LIVRE PREMIER |
LA SOCIÉTÉ EST SAUVÉE |
VII |
AD MAJOREM DEI GLORIAM |
« Vraiment, notre siècle est
étrangement délicat. S'imagine-t-il donc que la cendre
des bûchers soit totalement éteinte ? qu'il n'en soit pas
resté le plus petit tison pour allumer une seule torche ?
Les insensés ! en nous
appelant jésuites, ils croient nous
couvrir d'opprobre ! Mais ces jésuites leur réservent la
censure, un bâillon et du feu… Et, un jour, ils seront
les maîtres de leurs maîtres.»
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Le Père Roothaan, général des jésuites,
à la conférence de Chiéri.
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Ils ont dit : « Nous serons les vainqueurs et les maîtres. |
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Soldats par la tactique et par la robe prêtres, |
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Nous détruirons progrès, lois, vertus, droits, talents. |
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Nous nous ferons un fort avec tous ces décombres, |
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Et pour nous y garder, comme des dogues sombres, |
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Nous démusèlerons les préjugés hurlants. |
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« — Oui l'échafaud est bon ; la guerre est nécessaire ; |
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Acceptez l'ignorance, acceptez la misère ; |
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L'enfer attend l'orgueil du tribun triomphant ; |
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L'homme parvient à l'ange en passant par la buse. — |
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Notre gouvernement fait de force et de ruse |
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Bâillonnera le père, abrutira l'enfant. |
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« Notre parole, hostile au siècle qui s'écoule, |
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Tombera de la chaire en flocons sur la foule ; |
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Elle refroidira les cœurs irrésolus, |
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Y glacera tout germe utile ou salutaire, |
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Et puis elle y fondra comme la neige à terre, |
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Et qui la cherchera ne la trouvera plus. |
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« Seulement un froid sombre aura saisi les âmes ; |
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Seulement nous aurons tué toutes les flammes ; |
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Et si quelqu'un leur crie, à ces Français d'alors : |
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Sauvez la liberté pour qui luttaient vos pères ! |
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Ils riront, ces Français sortis de nos repaires, |
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De la liberté morte et de leurs pères morts. |
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« Prêtres, nous écrirons sur un drapeau qui brille : |
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— Ordre, Religion, Propriété, Famille. — |
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Et si quelque bandit, corse, juif ou païen, |
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Vient nous aider avec le parjure à la bouche, |
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Le sabre aux dents, la torche au poing, sanglant, farouche, |
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Volant et massacrant, nous lui dirons : c'est bien ! |
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« Vainqueurs, fortifiés aux lieux inabordables, |
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Nous vivrons arrogants, vénérés, formidables. |
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Que nous importe au fond Christ, Mahomet, Mithra ! |
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Régner est notre but, notre moyen proscrire. |
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Si jamais ici-bas on entend notre rire, |
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Le fond obscur du cœur de l'homme tremblera. |
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« Nous garrotterons l'âme au fond d'une caverne. |
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Nations, l'idéal du peuple qu'on gouverne |
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C'est le moine d'Espagne ou le fellah du Nil, |
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À bas l'esprit ! à bas le droit ! vive l'épée ! |
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Qu'est-ce que la pensée ? une chienne échappée. |
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Mettons Jean-Jacque au bagne et Voltaire au chenil. |
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« Si l'esprit se débat, toujours nous l'étouffâmes. |
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Nous parlerons tout bas à l'oreille des femmes. |
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Nous aurons les pontons, l'Afrique, le Spielberg. |
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Les vieux bûchers sont morts, nous les ferons revivre ; |
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N'y pouvant jeter l'homme, on y jette le livre : |
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À défaut de Jean Huss, nous brûlons Guttemberg. |
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« Et quant à la raison, qui prétend juger Rome, |
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Flambeau qu'allume Dieu sous le crâne de l'homme, |
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Dont s'éclairait Socrate et qui guidait Jésus, |
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Nous, pareils au voleur qui se glisse et qui rampe, |
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Et commence en entrant par éteindre la lampe, |
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En arrière et furtifs, nous soufflerons dessus. |
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« Alors dans l'âme humaine obscurité profonde. |
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Sur le néant des cœurs le vrai pouvoir se fonde. |
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Tout ce que nous voudrons, nous le ferons sans bruit. |
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Pas un souffle de voix, pas un battement d'aile |
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Ne remuera dans l'ombre, et notre citadelle |
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Sera comme une tour plus noire que la nuit. |
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« Nous régnerons. La tourbe obéit comme l'onde. |
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Nous serons tout-puissants, nous régirons le monde ; |
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Nous posséderons tout : force, gloire et bonheur ; |
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Et nous ne craindrons rien, n'ayant ni foi ni règles… — » |
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— Quand vous habiteriez la montagne des aigles, |
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Je vous arracherais de là, dit le Seigneur ! |
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Jersey.
Novembre 1852.
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