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HUG_17/HUG331
Victor HUGO
CHÂTIMENTS
1853
LIVRE III
LA FAMILLE EST RESTAURÉE
IX
JOYEUSE VIE
I
Bien, pillards, intrigants, fourbes, crétins, puissances ! 12
Attablez-vous en hâte autour des jouissances ! 12
Accourez ! place à tous ! 6
Maîtres, buvez, mangez, car la vie est rapide. 12
5 Tout ce peuple conquis, tout ce peuple stupide, 12
Tout ce peuple est à vous ! 6
Vendez l'État ! coupez les bois ! coupez les bourses ! 12
Videz les réservoirs et tarissez les sources ! 12
Les temps sont arrivés. 6
10 Prenez le dernier sou ! prenez, gais et faciles, 12
Aux travailleurs des champs, aux travailleurs des villes ! 12
Prenez, riez, vivez ! 6
Bombance ! allez ! c'est bien ! vivez ! faites ripaille ! 12
La famille du pauvre expire sur la paille, 12
15 Sans porte ni volet. 6
Le père en frémissant va mendier dans l'ombre ; 12
La mère n'ayant plus de pain, dénuement sombre, 12
L'enfant n'a plus de lait. 6
II
Millions ! millions ! châteaux ! liste civile ! 12
20 Un jour je descendis dans les caves de Lille ; 12
Je vis ce morne enfer. 6
Des fantômes sont là sous terre dans des chambres, 12
Blêmes, courbés, ployés ; le rachis tord leurs membres 12
Dans son poignet de fer. 6
25 Sous ces voûtes on souffre, et l'air semble un toxique ; 12
L'aveugle en tâtonnant donne à boire au phtisique ; 12
L'eau coule à longs ruisseaux ; 6
Presque enfant à vingt ans, déjà vieillard à trente, 12
Le vivant chaque jour sent la mort pénétrante 12
30 S'infiltrer dans ses os. 6
Jamais de feu ; la pluie inonde la lucarne ; 12
L'œil en ces souterrains où le malheur s'acharne 12
Sur vous, ô travailleurs, 6
Près du rouet qui tourne et du fil qu'on dévide, 12
35 Voit des larves errer dans la lueur livide 12
Du soupirail en pleurs. 6
Misère ! L'homme songe en regardant la femme. 12
Le père, autour de lui sentant l'angoisse infâme 12
Étreindre la vertu, 6
40 Voit sa fille rentrer sinistre sous la porte, 12
Et n'ose, l'œil fixé sur le pain qu'elle apporte, 12
Lui dire : d'où viens-tu ? 6
Là dort le désespoir sur son haillon sordide ; 12
Là, l'avril de la vie, ailleurs tiède et splendide, 12
45 Ressemble au sombre hiver ; 6
La vierge, rose au jour, dans l'ombre est violette ; 12
Là, rampent dans l'horreur la maigreur du squelette, 12
La nudité du ver ; 6
Là, frissonnent, plus bas que les égouts des rues, 12
50 Familles de la vie et du jour disparues, 12
Des groupes grelottants ; 6
Là, quand j'entrai, farouche, aux méduses pareille, 12
Une petite fille à figure de vieille 12
Me dit : j'ai dix-huit ans ! 6
55 Là, n'ayant pas de lit, la mère malheureuse 12
Met ses petits enfants dans un trou qu'elle creuse, 12
Tremblants comme l'oiseau ; 6
Hélas ! ces innocents aux regards de colombe, 12
Trouvent en arrivant sur la terre une tombe, 12
60 En place d'un berceau ! 6
Caves de Lille ! on meurt sous vos plafonds de pierre ! 12
J'ai vu, vu de mes yeux pleurant sous ma paupière, 12
Râler l'aïeul flétri, 6
La fille aux yeux hagards de ses cheveux vêtue, 12
65 Et l'enfant spectre au sein de la mère statue ! 12
Ô Dante Alighieri ! 6
C'est de ces douleurs-là que sortent vos richesses, 12
Princes ! ces dénuements nourrissent vos largesses. 12
Ô vainqueurs ! conquérants ! 6
70 Votre budget ruisselle et suinte à larges gouttes 12
Des murs de ces caveaux, des pierres de ces voûtes, 12
Du cœur de ces mourants 6
Sous ce rouage affreux qu'on nomme tyrannie, 12
Sous cette vis que meut le fisc, hideux génie, 12
75 De l'aube jusqu'au soir, 6
Sans trêve, nuit et jour, dans le siècle où nous sommes, 12
Ainsi que des raisins on écrase des hommes, 12
Et l'or sort du pressoir. 6
C'est de cette détresse et de ces agonies, 12
80 De cette ombre, où jamais, dans les âmes ternies, 12
Espoir, tu ne vibras. 6
C'est de ces bouges noirs pleins d'angoisses amères, 12
C'est de ce sombre amas de pères et de mères, 12
Qui se tordent les bras, 6
85 Oui, c'est de ce monceau d'indigences terribles 12
Que les lourds millions, étincelants, horribles, 12
Semant l'or en chemin, 6
Rampant vers les palais et les apothéoses, 12
Sortent, monstres joyeux et couronnés de roses, 12
90 Et teints de sang humain ! 6
III
Ô paradis ! splendeurs ! versez à boire aux maîtres ! 12
L'orchestre rit, la fête empourpre les fenêtres, 12
La table éclate et luit ; 6
L'ombre est là sous leurs pieds ; les portes sont fermées ; 12
95 La prostitution des vierges affamées 12
Pleure dans cette nuit ! 6
Vous tous qui partagez ces hideuses délices, 12
Soldats payés, tribuns vendus, juges complices, 12
Évêques effrontés, 6
100 La misère frémit sous ce Louvre où vous êtes ! 12
C'est de fièvre et de faim et de mort que sont faites 12
Toutes vos voluptés ! 6
À Saint-Cloud, effeuillant jasmins et marguerites, 12
Quand s'ébat sous les fleurs l'essaim des favorites, 12
105 Bras nus et gorge au vent, 6
Dans le festin qu'égaie un lustre à mille branches, 12
Chacune en souriant, dans ses belles dents blanches, 12
Mange un enfant vivant ! 6
Mais qu'importe ! riez ! Se plaindra-t-on sans cesse ? 12
110 Serait-on empereur, prélat, prince et princesse, 12
Pour ne pas s'amuser ? 6
Ce peuple en larmes, triste, et que la faim déchire, 12
Doit être satisfait puisqu'il vous entend rire 12
Et qu'il vous voit danser ! 6
115 Qu'importe ! Allons, emplis ton coffre, emplis ta poche. 12
Chantez, le verre en main, Troplong, Sibour, Baroche ! 12
Ce tableau nous manquait. 6
Regorgez, quand la faim tient le peuple en sa serre, 12
Et faites, au-dessus de l'immense misère, 12
120 Un immense banquet ! 6
IV
Ils marchent sur toi, peuple ! ô barricade sombre, 12
Si haute hier, dressant dans les assauts sans nombre 12
Ton front de sang lavé, 6
Sous la roue emportée, étincelante et folle, 12
125 De leur coupé joyeux qui rayonne et qui vole, 12
Tu redeviens pavé ! 6
À César ton argent, peuple ; à toi, la famine. 12
N'es-tu pas le chien vil qu'on bat et qui chemine 12
Derrière son seigneur ? 6
130 À lui la pourpre ; à toi la hotte et les guenilles. 12
Peuple, à lui la beauté de ces femmes, tes filles. 12
À toi leur déshonneur ! 6
V
Ah ! quelqu'un parlera. La muse, c'est l'histoire. 12
Quelqu'un élèvera la voix dans la nuit noire, 12
135 Riez, bourreaux bouffons ! 6
Quelqu'un te vengera, pauvre France abattue, 12
Ma mère ! et l'on verra la parole qui tue 12
Sortir des cieux profonds ! 6
Ces gueux, pires brigands que ceux des vieilles races, 12
140 Rongeant le pauvre peuple avec leurs dents voraces, 12
Sans pitié, sans merci, 6
Vils, n'ayant pas de cœur, mais ayant deux visages, 12
Disent : — Bah ! le poète ! Il est dans les nuages ! 12
Soit. Le tonnerre aussi 6
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