comme Cyrus dans Babylone, 8
Il voulait sous sa large main, 8
275 Ne faire du monde qu'un trône 8
Et qu'un peuple du genre humain, 8
Et bâtir, malgré les huées, 8
Un tel empire sous son nom 8
Que Jéhovah dans les nuées 8
280 Fût jaloux de Napoléon ! » 8
VI
Enfin, mort triomphant, il vit sa délivrance, 12
Et l'océan rendit son cercueil à la France. 12
L'homme, depuis douze ans, sous le dôme doré, 12
Reposait, par l'exil et par la mort sacré ; 12
285 En paix ! — quand on passait près du monument sombre, 12
On se le figurait, couronne au front, dans l'ombre, 12
Dans son manteau semé d'abeilles d'or, muet, 12
Couché sous cette voûte où rien ne remuait, 12
Lui, l'homme qui trouvait la terre trop étroite, 12
290 Le sceptre en sa main gauche, et l'épée en sa droite, 12
À ses pieds son grand aigle ouvrant l'œil à demi, 12
Et l'on disait : c'est là qu'est César endormi ! 12
Laissant dans la clarté marcher l'immense ville, 12
Il dormait ; il dormait confiant et tranquille. 12
VII
295 Une nuit, — c'est toujours la nuit dans le tombeau, 12
Il s'éveilla. Luisant comme un hideux flambeau, 12
D'étranges visions emplissaient sa paupière ; 12
Des rires éclataient sous son plafond de pierre ; 12
Livide, il se dressa, la vision grandit ; 12
300 Ô terreur ! une voix qu'il reconnut, lui dit : 12
— Réveille-toi. Moscou, Waterloo, Sainte-Hélène, 12
L'exil, les rois geôliers, l'Angleterre hautaine 12
Sur ton lit accoudée à ton dernier moment, 12
Sire, cela n'est rien. Voici le châtiment : 12
305 La voix alors devint âpre, amère, stridente, 12
Comme le noir sarcasme et l'ironie ardente ; 12
C'était le rire amer mordant un demi-dieu. 12
— Sire ! on t'a retiré de ton Panthéon bleu ! 12
Sire ! on t'a descendu de ta haute colonne ! 12
310 Regarde : des brigands, dont l'essaim tourbillonne, 12
D'affreux bohémiens, des vainqueurs de charnier 12
Te tiennent dans leurs mains et t'ont fait prisonnier. 12
À ton orteil d'airain leur patte infâme touche. 12
Ils t'ont pris. Tu mourus, comme un astre se couche. 12
315 Napoléon-le-Grand, empereur ; tu renais 12
Bonaparte, écuyer du cirque Beauharnais. 12
Te voilà dans leurs rangs, on t'a, l'on te harnache. 12
Ils t'appellent tout haut grand homme, entr'eux, ganache 12
Ils traînent sur Paris, qui les voit s'étaler, 12
320 Des sabres qu'au besoin ils sauraient avaler. 12
Aux passants attroupés devant leur habitacle, 12
Ils disent, entends-les : — Empire à grand spectacle ! 12
Le pape est engagé dans la troupe ; c'est bien, 12
Nous avons mieux ; le czar en est ; mais ce n'est rien, 12
325 Le czar n'est qu'un sergent, le pape n'est qu'un bonze, 12
Nous avons avec nous le bonhomme de bronze ! 12
Nous sommes les neveux du grand Napoléon ! 12
Et Fould, Magnan, Rouher, Parieu caméléon, 12
Font rage. Ils vont montrant un sénat d'automates. 12
330 Ils ont pris de la paille au fond des casemates 12
Pour empailler ton aigle, ô vainqueur d'Iéna ! 12
Il est là, mort, gisant, lui qui si haut plana, 12
Et du champ de bataille il tombe au champ de foire. 12
Sire, de ton vieux trône ils recousent la moire. 12
335 Ayant dévalisé la France au coin d'un bois, 12
Ils ont à leurs haillons du sang, comme tu vois, 12
Et dans son bénitier Sibour lave leur linge. 12
Toi, lion, tu les suis ; leur maître, c'est le singe. 12
Ton nom leur sert de lit, Napoléon premier. 12
340 On voit sur Austerlitz un peu de leur fumier. 12
Ta gloire est un gros vin dont leur honte se grise ; 12
Cartouche essaie et met ta redingote grise ; 12
On quête des liards dans le petit chapeau ; 12
Pour tapis sur la table ils ont mis ton drapeau ; 12
345 À cette table immonde où le grec devient riche, 12
Avec le paysan on boit, on joue, on triche. 12
Tu te mêles, compère, à ce tripot hardi, 12
Et ta main qui tenait l'étendard de Lodi, 12
Cette main qui portait la foudre, ô Bonaparte, 12
350 Aide à piper les dés et fait sauter la carte. 12
Ils te forcent à boire avec eux, et Carlier 12
Pousse amicalement d'un coude familier 12
Votre majesté, sire, et Piétri dans son antre 12
Vous tutoie, et Maupas vous tape sur le ventre. 12
355 Faussaires, meurtriers, escrocs, forbans, voleurs, 12
Ils savent qu'ils auront, comme toi, des malheurs ; 12
Leur soif en attendant vide la coupe pleine, 12
À ta santé ; Poissy trinque avec Sainte-Hélène. 12
Regarde ! bals, sabbats, fêtes matin et soir. 12
360 La foule au bruit qu'ils font se culbute pour voir ; 12
Debout sur le tréteau qu'assiège une cohue 12
Qui rit, bâille, applaudit, tempête, siffle, hue, 12
Entouré de pasquins agitant leur grelot, 12
— Commencer par Homère et finir par Callot ! 12
365 Épopée ! épopée ! oh ! quel dernier chapitre ! — 12
Près de Troplong paillasse et de Baroche pitre, 12
Devant cette baraque, abject et vil bazar 12
Où Mandrin mal lavé se déguise en César, 12
Riant, l'affreux bandit, dans sa moustache épaisse, 12
370 Toi, spectre impérial, tu bats la grosse caisse. 12
L'horrible vision s'éteignit. — L'empereur, 12
Désespéré, poussa dans l'ombre un cri d'horreur, 12
Baissant les yeux, dressant ses mains épouvantées ; 12
Les Victoires de marbre à la porte sculptées, 12
375 Fantômes blancs debout hors du sépulcre obscur, 12
Se faisaient du doigt signe et, s'appuyant au mur, 12
Écoutaient le titan pleurer dans les ténèbres. 12
Et lui, cria : démon aux visions funèbres, 12
Toi qui me suis partout, que jamais je ne vois. 12
380 Qui donc es-tu ? — Je suis ton crime, dit la voix. 12
La tombe alors s'emplit d'une lumière étrange 12
Semblable à la clarté de Dieu quand il se venge ; 12
Pareils aux mots que vit resplendir Balthazar, 12
Deux mots dans l'ombre écrits flamboyaient sur César ; 12
385 Bonaparte, tremblant comme un enfant sans mère, 12
Leva sa face pâle et lut : — DIX-HUIT-BRUMAIRE ! 12
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