Métrique en Ligne
HUG_15/HUG5
Victor HUGO
PREMIÈRES PUBLICATIONS
(à l'exception des pièces recueillies dans les Odes et Ballades)
1819-1820
ÉPÎTRE A BRUTUS
LES VOUS ET LES TU
Quien baga aplicaciones
Con su pan se Io coma.
(YRIARTE.)
Brutus, te souvient-il, dis-moi, 8
Du temps où, las de ta livrée, 8
Tu vins, en veste déchirée, 8
Te joindre à ce bon peuple-roi 8
5 Fier de sa majesté sacrée 8
Et formé de gueux comme toi ? 8
Dans ce beau temps de république, 8
Boire et jurer fut ton emploi ; 8
Ton bonnet, ton jargon cynique, 8
10 Ton air sombre inspiraient l'effroi ; 8
Et, plein d'un feu patriotique, 8
Pour gagner le laurier civique, 8
Tous nos hameaux t'ont vu, je crois, 8
Fraterniser à coups de pique 8
15 Et piller au nom de la loi. 8
Las ! l'autre jour, monsieur le prince, 8
Pour vous parler des intérêts 8
D'un vieil ami de ma province, 8
J'entrai dans votre beau palais. 8
20 D'abord, je fis, de mon air mince, 8
Rire un régiment de valets ; 8
Votre Suisse, à ma révérence, 8
Répondit par un fier souris 8
Et quatre mots dont l'insolence 8
25 Fut bien tout ce que j'en compris. 8
Tout le long d'une cour immense, 8
J'essuyai l'orgueilleux mépris 8
Des jokeys de Votre Excellence ; 8
Enfin pour attendre audience, 8
30 Je pénétrai sous vos lambris. 8
Là, je vis un vieux militaire 8
Qui, redemandant ses drapeaux, 8
Allait recevoir pour salaire 8
Et l'indigence et le repos. 8
35 Plus loin, c'était un doctrinaire 8
S'obstinant sans cesse à se taire 8
Pour ne pas perdre son pathos, 8
Qu'il vend fort cher au ministère : 8
Une perruque à trois marteaux 8
40 Cachait assez mal la figure 8
D'un ancien brûleur de châteaux 8
Qui voulait une préfecture. 8
Pour moi, j'étais à la torture ; 8
Méprisé de ces grands esprits, 8
45 Il fallut souffrir, sans murmure, 8
Que l'un de vos chiens favoris 8
Laissât en passant son ordure 8
Sur l'habit qui fait ma parure, 8
Et dont je dois encor le prix. 8
50 Enfin mon tour vient ; je m'élance, 8
Et l'huissier de Votre Grandeur 8
Me fait traverser en silence 8
Quatre salons dont l'élégance 8
Égalait seule la splendeur. 8
55 Bientôt, Monseigneur, plein de joie, 8
Je vois sur des carreaux de soie 8
Votre Altesse en son cabinet, 8
Portant sur son sein, avec gloire, 8
Un beau cordon, brillant de moire, 8
60 De la couleur de ton bonnet. 8
« Eh bien, cher Brutus !… » Mais je pense 8
Que tu ne me reconnus pas, 8
Car, à ces mots, Votre Excellence, 8
Vers la porte faisant trois pas, 8
65 Y mit sa vieille connaissance. 8
Ah ! Monseigneur, sur votre seuil 8
Ne craignez plus qu'on se hasarde, 8
J'aime mieux mon humble mansarde 8
Qu'un hôtel qu'habite l'orgueil. 8
70 Moi, je m'estime, et je regarde 8
Les sots et les fous du même œil. 8
Je ris, courbé sur mon pupitre, 8
Quand, troublant mon pauvre séjour, 8
Ce char, qui fait trembler ma vitre, 8
75 Porte Votre Altesse à la cour 8
Du roi, qui dut, à si bon titre, 8
Te faire pendre à ton retour. 8
Dès que la bise de décembre 8
Souffle la neige sur mes toits, 8
80 Je vais, pour ménager mon bois, 8
M'installer gaîment dans la chambre. 8
Là, Monseigneur, je ris tout bas 8
Lorsqu'en de pénibles débats, 8
Craignant quelque langue importune, 8
85 Votre Excellence, avec fracas, 8
Court pérorer à la tribune. 8
Las ! en termes moins arrondis, 8
Brutus, je t'entendais jadis 8
Déraisonner à la Commune. 8
90 Je ris encor, quand un badaud 8
Vante vos discours, votre style ; 8
Trop souvent sans peine un lourdaud 8
Passe ainsi partout pour habile. 8
Or il convient qu'en son haut rang 8
95 Votre Altesse ait un secrétaire ; 8
Car ton père, rustre ignorant, 8
Ne t'a point appris la grammaire. 8
Monsieur le prince, toutefois, 8
Votre savoir passe en proverbe ; 8
100 Vos festins sont dignes des rois, 8
Vos cadeaux sont d'un goût superbe ; 8
Homme d'état, votre talent 8
Éclate en vos moindres saillies, 8
Et si vous dites des folies, 8
105 Vous les dites d'un ton galant : 8
Quant à moi, je ris en silence ; 8
Car puisqu'aujourd'hui l'opulence 8
Donne tout, grâce, esprit, vertus, 8
Les bons mots de Votre Excellence 8
110 Étaient les jurons de Brutus. 8
Mais je vois à votre colère, 8
Qu'en répétant ce nom bourgeois, 8
Dont vous étiez fier autrefois, 8
J'ai le malheur de vous déplaire. 8
115 Vous n'entendrez donc plus ma voix 8
Adieu, Monseigneur ; sans rancune. 8
Briguez les sourires des rois 8
Et les faveurs de la fortune : 8
Pour moi, je n'en attends aucune. 8
120 Ma bourse, vide tous les mois, 8
Me force à changer de retraites ; 8
Vous, dans un poste hasardeux, 8
Tâchez de rester où vous êtes, 8
Et puissions-nous vivre tous deux, 8
125 Vous sans remords, et moi sans dettes ! 8
Excusez si, parfois encor, 8
J'ose rire de la bassesse 8
De ces seigneurs tout brillants d'or, 8
Dont la foule à grands flots vous presse, 8
130 Lorsqu'entrant, d'un air de noblesse, 8
Dans les salons éblouissants 8
Du pouvoir et de la richesse, 8
L'illustre pied de Votre Altesse 8
Vient salir ces parquets glissants 8
135 Que tu frottais dans ta jeunesse. 8
ARISTIDE.
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