Métrique en Ligne
HUG_16/HUG245
Victor HUGO
LES VOIX INTÉRIEURES
1837
À DES OISEAUX ENVOLÉS
XXII
Enfants ! — Oh ! revenez ! tout à l'heure, imprudent, 12
je vous ai de ma chambre exilés en grondant, 12
Rauque et tout hérissé de paroles morose. 12
Et qu'aviez-vous donc fait, bandits aux lèvres roses ? 12
5 Quel crime ? Quel exploit ? Quel forfait insensé ? 12
Quel vase du japon en mille éclats brisé ? 12
Quel vieux portrait crevé ? Quel beau missel gothique 12
Enrichi par vos mains d'un dessin fantastique ? 12
Non, rien de tout cela. Vous aviez seulement, 12
10 Ce matin, restés seuls dans ma chambre un moment, 12
Pris, parmi ces papiers que mon esprit colore, 12
Quelques vers, groupe informe, embryons près d'éclore, 12
Puis vous les aviez mis, prompts à vous accorder, 12
Dans le feu, pour jouer, pour voir, pour regarder 12
15 Dans une cendre noire errer des étincelles, 12
Comme brillent sur l'eau de nocturnes nacelles, 12
Ou comme, de fenêtre en fenêtre, on peut voir 12
Des lumières courir dans les maisons le soir. 12
Voilà tout. Vous jouiez et vous croyiez bien faire. 12
20 Belle perte, en effet ! beau sujet de colère ! 12
Une strophe, mal née au doux bruit de vos jeux, 12
Qui remuait les mots d'un vol trop orageux ! 12
Une ode qui chargeait d'une rime gonflée 12
Sa stance paresseuse en marchant essoufflée ! 12
25 De lourds alexandrins l'un sur l'autre enjambant 12
Comme des écoliers qui sortent de leur banc ! 12
Un autre eût dit : — Merci ! Vous ôtez une proie 12
Au feuilleton méchant qui bondissait de joie 12
Et d'avance poussait des rires infernaux 12
30 Dans l'antre qu'il se creuse au bas des grands journaux 12
Moi, je vous ai grondés. Tort grave et ridicule ! 12
Nains charmants que n'eût pas voulu fâcher Hercule, 12
Moi, je vous ai fait peur. J'ai, rêveur triste et dur, 12
Reculé brusquement ma chaise jusqu'au mur, 12
35 Et, vous jetant ces noms dont l'envieux vous nomme, 12
J'ai dit : — Allez-vous-en ! laissez-moi seul ! — Pauvre homme ! 12
Seul ! le beau résultat ! le beau triomphe ! seul ! 12
Comme on oublie un mort roulé dans son linceul, 12
Vous m'avez laissé là, l'œil fixé sur ma porte, 12
40 Hautain, grave et puni. — Mais vous, que vous importe ! 12
Vous avez retrouvé dehors la liberté, 12
Le grand air, le beau parc, le gazon souhaité, 12
L'eau courante où l'on jette une herbe à l'aventure, 12
Le ciel bleu, le printemps, la sereine nature, 12
45 Ce livre des oiseaux et des bohémiens, 12
Ce poème de Dieu qui vaut mieux que les miens, 12
Où l'enfant peut cueillir la fleur, strophe vivante, 12
Sans qu'une grosse voix tout à coup l'épouvante ! 12
Moi, je suis resté seul, toute joie ayant fui, 12
50 Seul avec ce pédant qu'on appelle l'ennui. 12
Car, depuis le matin assis dans l'antichambre, 12
Ce docteur, né dans Londre, un dimanche, en décembre, 12
Qui ne vous aime pas, ô mes pauvres petits, 12
Attendait pour entrer que vous fussiez sortis. 12
55 Dans l'angle où vous jouiez il est là qui soupire, 12
Et je le vois bâiller, moi qui vous voyais rire ! 12
Que faire ? lire un livre ? oh non ! — Dicter des vers ? 12
À quoi bon ? — Émaux bleus ou blancs, céladons verts, 12
Sphère qui fait tourner tout le ciel sur son axe, 12
60 Les beaux insectes peints sur mes tasses de Saxe, 12
Tout m'ennuie, et je pense à vous. En vérité, 12
Vous partis, j'ai perdu le soleil, la gaîté, 12
Le bruit joyeux qui fait qu'on rêve, le délire 12
De voir le tout petit s'aider du doigt pour lire, 12
65 Les fronts pleins de candeur qui disent toujours oui, 12
L'éclat de rire franc, sincère, épanoui, 12
Qui met subitement des perles sur les lèvres, 12
Les beaux grands yeux naïfs admirant mon vieux Sèvres, 12
La curiosité qui cherche à tour savoir, 12
70 Et les coudes qu'on pousse en disant : Viens donc voir ! 12
Oh ! certes, les esprits, les sylphes et les fées 12
Que le vent dans ma chambre apporte par bouffées, 12
Les gnomes accroupis là-haut, près du plafond, 12
Dans les angles obscurs que mes vieux livres font, 12
75 Les lutins familiers, nains à la longue échine, 12
Qui parlent dans les coins à mes vases de Chine. 12
Tout l'invisible essaim de ces démons joyeux 12
A dû rire aux éclats, quand là, devant leurs yeux, 12
Ils vous ont vus saisir dans la boîte aux ébauches 12
80 Ces hexamètres nus, boiteux, difformes, gauches, 12
Les traîner au grand jour, pauvres hiboux fâchés, 12
Et puis, battant des mains, autour du feu penchés, 12
De tout ces corps hideux soudain tirant une âme, 12
Avec ces vers si laids faire une belle flamme ! 12
85 Espiègles radieux que j'ai fait envoler, 12
Oh ! revenez ici chanter, danser, parler, 12
Tantôt, groupe folâtre, ouvrir un gros volume, 12
Tantôt courir, pousser mon bras qui tient ma plume, 12
Et faire dans le vers que je viens retoucher 12
90 Saillir soudain un angle aigu comme un clocher 12
Qui perce tout à coup un horizon de plaines. 12
Mon âme se réchauffe à vos douces haleines. 12
Revenez près de moi, souriant de plaisir, 12
Bruire et gazouiller, et sans peur obscurcir 12
95 Le vieux livre où je lis de vos ombres penchées, 12
Folles têtes d'enfants ! gaîtés effarouchées ! 12
J'en conviens, j'avais tort, et vous aviez raison. 12
Mais qui n'a quelquefois grondé hors de saison ? 12
Il faut être indulgent. Nous avons nos misères. 12
100 Les petits pour les grands ont tort d'être sévères. 12
Enfants ! chaque matin, votre âme avec amour 12
S'ouvre à la joie ainsi que la fenêtre au jour. 12
Beau miracle, vraiment, que l'enfant, gai sans cesse, 12
Ayant tout le bonheur, ait toute la sagesse ! 12
105 Le destin vous caresse en vos commencements. 12
Vous n'avez qu'à jouer et vous êtes charmants. 12
Mais nous, nous qui pensons, nous qui vivons, nous somme 12
Hargneux, tristes, mauvais, ô mes chers petits hommes ! 12
On a ses jours d'humeur, de déraison, d'ennui. 12
110 Il pleuvait ce matin. Il fait froid aujourd'hui. 12
Un nuage mal fait dans le ciel tout à l'heure 12
A passé. Que nous veut cette cloche qui pleure ? 12
Puis on a dans le cœur quelque remords. Voilà 12
Ce qui nous rend méchants. Vous saurez tout cela, 12
115 Quand l'âge à votre tour ternira vos visages, 12
Quand vous serez plus grands, c'est-à-dire moins sages. 12
J'ai donc eu tort. C'est dit. Mais c'est assez punir, 12
Mais il faut pardonner, mais il faut revenir. 12
voyons, faisons la paix, je vous prie à mains jointes. 12
120 Tenez, crayons, papiers, mon vieux compas sans pointes, 12
Mes laques et mes grès, qu'une vitre défend, 12
Tous ces hochets de l'homme enviés par l'enfant, 12
Mes gros chinois ventrus faits comme des concombres, 12
Mon vieux tableau trouvé sous d'antiques décombres, 12
125 Je vous livrerai tout, vous toucherez à tout ! 12
Vous pourrez sur ma table être assis ou debout, 12
Et chanter, et traîner, sans que je me récrie, 12
Mon grand fauteuil de chêne et de tapisserie, 12
Et sur mon banc sculpté jeter tous à la fois 12
130 Vos jouets anguleux qui déchirent le bois ! 12
Je vous laisserai même, et gaîment, et sans crainte, 12
O prodige ! en vos mains tenir ma bible peinte, 12
Que vous n'avez touchée encor qu'avec terreur, 12
Où l'on voit Dieu le père en habit d'empereur ! 12
135 Et puis, brûlez les vers dont ma table est semée, 12
Si vous tenez à voir ce qu'ils font de fumée ! 12
Brûlez ou déchirez ! — Je serais moins clément 12
Si c'était chez Méry, le poète charmant, 12
Que Marseille la grecque, heureuse et noble ville, 12
140 Blonde fille d'Homère, a fait fils de Virgile. 12
Je vous dirais : — « Enfants, ne touchez que des yeux 12
À ces vers qui demain s'envoleront aux cieux. 12
Ces papiers, c'est le nid, retraite caressée, 12
Où du poète ailé rampe encor la pensée. 12
145 Oh ! n'en approchez pas ! car les vers nouveau-nés, 12
Au manuscrit natal encore emprisonnés, 12
Souffrent entre vos mains innocemment cruelles. 12
Vous leur blessez le pied, vous leur froissez les ailes ; 12
Et, sans vous en douter, vous leur faites ces maux 12
150 Que les petits enfants font aux petits oiseaux. » — 12
Mais qu'importe les miens ! — Toute ma poésie, 12
C'est vous, et mon esprit suit votre fantaisie. 12
Vous êtes les reflets et les rayonnements 12
Dont j'éclaire mon vers si sombre par moments. 12
155 Enfants, vous dont la vie est faite d'espérance, 12
Enfants, vous dont la joie est faite d'ignorance, 12
Vous n'avez pas souffert et vous ne savez pas, 12
Quand la pensée en nous a marché pas à pas, 12
Sur le poète morne et fatigué d'écrire 12
160 Quelle douce chaleur répand votre sourire ! 12
Combien il a besoin, quand sa tête se rompt, 12
De la sérénité qui luit sur votre front ; 12
Et quel enchantement l'enivre et le fascine, 12
Quand le charmant hasard de quelque cour voisine, 12
165 Où vous vous ébattez sous un arbre penchant, 12
Mêle vos joyeux cris à son douloureux chant ! 12
Revenez donc, hélas ! revenez dans mon ombre, 12
Si vous ne voulez pas que je sois triste et sombre, 12
Pareil, dans l'abandon où vous m'avez laissé, 12
170 Au pêcheur d'Étretat, d'un long hiver lassé, 12
Qui médite appuyé sur son coude, et s'ennuie 12
De voir à sa fenêtre un ciel rayé de pluie. 12
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