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HUG_16/HUG228
Victor HUGO
LES VOIX INTÉRIEURES
1837
DIEU EST TOUJOURS LÀ
V
I
Quand l'été vient, le pauvre adore ! 8
L'été, c'est la saison de feu, 8
C'est l'air tiède et la fraîche aurore ; 8
L'été, c'est le regard de Dieu. 8
5 L'été, la nuit bleue et profonde 8
S'accouple au jour limpide et clair ; 8
Le soir est d'or, la plaine est blonde ; 8
On entend des chansons dans l'air. 8
L'été, la nature éveillée 8
10 Partout se répand en tous sens, 8
Sur l'arbre en épaisse feuillée, 8
Sur l'homme en bienfaits caressants. 8
Tout ombrage alors semble dire : 8
Voyageur, viens te reposer ! 8
15 Elle met dans l'aube un sourire, 8
Elle met dans l'onde un baiser. 8
Elle cache et recouvre d'ombre, 8
Loin du monde sourd et moqueur, 8
Une lyre dans le bois sombre, 8
20 Une oreille dans notre cœur ! 8
Elle donne vie et pensée 8
Aux pauvres de l'hiver sauvés, 8
Du soleil à pleine croisée, 8
Et le ciel pur qui dit : Vivez ! 8
25 Sur les chaumières dédaignées 8
Par les maîtres et les valets, 8
Joyeuse, elle jette à poignées 8
Les fleurs qu'elle vend aux palais. 8
Son luxe aux pauvres seuils s'étale. 8
30 Ni les parfums ni les rayons 8
N'ont peur, dans leur candeur royale, 8
De se salir à des haillons. 8
Sur un toit où l'herbe frissonne 8
Le jasmin veut bien se poser. 8
35 Le lys ne méprise personne, 8
Lui qui pourrait tout mépriser ! 8
Alors la masure où la mousse 8
Sur l'humble chaume a débordé 8
Montre avec une fierté douce 8
40 Son vieux mur de roses brodé. 8
L'aube alors de clartés baignée, 8
Entrant dans le réduit profond, 8
Dore la toile d'araignée 8
Entre les poutres du plafond. 8
45 Alors l'âme du pauvre est pleine. 8
Humble, il bénit ce Dieu lointain 8
Dont il sent la céleste haleine 8
Dans tous les souffles du matin ! 8
L'air le réchauffe et le pénètre. 8
50 Il fête le printemps vainqueur. 8
Un oiseau chante à sa fenêtre, 8
La gaîté chante dans son cœur ! 8
Alors, si l'orphelin s'éveille, 8
Sans toit, sans mère et priant Dieu, 8
55 Une voix lui dit à l'oreille : 8
« Eh bien ! viens sous mon dôme bleu ! 8
Le Louvre est égal aux chaumières 8
Sous ma coupole de saphirs. 8
Viens sous mon ciel plein de lumières, 8
60 Viens sous mon ciel plein de zéphirs ! 8
J'ai connu ton père et ta mère 8
Dans leurs bons et leurs mauvais jours. 8
Pour eux la vie était amère, 8
Mais moi je fut douce toujours. 8
65 C'est moi qui sur leur sépulture 8
Ai mis l'herbe qui la défend. 8
Viens, je suis la grande nature ! 8
Je suis l'aïeule, et toi l'enfant. 8
Viens, j'ai des fruits d'or, j'ai des roses, 8
70 J'en remplirai tes petits bras, 8
Je te dirai de douces choses, 8
Et peut-être tu souriras ! 8
Car je voudrais te voir sourire, 8
Pauvre enfant si triste et si beau ! 8
75 Et puis tout bas j'irais le dire 8
À ta mère dans son tombeau ! » 8
Et l'enfant à cette voix tendre, 8
De la vie oubliant le poids, 8
Rêve et se hâte de descendre 8
80 Le long des coteaux dans les bois. 8
Là du plaisir tout a la forme ; 8
L'arbre a des fruits, l'herbe a des fleurs ; 8
Il entend dans le chêne énorme 8
Rire les oiseaux querelleurs. 8
85 Dans l'onde, il mire son visage ; 8
Tout lui parle ; adieu son ennui ! 8
Le buisson l'arrête au passage, 8
Et le caillou joue avec lui. 8
Le soir, point d'hôtesse cruelle 8
90 Qui l'accueille d'un front hagard. 8
Il trouve l'étoile si belle 8
Qu'il s'endort à son doux regard ! 8
— Oh ! qu'en dormant rien ne t'oppresse ! 8
Dieu sera là pour ton réveil ! — 8
95 La lune vient qui le caresse 8
Plus doucement que le soleil. 8
Car elle a de plus molles trêves 8
Pour nos travaux et nos douleurs. 8
Elle fait éclore nos rêves, 8
100 Lui ne fait naître que les fleurs ! 8
Oh ! quand la fauvette dérobe 8
Son nid sous les rameaux penchants, 8
Lorsqu'au soleil séchant sa robe 8
Mai tout mouillé rit dans les champs 8
105 J'ai souvent pensé dans mes veilles 8
Que la nature au front sacré 8
Dédiait tout bas ses merveilles 8
À ceux qui l'hiver ont pleuré ! 8
Pour tous et pour le méchant même 8
110 Elle est bonne, Dieu le permet, 8
Dieu le veut, mais surtout elle aime 8
Le pauvre que Jésus aimait ! 8
Toujours sereine et pacifique, 8
Elle offre à l'auguste indigent 8
115 Des dons de reine magnifique, 8
Des soins d'esclave intelligent ! 8
A-t-il faim ? au fruit de la branche 8
Elle dit : — Tombe, ô fruit vermeil ! 8
A-t-il soif ? — Que l'onde s'épanche ! 8
120 A-t-il froid ? — Lève-toi, soleil ! 8
II
Mais hélas ! juillet fait sa gerbe ; 8
L'été, lentement effacé, 8
Tombe feuille à feuille dans l'herbe 8
Et jour à jour dans le passé. 8
125 Puis octobre perd sa dorure ; 8
Et les bois dans les lointains bleus 8
Couvrent de leur rousse fourrure 8
L'épaule des coteaux frileux. 8
L'hiver des nuages sans nombre 8
130 Sort, et chasse l'été du ciel, 8
Pareil au temps, ce faucheur sombre 8
Qui suit le semeur éternel ! 8
Le pauvre alors s'effraie te prie. 8
L'hiver, hélas ! c'est Dieu qui dort ; 8
135 C'est la faim livide et maigrie 8
Qui tremble auprès du foyer mort ! 8
Il croit voir une main de marbre 8
Qui, mutilant le jour obscur, 8
Retire tous les fruits de l'arbre 8
140 Et tous les rayons de l'azur. 8
Il pleure, la nature est morte ! 8
O rude hiver ! ô dure loi ! 8
Soudain un ange ouvre sa porte 8
Et dit en souriant : C'est moi ! 8
145 Cet ange qui donne et qui tremble, 8
C'est l'aumône aux yeux de douceur, 8
Au front crédule, et qui ressemble 8
À la foi dont elle est la sœur ! 8
Je suis la Charité, l'amie 8
150 Qui se réveille avant le jour, 8
Quand la nature est rendormie, 8
Et que dieu m'a dit : À ton tour ! 8
« Je viens visiter ta chaumière 8
Veuve de l'été si charmant ! 8
155 Je suis fille de la prière. 8
J'ai des mains qu'on ouvre aisément. 8
« J'accours, car la saison est dure, 8
J'accours, car l'indigent a froid » 8
J'accours, car la tiède verdure 8
160 Ne fait plus d'ombre sur le toit ! 8
« Je prie, et jamais je n'ordonne. 8
Chère à tout homme quel qu'il soit, 8
Je laisse la joie à qui donne 8
Et je l'apporte à qui reçoit. » 8
165 O figure auguste et modeste, 8
Où le Seigneur mêla pour nous 8
Ce que l'ange a de plus céleste, 8
Ce que la femme a de plus doux ! 8
Au lit du vieillard solitaire 8
170 Elle penche un front gracieux, 8
et rien n'est plus beau sur la terre 8
Et rien n'est plus grand sous les cieux, 8
Lorsque, réchauffant leurs poitrines 8
Entre ses genoux triomphants, 8
175 Elle tient dans ses mains divines 8
Les pieds nus des petits enfants ! 8
Elle va dans chaque masure, 8
Laissant au pauvre réjoui 8
Le vin, le pain frais, l'huile pure, 8
180 Et le courage épanoui ! 8
Et le feu ! le beau feu folâtre, 8
À la pourpre ardente pareil, 8
Qui fait qu'amené devant l'âtre 8
L'aveugle croit rire au soleil ! 8
185 Puis elle cherche au coin des bornes, 8
Transis par la froide vapeur, 8
Ces enfants qu'on voit nus et mornes 8
Et se mourant avec stupeur. 8
Oh ! voilà surtout ceux qu'elle aime ! 8
190 Faibles fronts dans l'ombre engloutis ! 8
Parés d'un triple diadème, 8
Innocents, pauvres et petits ! 8
Ils sont meilleurs que nous ne sommes ! 8
Elle leur donne en même temps, 8
195 Avec le pain qu'il faut aux hommes, 8
Le baiser qu'il faut aux enfants ! 8
Tandis que leur faim secourue 8
Mange ce pain de pleurs noyé, 8
Elle étend sur eux dans la rue 8
200 Son bras de passants coudoyé. 8
Et si, le front dans la lumière, 8
Un riche passe en ce moment, 8
Par le bord de sa robe altière 8
Elle le tire doucement ! 8
205 Puis pour eux elle prie encore 8
La grande foule au cœur étroit, 8
La foule qui, dès qu'on l'implore, 8
S'en va comme l'eau qui décroît ! 8
« — Oh ! malheureux celui qui chante 8
210 Un chant joyeux, peut-être impur, 8
Pendant que la bise méchante 8
Mord un pauvre enfant sous son mur ! 8
Oh ! la chose triste et fatale, 8
Lorsque chez le riche hautain 8
215 Un grand feu tremble dans la salle, 8
Reflété par un grand festin, 8
De voir, quand l'orgie enrouée 8
Dans la pourpre s'égaie et rit, 8
À peine une toile trouée 8
220 Sur les membres de Jésus-Christ ! 8
Oh ! donnez-moi pour que je donne ! 8
J'ai des oiseaux nus dans mon nid. 8
Donnez, méchants, Dieu vous pardonne ! 8
Donnez, ô bons, Dieu vous bénit ! 8
225 Heureux ceux que mon zèle enflamme ! 8
Qui donne au pauvres prête à Dieu. 8
Le bien qu'on fait parfume l'âme ; 8
On s'en souvient toujours un peu ! 8
Le soir, au seuil de sa demeure, 8
230 Heureux celui qui sait encor 8
Ramasser un enfant qui pleure, 8
Comme un avare un sequin d'or ! 8
Le vrai trésor rempli de charmes, 8
C'est un groupe pour vous priant 8
235 D'enfants qu'on a trouvés en larmes 8
Et qu'on a laissés souriant ! 8
Les biens que je donne à qui m'aime, 8
Jamais Dieu ne les retira. 8
L'or que sur le pauvre je sème 8
240 Pour le riche au ciel germera ! » 8
III
Oh ! que l'été brille ou s'éteigne, 8
Pauvres, ne désespérez pas ! 8
Le Dieu qui souffrit et qui règne 8
A mis ses pieds où sont vos pas ! 8
245 Pour vous couvrir il se dépouille ; 8
Bon même pour l'homme fatal 8
Qui, comme l'airain dans la rouille, 8
Va s'endurcissant dans le mal ! 8
Tendre, même durant l'absinthe, 8
250 Pour l'impie au regard obscur 8
Qui l'insulte sans plus de crainte 8
Qu'un passant qui raie un vieux mur ! 8
Ils ont beau traîner sur les claies 8
Ce Dieu mort dans leur abandon ; 8
255 Ils ne font couler de ses plaies 8
Qu'un intarissable pardon. 8
Il n'est pas l'aigle altier qui vole, 8
Ni le grand lion ravisseur ; 8
Il compose son auréole 8
260 D'une lumineuse douceur ! 8
Quand sur nous une chaîne tombe, 8
Il la brise anneau par anneau. 8
Pour l'esprit il se fait colombe, 8
Pour le cœur il se fait agneau ! 8
265 Vous pour qui la vie est mauvaise, 8
Espérez ! il veille sur vous ! 8
Il sait bien ce que cela pèse, 8
Lui qui tomba sur ses genoux ! 8
Il est le Dieu de l'évangile ; 8
270 Il tient votre cœur dans sa main, 8
Et c'est une chose fragile 8
Qu'il ne veut pas briser, enfin ! 8
Lorsqu'il est temps que l'été meure 8
Sous l'hiver sombre et solennel, 8
275 Même à travers le ciel qui pleure 8
On voit son sourire éternel ! 8
Car sur les familles souffrantes, 8
L'hiver, l'été, la nuit, le jour, 8
Avec des urnes différentes 8
280 Dieu verse à grands flots son amour ! 8
Et dans ses bontés éternelles 8
Il penche sur l'humanité 8
Ces mères au triples mamelles, 8
La nature et la charité. 8
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