Métrique en Ligne
HUG_14/HUG194
Victor HUGO
Les Chants du Crépuscule
1835
X
À L'HOMME QUI A LIVRÉ UNE FEMME
O honte ! ce n'est pas seulement cette femme, 12
Sacrée alors pour tous, faible cœur, mais grande âme, 12
Mais c'est lui, c'est son nom dans l'avenir maudit, 12
Ce sont les cheveux blancs de son père interdit, 12
5 C'est la pudeur publique en face regardée 12
Tandis qu'il s'accouplait à son infâme idée, 12
C'est l'honneur, c'est la foi, la pitié, le serment, 12
Voilà ce que ce juif a vendu lâchement ! 12
Juif ! les impurs traitants à qui l'on vend son âme 12
10 Attendront bien long-temps avant qu'un plus infâme 12
Vienne réclamer d'eux, dans quelque jour d'effroi, 12
Le fond du sac plein d'or qu'on fit vomir sur toi ! 12
Ce n'est pas même un juif! C'est un payen immonde, 12
Un renégat, l'opprobre et le rebut du monde, 12
15 Un fétide apostat, un oblique étranger » 12
Qui nous, donne du moins le bonheur de songer 12
Qu'après tant de revers et de guerres civiles, 12
Il n'est pas un bandit écumé dans nos villes, 12
Pas un forçat hideux blanchi dans les prisons, 12
20 Qui veuille mordre en France au pain des trahisons ! 12
Rien ne te disait donc dans l'âme, ô misérable ! 12
Que la proscription est toujours vénérable, 12
Qu'on ne bat pas le sein qui nous donna son lait, 12
Qu'une fille des rois dont on fut le valet 12
25 Ne se met point en vente au fond d'un antre infâme, 12
Et que n'étant plus reine, elle était encor femme ! 12
Rentre dans l'ombre où sont tous les monstres flétris 12
Qui, depuis quarante ans, bavent sur nos débris ! 12
Rentre dans ce cloaque ! et que jamais ta tête, 12
30 Dans un jour de malheur ou dans un jour de fête, 12
Ne songe à reparaître au soleil des vivants ! 12
Qu'ainsi qu'une fumée abandonnée aux vents, 12
Infecte, et dont chacun se détourne au passage, 12
Ta vie erre au hasard de rivage en rivage ! 12
35 Et tais-toi ! que veux-tu balbutier encor ! 12
Dis, n'as-tu pas vendu l'honneur, le vrai trésor ? 12
Garde tous les soufflets entassés sur ta joue. 12
Que fait l'excuse au crime et le fard sur la boue ! 12
Sans qu'un ami t'abrite à l'ombre de son toit, 12
40 Marche, autre juif errant ! marche avec l'or qu'on voit 12
Luire à travers les doigts de tes mains mal fermées ! 12
Tous les biens de ce monde en grappes parfumées 12
Pendent sur ton chemin, car le riche ici-bas 12
A tout, hormis l'honneur qui ne s'achète pas ! 12
45 Hâte-toi de jouir, maudit ! et sans relâche 12
Marche ! et qu'en te voyant on dise : c'est ce lâche ! 12
Marche ! et que le remords soit ton seul compagnon ! 12
Marche ! sans rien pouvoir arracher de ton nom ! 12
Car le mépris public, ombre de la bassesse, 12
50 Croît d'année en année et repousse sans cesse, 12
Et va s'épaississant sur les traîtres pervers 12
Comme la feuille au front des sapins toujours verts. 12
Et quand la tombe un jour, cette embûche profonde 12
Qui s'ouvre tout-à-coup sous les choses du monde, 12
55 Te fera, d'épouvante et d'horreur agité, 12
Passer de cette vie à la réalité, 12
La réalité sombre, éternelle, immobile ! 12
Quand d'instant en instant plus seul et plus débile, 12
Tu te cramponneras en vain à ton trésor ; 12
60 Quand la mort t'accostant couché sur des tas d'or, 12
Videra brusquement ta main crispée et pleine 12
Comme une main d'enfant qu'un homme ouvre sans peine, 12
Alors, dans cet abîme où tout traître descend, 12
L'un roulé dans la fange et l'autre teint de sang, 12
65 Tu tomberas, perdu sur la fatale grève 12
Que Dante Alighieri vit avec l'œil du rêve ! 12
Tu tomberas damné, désespéré, banni ! 12
Afin que ton forfait ne soit pas impuni, 12
Et que ton âme, errante au milieu de ces âmes, 12
70 Y soit la plus abjecte entre les plus infâmes ! 12
Et lorsqu'ils te verront paraître au milieu d'eux, 12
Ces fourbes dont l'histoire inscrit les noms hideux, 12
Que l'or tenta jadis, mais à qui, d'âge en âge, 12
Chaque peuple en passant vient cracher au visage, 12
75 Tous ceux, les plus obscurs comme les plus fameux, 12
Qui portent sur leur lèvre un baiser venimeux, 12
Judas qui vend son Dieu, Leclerc qui vend sa ville, 12
Groupe au louche regard, engeance ingrate et vile, 12
Tous en foule accourront joyeux sur ton chemin, 12
80 Et Louvel indigné repoussera ta main ! 12
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