Métrique en Ligne
HUG_17/HUG300
Victor HUGO
CHÂTIMENTS
1853
NOX
I
C'est la date choisie au fond de ta pensée, 12
Prince ! il faut en finir, — cette nuit est glacée, 12
Viens, lève-toi ! flairant dans l'ombre les escrocs, 12
Le dogue Liberté gronde et montre ses crocs. 12
5 Quoique mis par Carlier à la chaîne, il aboie. 12
N'attends pas plus longtemps ! c'est l'heure de la proie. 12
Vois, décembre épaissit son brouillard le plus noir ; 12
Comme un baron voleur qui sort de son manoir, 12
Surprends, brusque assaillant, l'ennemi que tu cernes. 12
10 Debout ! les régiments sont là dans les casernes, 12
Sac au dos, abrutis de vin et de fureur, 12
N'attendant qu'un bandit pour faire un empereur. 12
Mets ta main sur ta lampe et viens d'un pas oblique, 12
Prends ton couteau, l'instant est bon : la République, 12
15 Confiante, et sans voir tes yeux sombres briller, 12
Dort, avec ton serment, prince, pour oreiller. 12
Cavaliers, fantassins, sortez ! dehors les hordes ! 12
Sus aux représentants ! soldats, liez de cordes 12
Vos généraux jetés dans la cage aux forçats ! 12
20 Poussez, la crosse aux reins, l'Assemblée à Mazas ! 12
Chassez la haute-cour à coups de plat de sabre ! 12
Changez-vous, preux de France, en brigands de Calabre ! 12
Vous, bourgeois, regardez, vil troupeau, vil limon, 12
Comme un glaive rougi qu'agite un noir démon, 12
25 Le coup d'État qui sort flamboyant de la forge ! 12
Les tribuns pour le droit luttent : qu'on les égorge. 12
Routiers, condottieri, vendus, prostitués, 12
Frappez ! tuez Baudin ! tuez Dussoubs ! tuez ! 12
Que fait hors des maisons ce peuple ? Qu'il s'en aille. 12
30 Soldats, mitraillez-moi toute cette canaille ! 12
Feu ! feu ! Tu voteras ensuite, ô peuple roi ! 12
Sabrez le droit, sabrez l'honneur, sabrez la loi ! 12
Que sur les boulevards le sang coule en rivières ! 12
Du vin plein les bidons ! des morts plein les civières ! 12
35 Qui veut de l'eau-de-vie ? En ce temps pluvieux 12
Il faut boire. Soldats, fusillez-moi ce vieux. 12
Tuez-moi cet enfant. Qu'est-ce que cette femme ? 12
C'est la mère ? tuez. Que tout ce peuple infâme 12
Tremble, et que les pavés rougissent ses talons ! 12
40 Ce Paris odieux bouge et résiste. Allons ! 12
Qu'il sente le mépris, sombre et plein de vengeance, 12
Que nous, la force, avons pour lui, l'intelligence ! 12
L'étranger respecta Paris : soyons nouveaux ! 12
Traînons-le dans la boue aux crins de nos chevaux ! 12
45 Qu'il meure ! qu'on le broie et l'écrase et l'efface ! 12
Noirs canons, crachez-lui vos boulets à la face ! 12
II
C'est fini ! Le silence est partout, et l'horreur. 12
Vive Poulmann César et Soufflard empereur ! 12
On fait des feux de joie avec les barricades ; 12
50 La Porte Saint-Denis sous ses hautes arcades 12
Voit les brasiers trembler au vent et rayonner. 12
C'est fait, reposez-vous ; et l'on entend sonner 12
Dans les fourreaux le sabre et l'argent dans les poches. 12
De la banque aux bivouacs on vide les sacoches. 12
55 Ceux qui tuaient le mieux et qui n'ont pas bronché 12
Auront la croix d'honneur par dessus le marché. 12
Les vainqueurs en hurlant dansent sur les décombres. 12
Des tas de corps saignants gisent dans les coins sombres. 12
Le soldat, gai, féroce, ivre, complice obscur, 12
60 Chancelle, et, de la main dont il s'appuie au mur, 12
Achève d'écraser quelque cervelle humaine. 12
On boit, on rit, on chante, on ripaille ; on amène 12
Des vaincus qu'on fusille, hommes, femmes, enfants. 12
Les généraux dorés galopent triomphants, 12
65 Regardés par les morts tombés à la renverse. 12
Bravo ! César a pris le chemin de traverse ! 12
Courons féliciter l'Élysée à présent. 12
Du sang dans les maisons, dans les ruisseaux du sang, 12
Partout ! Pour enjamber ces effroyables mares, 12
70 Les juges lestement retroussent leurs simarres, 12
Et l'Église joyeuse en emporte un caillot 12
Tout fumant, pour servir d'écritoire à Veuillot. 12
Oui, c'est bien vous qu'hier, riant de vos férules, 12
Un caporal chassa de vos chaises curules, 12
75 Magistrats ! Maintenant que, reprenant du cœur, 12
Vous êtes bien certains que Mandrin est vainqueur, 12
Que vous ne serez pas obligés d'être intègres, 12
Que Mandrin dotera vos dévoûments allègres, 12
Que c'est lui qui paiera désormais, et très-bien, 12
80 Qu'il a pris le budget, que vous ne risquez rien, 12
Qu'il a bien étranglé la loi, qu'elle est bien morte, 12
Et que vous trouverez ce cadavre à sa porte, 12
Accourez, acclamez, et chantez Hosanna ! 12
Oubliez le soufflet qu'hier il vous donna, 12
85 Et, puisqu'il a tué vieillards, mères et filles, 12
Puisqu'il est dans le meurtre entré jusqu'aux chevilles, 12
Prosternez-vous devant l'assassin tout-puissant, 12
Et léchez-lui les pieds pour effacer le sang ! 12
III
Donc cet homme s'est dit : — « Le maître des armées, 12
90 L'empereur surhumain 6
Devant qui, gorge au vent, pieds nus, les renommées 12
Volaient, clairons en main, 6
Napoléon, quinze ans régna, dans les tempêtes 12
Du Sud à l'Aquilon. 6
95 Tous les rois l'adoraient, lui, marchant sur leurs têtes, 12
Eux, baisant son talon ; 6
Il prit, embrassant tout dans sa vaste espérance, 12
Madrid, Berlin, Moscou ; 6
Je ferai mieux : je vais enfoncer à la France 12
100 Mes ongles dans le cou ! 6
La France libre et fière et chantant la concorde 12
Marche à son but sacré : 6
Moi, je vais lui jeter par derrière une corde 12
Et je l'étranglerai. 6
105 Nous nous partagerons, mon oncle et moi, l'histoire ; 12
Le plus intelligent, 6
C'est moi, certe ! il aura la fanfare de gloire, 12
J'aurai le sac d'argent. 6
Je me sers de son nom, splendide et vain tapage, 12
110 Tombé dans mon berceau. 6
Le nain grimpe au géant. Je lui laisse sa page, 12
Mais j'en prends le verso. 6
Je me cramponne à lui ! C'est moi qui suis le maître. 12
J'ai pour sort et pour loi 6
115 De surnager sur lui dans l'histoire, ou peut-être 12
De l'engloutir sous moi. 6
Moi, chat-huant, je prends cet aigle dans ma serre. 12
Moi si bas, lui si haut, 6
Je le tiens ! je choisis son grand anniversaire ; 12
120 C'est le jour qu'il me faut. 6
Ce jour-là, je serai comme un homme qui monte 12
Le manteau sur ses yeux ; 6
Nul ne se doutera que j'apporte la honte 12
À ce jour glorieux ; 6
125 J'irai plus aisément saisir mon ennemie 12
Dans mes poings meurtriers ; 6
La France ce jour-là sera mieux endormie 12
Sur son lit de lauriers. » — 6
Alors il vint, cassé de débauches, l'œil terne, 12
130 Furtif, les traits pâlis, 6
Et ce voleur de nuit alluma sa lanterne 12
Au soleil d'Austerlitz ! 6
IV
Victoire ! il était temps, prince, que tu parusses ! 12
Les filles d'opéra manquaient de princes russes ; 12
135 Les révolutions apportent de l'ennui 12
Aux Jeannetons d'hier, Pamélas d'aujourd'hui ; 12
Dans don Juan qui s'effraie un Harpagon éclate : 12
Un maigre filet d'or sort de sa bourse plate ; 12
L'argent devenait rare aux tripots ; les journaux 12
140 Faisaient le vide autour des confessionnaux ; 12
Le sacré-cœur, mourant de sa mort naturelle, 12
Maigrissait ; les protêts, tourbillonnant en grêle, 12
Drus et noirs, aveuglaient le portier de Magnan ; 12
On riait aux sermons de l'abbé Ravignan ; 12
145 Plus de pur-sang piaffant aux portes des donzelles ; 12
L'hydre de l'anarchie apparaissait aux belles 12
Sous la forme effroyable et triste d'un cheval 12
De fiacre les traînant pour trente sous au bal. 12
La désolation était sur Babylone. 12
150 Mais tu surgis, bras fort ; tu te dresses, colonne ; 12
Tout renaît, tout revit, tout est sauvé. Pour lors 12
Les figurantes vont récolter des mylords ; 12
Tous sont contents, soudards, francs viveurs, gent dévote ; 12
Tous chantent, monseigneur l'archevêque, et Javotte. 12
155 Allons ! congratulons, triomphons, partageons ! 12
Les vieux partis, coiffés en ailes de pigeons, 12
Vont s'inscrire, adorant Mandrin chez son concierge. 12
Falstaff allume un punch, Tartufe brûle un cierge. 12
Vers l'Élysée en joie, où sonne le tambour, 12
160 Tous se hâtent ; Parieu, Montalembert, Sibour, 12
Rouher, cette catin, Troplong, cette servante ; 12
Grecs, juifs, quiconque a mis sa conscience en vente ; 12
Quiconque vole et ment cum privilegio ; 12
L'homme du bénitier, l'homme de l'agio ; 12
165 Quiconque est méprisable et désire être infâme ; 12
Quiconque, se jugeant dans le fond de son âme, 12
Se sent assez forçat pour être sénateur. 12
Myrmidon de César admire la hauteur. 12
Lui, fait la roue et trône au centre de la fête. 12
170 — Eh bien, messieurs, la chose est-elle un peu bien faite ? 12
Qu'en pense Papavoine et qu'en dit Loyola ? 12
Maintenant nous ferons voter ces drôles-là. 12
Partout en lettres d'or nous écrirons le chiffre. — 12
Gai ! tapez sur la caisse et soufflez dans le fifre ; 12
175 Braillez vos Salvum fac, messeigneurs ; en avant 12
Des églises, abri profond du Dieu vivant, 12
On dressera des mâts avec des oriflammes ; 12
Victoire ! venez voir les cadavres, mesdames. 12
V
Où sont-ils ? Sur les quais, dans les cours, sous les ponts ; 12
180 Dans l'égout, dont Maupas fait lever les tampons, 12
Dans la fosse commune affreusement accrue, 12
Sur le trottoir, au coin des portes, dans la rue, 12
Pêle-mêle entassés, partout ; dans les fourgons 12
Que vers la nuit tombante escortent les dragons, 12
185 Convoi hideux qui vient du Champ-de-Mars, et passe, 12
Et dont Paris tremblant s'entretient à voix basse. 12
Ô vieux mont des martyrs, hélas ! garde ton nom ! 12
Les morts sabrés, hachés, broyés par le canon, 12
Dans ce champ que la tombe emplit de son mystère, 12
190 Étaient ensevelis la tête hors de terre. 12
Cet homme les avait lui-même ainsi placés, 12
Et n'avait pas eu peur de tous ces fronts glacés. 12
Ils étaient là, sanglants, froids, la bouche entrouverte, 12
La face vers le ciel, blêmes dans l'herbe verte, 12
195 Effroyables à voir dans leur tranquillité, 12
Éventrés, balafrés, le visage fouetté 12
Par la ronce qui tremble au vent du crépuscule, 12
Tous, l'homme du faubourg qui jamais ne recule. 12
Le riche à la main blanche et le pauvre au bras fort, 12
200 La mère qui semblait montrer son enfant mort, 12
Cheveux blancs, tête blonde, au milieu des squelettes, 12
La belle jeune fille aux lèvres violettes, 12
Côte à côte rangés dans l'ombre au pied des ifs, 12
Livides, stupéfaits, immobiles, pensifs, 12
205 Spectres du même crime et des mêmes désastres, 12
De leur œil fixe et vide ils regardaient les astres. 12
Dès l'aube, on s'en venait chercher dans ce gazon 12
L'absent qui n'était pas rentré dans la maison ; 12
Le peuple contemplait ces têtes effarées ; 12
210 La nuit, qui de décembre abrège les soirées, 12
Pudique, les couvrait du moins de son linceul. 12
Le soir, le vieux gardien des tombes, resté seul, 12
Hâtait le pas parmi les pierres sépulcrales, 12
Frémissant d'entrevoir toutes ces faces pâles ; 12
215 Et, tandis qu'on pleurait dans les maisons en deuil, 12
L'âpre bise soufflait sur ces fronts sans cercueil, 12
L'ombre froide emplissait l'enclos aux murs funèbres 12
Ô morts, que disiez-vous à Dieu dans ces ténèbres ? 12
On eût dit en voyant ces morts mystérieux 12
220 Le cou hors de la terre et le regard aux cieux, 12
Que dans le cimetière où le cyprès frissonne, 12
Entendant le clairon du jugement qui sonne, 12
Tous ces assassinés s'éveillaient brusquement, 12
Qu'ils voyaient, Bonaparte, au seuil du firmament, 12
225 Amener devant Dieu ton âme horrible et fausse, 12
Et que, pour témoigner, ils sortaient de leur fosse. 12
Montmartre ! enclos fatal ! quand vient le soir obscur 12
Aujourd'hui le passant évite encor ce mur. 12
VI
Un mois après, cet homme allait à Notre-Dame. 12
230 Il entra le front haut ; la myrrhe et le cinname 12
Brûlaient : les tours vibraient sous le bourdon sonnant ; 12
L'archevêque était là, de gloire rayonnant ; 12
Sa chape avait été taillée en un suaire ; 12
Sur une croix dressée au fond du sanctuaire 12
235 Jésus avait été cloué pour qu'il restât. 12
Cet infâme apportait à Dieu son attentat. 12
Comme un loup qui se lèche après qu'il vient de mordre 12
Caressant sa moustache, il dit : — J'ai sauvé l'ordre ! 12
Anges, recevez-moi dans votre légion ! 12
240 J'ai sauvé la famille et la religion ! 12
Et dans son œil féroce où Satan se contemple, 12
On vit luire une larme… — Ô colonnes du temple ! 12
Abîmes qu'à Patmos vit s'entrouvrir saint Jean. 12
Cieux qui vîtes Néron, soleil qui vit Séjan, 12
245 Vents qui jadis meniez Tibère vers Caprée, 12
Et poussiez sur les flots sa galère dorée, 12
Ô souffles de l'aurore et du septentrion, 12
Dites si l'assassin dépasse l'histrion ! 12
VII
Toi qui bats de ton flux fidèle 8
250 La roche où j'ai ployé mon aile, 8
Vaincu, mais non pas abattu 8
Gouffre où l'air joue, où l'esquif sombre, 8
Pourquoi me parles-tu dans l'ombre ? 8
Ô sombre mer, que me veux-tu ? 8
255 Tu n'y peux rien ! Ronge tes digues, 8
Épands l'onde que tu prodigues, 8
Laisse-moi souffrir et rêver ; 8
Toutes les eaux de ton abîme, 8
Hélas ! passeraient sur ce crime, 8
260 Ô vaste mer, sans le laver ! 8
Je comprends, tu veux m'en distraire ; 8
Tu me dis : — Calme-toi, mon frère, 8
Calme-toi, penseur orageux ! 8
Mais toi-même alors, mer profonde, 8
265 Calme ton flot puissant qui gronde, 8
Toujours amer, jamais fangeux ! 8
Tu crois en ton pouvoir suprême, 8
Toi qu'on admire, toi qu'on aime, 8
Toi qui ressembles au destin, 8
270 Toi que les cieux ont azurée, 8
Toi qui, dans ton onde sacrée, 8
Laves l'étoile du matin ! 8
Tu me dis : — Viens, contemple, oublie ! 8
Tu me montres le mât qui plie, 8
275 Les blocs verdis, les caps croulants, 8
L'écume au loin, dans les décombres, 8
S'abattant sur les rochers sombres 8
Comme une troupe d'oiseaux blancs ; 8
La pêcheuse aux pieds nus qui chante, 8
280 L'eau bleue où fuit la nef penchante, 8
Le marin, rude laboureur, 8
Les hautes vagues en démence ; 8
Tu me montres ta grâce immense 8
Mêlée à ton immense horreur ; 8
285 Tu me dis : — Donne-moi ton âme ; 8
Proscrit, éteins en moi ta flamme, 8
Marcheur, jette aux flots ton bâton ; 8
Tourne vers moi ta vue ingrate. — 8
Tu me dis : — J'endormais Socrate ! — 8
290 Tu me dis : — J'ai calmé Caton ! 8
Non ! respecte l'âpre pensée, 8
L'âme du juste courroucée, 8
L'esprit qui songe aux noirs forfaits ! 8
Parle aux vieux rochers, tes conquêtes, 8
295 Et laisse en repos mes tempêtes ! 8
D'ailleurs, mer sombre, je te hais ! 8
Ô mer ! n'est-ce pas toi, servante ! 8
Qui traînes sur ton eau mouvante, 8
Parmi les vents et les écueils, 8
300 Vers Cayenne aux fosses profondes, 8
Ces noirs pontons qui sur tes ondes 8
Passent comme de grands cercueils ! 8
N'est-ce pas toi qui les emportes 8
Vers le sépulcre ouvrant ses portes, 8
305 Tous nos martyrs au front serein, 8
Dans la cale où manque la paille, 8
Où les canons pleins de mitraille, 8
Béants, passent leur cou d'airain ! 8
Et s'ils pleurent, si les tortures 8
310 Font fléchir ces hautes natures, 8
N'est-ce pas toi, gouffre exécré, 8
Qui te mêles à leur supplice, 8
Et qui, de ta rumeur complice, 8
Couvres leur cri désespéré ! 8
VIII
315 Voilà ce qu'on a vu ! l'histoire le raconte, 12
Et lorsqu'elle a fini pleure, rouge de honte… 12
Quand se réveillera la grande nation, 12
Quand viendra le moment de l'expiation, 12
Glaive des jours sanglants, oh ! ne sors pas de l'ombre ! 12
320 Non ! non ! il n'est pas vrai qu'en plus d'une âme sombre, 12
Pour châtier ce traître et cet homme de nuit, 12
À cette heure, ô douleur ! ta nécessité luit ! 12
Souvenirs où l'esprit grave et pensif s'arrête. 12
Gendarmes, sabre nu, conduisant la charrette, 12
325 Roulements des tambours, peuple criant : frappons ! 12
Foule encombrant les toits, les seuils, les quais, les ponts, 12
Grèves des temps passés, mornes places publiques 12
Où l'on entrevoyait des triangles obliques, 12
Oh ! ne revenez pas, lugubres visions ! 12
330 Ciel ! nous allions en paix devant nous, nous faisions 12
Chacun notre travail dans le siècle où nous sommes, 12
Le poète chantait l'œuvre immense des hommes, 12
La tribune parlait avec sa grande voix, 12
On brisait échafauds, trônes, carcans, pavois, 12
335 Chaque jour décroissaient la haine et la souffrance, 12
Le genre humain suivait le progrès saint, la France 12
Marchait devant avec sa flamme sur le front, 12
Ces hommes sont venus ! Lui, ce vivant affront, 12
Lui, ce bandit qu'on lave avec l'huile du sacre ! 12
340 Ils sont venus, portant le deuil et le massacre, 12
Le meurtre, les linceuls, le fer, le sang, le feu ; 12
Ils ont semé cela sur l'avenir, grand Dieu ! 12
Et maintenant, pitié, voici que tu tressailles 12
À ces mots effrayants : vengeance ! représailles ! 12
345 Et moi, proscrit qui saigne aux ronces des chemins, 12
Triste, je rêve et j'ai mon front dans mes deux mains, 12
Et je sens, par instants, d'une aile hérissée 12
Dans les jours qui viendront s'enfoncer ma pensée ! 12
Géante aux chastes yeux, à l'ardente action, 12
350 Que jamais on ne voie, ô Révolution, 12
Devant ton fier visage où la colère brille, 12
L'Humanité, tremblante et te criant : ma fille ! 12
Et couvrant de son corps même les scélérats, 12
Se traîner à tes pieds en se tordant les bras ! 12
355 Ah ! tu respecteras cette douleur amère, 12
Et tu t'arrêteras, vierge, devant la mère ! 12
Ô travailleur robuste, ouvrier demi-nu, 12
Moissonneur envoyé par Dieu même, et venu 12
Pour faucher en un jour dix siècles de misère, 12
360 Sans peur, sans pitié, vrai, formidable et sincère, 12
Égal par la stature au colosse romain, 12
Toi qui vainquis l'Europe et qui pris dans ta main 12
Les rois, et les brisas les uns contre les autres, 12
Né pour clore les temps d'où sortirent les nôtres, 12
365 Toi qui par la terreur sauvas la liberté, 12
Toi qui portes ce nom sombre : Nécessité, 12
Dans l'histoire où tu luis comme en une fournaise, 12
Reste seul à jamais, Titan quatre-vingt-treize ! 12
Rien d'aussi grand que toi ne viendrait après toi. 12
370 D'ailleurs, né d'un régime où dominait l'effroi, 12
Ton éducation sur ta tête affranchie 12
Pesait, et malgré toi, fils de la monarchie, 12
Nourri d'enseignements et d'exemples mauvais, 12
Comme elle tu versas le sang ; tu ne savais 12
375 Que ce qu'elle t'avait appris : Le mal, la peine, 12
La loi de mort mêlée avec la loi de haine ; 12
Et jetant bas tyrans, parlements, rois, Capets, 12
Tu te levais contre eux et comme eux tu frappais. 12
Nous, grâce à toi, géant qui gagnas notre cause, 12
380 Fils de la liberté, nous savons autre chose. 12
Ce que la France veut pour toujours désormais, 12
C'est l'amour rayonnant sur ses calmes sommets, 12
La loi sainte du Christ, la fraternité pure. 12
Ce grand mot est écrit dans toute la nature : 12
385 Aimez-vous ! aimez-vous ! — Soyons frères ; ayons 12
L'œil fixé sur l'Idée, ange aux divins rayons. 12
L'Idée à qui tout cède et qui toujours éclaire 12
Prouve sa sainteté même dans sa colère, 12
Elle laisse toujours les principes debout. 12
390 Être vainqueurs, c'est peu, mais rester grands, c'est tout. 12
Quand nous tiendrons ce traître, abject, frissonnant, blême, 12
Affirmons le progrès dans le châtiment même ; 12
La honte, et non la mort. — Peuples, couvrons d'oubli 12
L'affreux passé des rois, pour toujours aboli, 12
395 Supplices, couperets, billots, gibets, tortures ! 12
Hâtons l'heure promise aux nations futures 12
Où, calme et souriant aux bons, même aux ingrats, 12
La Concorde, serrant les hommes dans ses bras, 12
Penchera sur nous tous sa tête vénérable ! 12
400 Oh ! qu'il ne soit pas dit que, pour ce misérable, 12
Le monde en son chemin sublime a reculé ! 12
Que Jésus et Voltaire auront en vain parlé ! 12
Qu'il n'est pas vrai qu'après tant d'effort et de peine, 12
Notre époque ait enfin sacré la vie humaine, 12
405 Hélas ! et qu'il suffit d'un moment indigné 12
Pour perdre le trésor par les siècles gagné ! 12
On peut être sévère et de sang économe. 12
Oh ! qu'il ne soit pas dit qu'à cause de cet homme, 12
La guillotine au noir panier, qu'avec dégoût 12
410 Février avait prise et jetée à l'égout, 12
S'est réveillée avec les bourreaux dans leurs bouges, 12
A ressaisi sa hache entre ses deux bras rouges, 12
Et, dressant son poteau dans les tombes scellé, 12
Sinistre, a reparu sous le ciel étoilé ! 12
IX
415 Toi qu'aimait Juvénal, gonflé de lave ardente, 12
Toi dont la clarté luit dans l'œil fixe de Dante, 12
Muse Indignation ! Viens, dressons maintenant, 12
Dressons sur cet empire heureux et rayonnant, 12
Et sur cette victoire au tonnerre échappée, 12
420 Assez de piloris pour faire une épopée ! 12
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