Métrique en Ligne
HUG_14/HUG186
Victor HUGO
Les Chants du Crépuscule
1835
II
À LA COLONNE
Plusieurs pétitionnaires demandent que
la Chambre intervienne pour faire
transporter les cendres de Napoléon
sous la colonne de la place Vendôme.
Après une courte délibération,
la Chambre passe à l'ordre du jour.
(CHAMBRE DES DÉPUTÉS, séance du 7 octobre 1830.)
I
Oh ! quand il bâtissait, de sa main colossale, 12
Pour son trône, appuyé sur l'Europe vassale, 12
Ce pilier souverain, 6
Ce bronze, devant qui tout n'est que poudre et sable, 12
5 Sublime monument, deux fois impérissable, 12
Fait de gloire et d'airain ; 6
Quand il le bâtissait, pour qu'un jour dans la ville 12
Ou la guerre étrangère ou la guerre civile 12
Y brisassent leur char, 6
10 Et pour qu'il fit pâlir sur nos places publiques 12
Les frêles héritiers de vos noms magnifiques, 12
Alexandre et César! 6
C'était un beau spectacle ! — Il parcourait la terre 12
Avec ses vétérans, nation militaire 12
15 Dont il savait les noms ; 6
Les rois fuyaient ; les rois n'étaient point de sa taille ; 12
Et vainqueur, il allait par les champs de bataille 12
Glanant tous leurs canons. 6
Et puis, il revenait avec la grande armée, 12
20 Encombrant de butin sa France bien-aimée, 12
Son Louvre de granit, 6
Et les Parisiens poussaient des cris de joie, 12
Comme font les aiglons, alors qu'avec sa proie 12
L'aigle rentre à son nid ! 6
25 Et lui, poussant du pied tout ce métal sonore, 12
Il courait à la cuve où bouillonnait encore 12
Le monument promis. 6
Le moule en était fait d'une de ses pensées. 12
Dans la fournaise ardente il jetait à brassées 12
30 Les canons ennemis ! 6
Puis il s'en revenait gagner quelque bataille. 12
Il dépouillait encore à travers la mitraille 12
Maints affûts dispersés ; 6
Et, rapportant ce bronze à la Rome française, 12
35 Il disait aux fondeurs penchés sur la fournaise : 12
— En avez-vous assez ? 6
C'était son œuvre à lui ! — Les feux du polygone, 12
Et la bombe, et le sabre, et l'or de la dragonne 12
Furent ses premiers jeux. 6
40 Général, pour hochets il prit les Pyramides ; 12
Empereur, il voulut, dans ses vœux moins timides, 12
Quelque chose de mieux. 6
Il fit cette colonne ! — Avec sa main romaine 12
Il tordit et mêla dans l'œuvre surhumaine 12
45 Tout un siècle fameux, 6
Les Alpes se courbant sous sa marche tonnante, 12
Le Nil, le Rhin, le Tibre, Austerlitz rayonnante, 12
Eylau froid et brumeux ! 6
Car c'est lui qui, pareil à l'antique Encelade », 12
50 Du trône universel essaya l'escalade, 12
Qui vingt ans entassa, 6
Remuant terre et cieux avec une parole, 12
Wagram sur Marengo, Champaubert sur Arcole, 12
Pélion sur Ossa! 6
55 Oh'! quand par un beau jour, sur la place Vendôme, 12
Homme dont tout un peuple adorait le fantôme, 12
Tu vins grave et serein, 6
Et que tu découvris ton œuvre magnifique,— 12
Tranquille, et contenant d'un geste pacifique 12
60 Tes quatre aigles d'airain ; 6
A cette heure où les tiens t'entouraient par cent mille, 12
Où, comme se pressaient autour de Paul-Émile 12
Tous les petits Romains, 6
Nous, enfants de six ans, rangés sur ton passage, 12
65 Cherchant dans ton cortège un père au fier visage, 12
Nous te battions des mains ; 6
Oh ! qui t'eût dit alors, à ce faîte sublime, 12
Tandis que tu rêvais sur le trophée opime 12
Un avenir si beau, 6
70 Qu'un jour à cet affront il te faudrait descendre 12
Que trois cents avocats oseraient à ta cendre 12
Chicaner ce tombeau! 6
II
Attendez donc, jeunesse folle, 8
Nous n'avons pas le temps encor ! 8
75 Que vient-on nous parler d'Arcole, 8
Et de Wagram et du Thabor ? 8
Pour avoir commandé peut-être 8
Quelque armée, et s'être fait maître 8
De quelque ville dans son temps, 8
80 Croyez-vous que l'Europe tombe 8
S'il n'ameute autour de sa tombe 8
Les Démosthènes haletants ? 8
D'ailleurs le ciel n'est pas tranquille ; 8
Les soucis ne leur manquent pas ; 8
85 L'inégal pavé de la ville 8
Fait encor trébucher leurs pas. 8
Et pourquoi ces honneurs suprêmes ? 8
Ont-ils des monuments eux-mêmes ? 8
Quel temple leur a-t-on dressé ? 8
90 Étrange peuple que nous sommes ! 8
Laissez passer tous ces grands hommes ! 8
Napoléon est bien pressé ! 8
Toute crainte est-elle étouffée ? 8
Nous songerons à l'immortel 8
95 Quand ils auront tous leur trophée, 8
Quand ils auront tous leur autel ! 8
Attendons, attendons, mes frères. 8
Attendez, restes funéraires, 8
Dépouille de Napoléon, 8
100 Que leur courage se rassure 8
Et qu'ils aient donné leur mesure 8
Au fossoyeur du Panthéon ! 8
III
Ainsi, — cent villes assiégées ; 8
Memphis, Milan, Cadix, Berlin ; 8
105 Soixante batailles rangées ; 8
L'univers d'un seul homme plein ; 8
N'avoir rien laissé dans le monde, 8
Dans la tombe la plus profonde, 8
Qu'il n'ait dompté, qu'il n'ait atteint ; 8
110 Avoir, dans sa course guerrière, 8
Ravi le Kremlin au czar Pierre, 8
L'Escurial à Charles-Quint ; 8
Ainsi, — ce souvenir qui pèse 8
Sur nos ennemis effarés ; 8
115 Ainsi, dans une cage anglaise 8
Tant de pleurs amers dévorés ; 8
Cette incomparable fortune, 8
Cette gloire aux rois importune, 8
Ce nom si grand, si vite acquis, 8
120 Sceptre unique, exil solitaire, 8
Ne valent pas six pieds de terre 8
Sous les canons qu'il a conquis ! 8
IV
Encor si c'était crainte austère ! 8
Si c'était l'âpre liberté 8
125 Qui d'une cendre militaire 8
N'ose ensemencer la cité ! — 8
Si c'était la vierge stoïque 8
Qui proscrit un nom héroïque 8
Fait pour régner et conquérir, 8
130 Qui se rappelle Sparte et Rome, 8
Et craint que l'ombre d'un grand homme 8
N'empêche 'son fruit de mûrir ! — 8
Mais non ; la liberté sait aujourd'hui sa force. 12
Un trône est sous sa main comme un gui sur l'écorce, 12
135 Quand les races de rois manquent au droit juré. 12
Nous avons parmi nous vu passer, ô merveille ! 12
La plus nouvelle et la plus vieille ! 8
Ce siècle, avant trente ans, avait tout dévoré. 12
La France, guerrière et paisible, 8
140 A deux filles du même sang : — 8
L'une fait l'armée invincible, 8
L'autre fait le peuple puissant. 8
La Gloire, qui n'est pas l'aînée, 8
N'est plus armée et couronnée ; 8
145 Ni pavois, ai sceptre oppresseur ; 8
La Gloire n'est plus décevante, 8
Et n'a plus rien dont s'épouvante 8
La Liberté, sa grande sœur ! 8
V
Non, s'ils ont repoussé la relique immortelle, 12
150 C'est qu'ils en sont jaloux ! qu'ils tremblent devant elle ! 12
Qu'ils en sont tout pâlis ! 6
C'est qu'ils ont peur d'avoir l'empereur sur leur tête, 12
Et de voir s'éclipser leurs lampions de fête 12
Au soleil d'Austerlitz ! 6
155 Pourtant, c'eût été beau ! — lorsque, sous la colonne, 12
On eût senti présents dans notre Babylone 12
Ces ossements vainqueurs. 6
Qui pourrait dire, au jour d'une guerre civile, 12
Ce qu'une si grande ombre, hôtesse de la ville, 12
160 Eût mis dans tous les cœurs ! 6
Si jamais l'étranger, ô cité souveraine, 12
Eût ramené brouter les chevaux de l'Ukraine 12
Sur ton sol bien-aimé, 6
Enfantant des soldats dans ton enceinte émue, 12
165 Sans doute qu'à travers ton pavé qui remue 12
Ces os eussent germé ! 6
Et toi, colonne ! un jour, descendu sous ta base, 12
Le pélerin pensif, contemplant en extase 12
Ce débris surhumain, 6
170 Serait venu peser, à genoux sur la pierre, 12
Ce qu'un Napoléon peut laisser de poussière 12
Dans le creux de la main ! 6
O merveille ! ô néant ! — tenir cette dépouille ! 12
Compter et mesurer ces os que de sa rouille 12
175 Rongea le flot marin ; 6
Ce genou qui jamais n'a ployé sous la crainte, 12
Ce pouce de géant dont tu portes l'empreinte 12
Partout sur ton airain ! 6
Contempler le bras fort, la poitrine féconde, 12
180 Le talon qui, douze ans, éperonna le monde, 12
Et, d'un œil filial, 6
L'orbite du regard qui fascinait la foule, 12
Ce front prodigieux, ce crâne fait au moule 12
Du globe impérial ! — 6
185 Et croire entendre, en haut, dans tes noires entrailles, 12
Sortir du cliquetis des confuses batailles, 12
Des bouches du canon, 6
Des chevaux hennissants, des villes crénelées, 12
Des clairons, des tambours, du souffle des mêlées, 12
190 Ce bruit : Napoléon ! 6
Rhéteurs embarrassés dans votre toge neuve, 12
Vous n'avez pas voulu consoler cette veuve 12
Vénérable aux partis ! 6
Tout en vous partageant l'empire d'Alexandre, 12
195 Vous avez peur d'une ombre et peur d'un peu de cendre : 12
Oh ! vous êtes petits ! 6
VI
Hélas ! hélas ! garde ta tombe ! 8
Garde ton rocher écumant, 8
Où, t'abattant comme la bombe, 8
200 Tu vins tomber, tiède et fumant ! 8
Garde ton âpre Sainte-Hélène 8
Où de ta fortune hautaine 8
L'œil ébloui voit le revers ; 8
Garde l'ombre où tu te recueilles, 8
205 Ton saule sacré dont les feuilles 8
S'éparpillent dans l'univers . 8
Là, du moins, tu dors sans outrage. 8
Souvent tu t'y sens réveillé 8
Par les pleurs d'amour et de rage 8
210 D'un soldat rouge agenouillé ! 8
Là, si parfois tu te relèves, 8
Tu peux voir, du haut de ces grèves, 8
Sur le globe azuré des eaux, 8
Courir vers ton roc solitaire, 8
215 Comme au vrai centre de la terre, 8
Toutes les voiles des vaisseaux ! 8
VII
Dors, nous t'irons chercher ! ce jour viendra peut-être! 12
Car nous t'avons pour Dieu sans t'avoir eu pour maître ! 12
Car notre œil s'est mouillé de ton destin fatal, 12
220 Et sous les trois couleurs comme sous l'oriflamme, 12
Nous ne nous pendons pas à cette corde infâme 12
Qui t'arrache à ton piédestal ! 8
Oh ! va, nous te ferons de belles funérailles ! 12
Nous aurons bien aussi peut-être nos batailles ; 12
225 Nous en ombragerons ton cercueil respecté ! 12
Nous y convîrons tout, Europe, Afrique, Asie ! 12
Et nous t'amènerons la jeune poésie 12
Chantant la jeune liberté ! 8
Tu seras bien chez nous ! — couché sous ta colonne, 12
230 Dans ce puissant Paris qui fermente et bouillonne, 12
Sous ce ciel, tant de fois d'orages obscurci, 12
Sous ces pavés vivants qui grondent et s'amassent, 12
Où roulent les canons, où les légions passent : — 12
Le peuple est une mer aussi. 8
235 S'il ne garde aux tyrans qu'abîme et que tonnerre, 12
Il a pour le tombeau, profond et centenaire 12
(La seule majesté dont il soit courtisan), 12
Un long gémissement, infini, doux et sombre, 12
Qui ne laissera pas regretter à ton ombre 12
240 Le murmure de l'Océan ! 8
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