Métrique en Ligne
HUG_14/HUG185
Victor HUGO
Les Chants du Crépuscule
1835
I
DICTÉ APRÈS JUILLET 1830
I
Frères ! et vous aussi vous avez vos journées ! 12
Vos victoires, de chêne et de fleurs couronnées, 12
Vos civiques lauriers, vos morts ensevelis, 12
Vos triomphes, si beaux à l'aube de la vie, 12
5 Vos jeunes étendards troués à faire envie 12
A de vieux drapeaux d'Austerlitz ! 8
Soyez fiers ; vous avez fait autant que vos pères. 12
Les droits d'un peuple entier conquis par tant de guerres 12
Vous les avez tirés tout vivants du linceul. 12
10 Juillet vous a donné, pour sauver vos familles, 12
Trois de ces beaux soleils qui brûlent les bastilles ; 12
Vos pères n'en ont eu qu'un seul ! 8
Vous êtes bien leurs fils ! c'est leur sang, c'est leur âme 12
Qui fait vos bras d'airain et vos regards de flamme. 12
15 Ils ont tout commencé : vous avez votre tour. 12
Votre mère, c'est bien cette France féconde 12
Qui fait, quand il lui plaît, pour l'exemple du monde, 12
Tenir un siècle dans un jour. 8
L'Angleterre jalouse et la Grèce homérique, 12
20 Toute l'Europe admire, et la jeune Amérique 12
Se lève et bat des mains du bord des océans. 12
Trois jours vous ont suffi pour briser vos entraves. 12
Vous êtes les aînés d'une race de braves 12
Vous êtes les fils des géants ! 8
25 C'est pour vous qu'ils traçaient avec des funérailles 12
Ce cercle triomphal de plaines de batailles, 12
Chemin victorieux, prodigieux travail, 12
Qui, de France parti pour enserrer la terre, 12
En passant par Moscou, Cadix, Rome et le Caire, 12
30 Va de Jemmape à Montmirail . 8
Vous êtes les enfants des belliqueux lycées ! 12
Là vous applaudissiez nos victoires passées ; 12
Tous vos jeux s'ombrageaient des plis d'un étendard 12
Souvent Napoléon, plein de grandes pensées, 12
35 Passant, les bras croisés, dans vos lignes pressées, 12
Aimanta vos fronts d'un regard ! 8
Aigle qu'ils devaient suivre ! aigle de notre armée 12
Dont la plume sanglante en cent lieux est semée, 12
Dont le tonnerre un soir s'éteignit dans les flots, 12
40 Toi, qui les as couvés dans l'aire paternelle, 12
Regarde, et sois joyeuse, et crie, et bats de l'aile, 12
Mère, tes aiglons sont éclos . 8
II
Quand notre ville épouvantée, 8
Surprise un matin et sans voix, 8
45 S'éveilla toute garrottée 8
Sous un réseau d'iniques lois 8
Chacun de vous dit en son âme : 8
« C'est une trahison infâme ! 8
» Les peuples ont leur lendemain. 8
50 » Pour rendre leur route douteuse 8
» Suffit-il qu'une main honteuse 8
» Change l'écriteau du chemin ? 8
» La parole éclate et foudroie 8
» Tous les obstacles imprudents ; 8
55 » Vérité, tu sais comme on broie 8
» Tous les bâillons entre ses dents ; 8
» Un roi peut te fermer son Louvre ; 8
» Ta flamme importune, on la couvre, 8
» On la fait éteindre aux valets ; 8
60 » Mais elle brûle qui la touche ! 8
» Mais on ne ferme pas ta bouche 8
» Comme la porte d'un palais ! 8
» Quoi ! ce que le temps nous amène, 8
» Quoi ! ce que nos pères ont fait, 8
65 » Ce travail de la race humaine, 8
» Ils nous prendraient tout en effet ! 8
» Quoi ! les lois, les chartes, chimère ! 8
» Comme un édifice éphémère 8
» Nous verrions, en un jour d'été, 8
70 » Crouler sous leurs mains acharnées 8
» Ton œuvre de quarante années, 8
» Laborieuse Liberté ! 8
» C'est donc pour eux que les épées 8
» Ont relui du nord au midi ! 8
75 » Pour eux que les têtes coupées 8
» Sur les pavés ont rebondi ! 8
» C'est pour ces tyrans satellites 8
» Que nos pères, braves élites, 8
» Ont dépassé Grecs et Romains ! 8
80 » Que tant de villes sont désertes ! 8
» Que tant de plaines, jadis vertes, 8
» Sont blanches d'ossements humains ! 8
» Les insensés qui font ce rêve 8
» N'ont-ils donc pas des yeux pour voir, 8
85 » Depuis que leur pouvoir s'élève, 8
» Comme notre horizon est noir ? 8
» N'ont-ils pas vu dans leur folie 8
» Que déjà la coupe est remplie, 8
» Qu'on les suit des yeux en rêvant, 8
90 » Qu'un foudre lointain nous éclaire, 8
» Et que le lion populaire 8
» Regarde ses ongles souvent ? » 8
III
Alors tout se leva. — L'homme, l'enfant, la femme, 12
Quiconque avait un bras, quiconque avait une âme, 12
95 Tout vint, tout accourut. Et la ville à grand bruit 12
Sur les lourds bataillons se rua jour et nuit. 12
En vain boulets, obus, la balle et les mitrailles, 12
De la vieille cité déchiraient les entrailles ; 12
Pavés et pans de murs croulant sous mille efforts, 12
100 Aux portes des maisons amoncelaient les morts ; 12
Les bouches des canons trouaient au loin la foule ; 12
Elle se refermait comme une mer qui roule, 12
Et de son râle affreux ameutant les faubourgs, 12
Le tocsin haletant bondissait dans les tours ! 12
IV
105 Trois jours, trois nuits, dans la fournaise 8
Tout ce peuple en feu bouillonna, 8
Crevant l'écharpe béarnaise 8
Du fer de lance d'Iéna. 8
En vain dix légions nouvelles 8
110 Vinrent s'abattre à grand bruit d'ailes 8
Dans le formidable foyer ; 8
Chevaux, fantassins et cohortes 8
Fondaient comme des branches mortes 8
Qui se tordent dans le brasier. 8
115 Comment donc as-tu fait pour calmer ta colère, 12
Souveraine cité qui vainquis en trois jours ? 12
Comment donc as-tu fait, ô fleuve populaire, 12
Pour rentrer dans ton lit et reprendre ton cours ? 12
O terre qui tremblais, ô tempête, ô tourmente, 12
120 Vengeance de la foule au sourire effrayant, 12
Comment donc as-tu fait pour être intelligente 12
Et pour choisir en foudroyant ? 8
C'est qu'il est plus d'un cœur stoïque 8
Parmi vous, fils de la cité ; 8
125 C'est qu'une jeunesse héroïque 8
Combattait à votre côté. 8
Désormais, dans toute fortune, 8
Vous avez une âme commune 8
Qui dans tous vos exploits a lui. 8
130 Honneur au grand jour qui s'écoule ! 8
Hier vous n'étiez qu'une foule ; 8
Vous êtes un peuple aujourd'hui. 8
Ces mornes conseillers de parjure et d'audace, 12
Voilà donc à quel peuple ils se sont attaqués ! 12
135 Fléaux qu'aux derniers rois d'une fatale race 12
Toujours la Providence envoie aux jours marqués ! 12
Malheureux qui croyaient, dans leur erreur profonde 12
(Car Dieu les voulait perdre, et Dieu les aveuglait), 12
Qu'on prenait un matin la liberté d'un monde 12
140 Comme un oiseau dans un filet ! 8
N'effacez rien. — Le coup d'épée 8
Embellit le front du soldat. 8
Laissons à la ville frappée 8
Les cicatrices du combat. 8
145 Adoptons héros et victimes. 8
Emplissons de ces morts sublimes 8
Les sépulcres du Panthéon. 8
Que nul souvenir ne nous pèse : 8
Rendons sa tombe à Louis Seize, 8
150 Sa colonne à Napoléon » 8
V
Oh ! laissez-moi pleurer sur cette race morte 12
Que rapporta l'exil et que l'exil remporte, 12
Vent fatal qui trois fois déjà les enleva ! 12
Reconduisons au moins ces vieux rois de nos pères. 12
155 Rends, drapeau de Fleurus, les honneurs militaires 12
A l'oriflamme qui s'en va ! 8
Je ne leur dirai point de mot qui les déchire. 12
Qu'ils ne se plaignent pas des adieux de la lyre ! 12
Pas d'outrage au vieillard qui s'exile à pas lents ! 12
160 C'est une piété d'épargner les ruines. 12
Je n'enfoncerai pas la couronne d'épines 12
Que la main du malheur met sur des cheveux blancs ! 12
D'ailleurs, infortunés ! ma voix achève à peine 12
L'hymne de leurs douleurs dont s'allonge la chaîne. 12
165 L'exil et les tombeaux dans mes chants sont bénis ; 12
Et tandis que d'un règne on salûra l'aurore, 12
Ma poésie en deuil ira long-temps encore 12
De Sainte-Hélène à Saint-Denis ! 8
Mais que la leçon reste, éternelle et fatale, 12
170 A ces nains, étrangers sur la terre natale, 12
Qui font régner les rois pour leurs ambitions ; 12
Et, pétrifiant tout sous leur groupe immobile, 12
Tourmentent accroupis, de leur souffle débile, 12
La cendre rouge encor des révolutions! 12
VI
175 Oh ! l'avenir est magnifique ! 8
Jeunes Français, jeunes amis, 8
Un siècle pur et pacifique 8
S'ouvre à vos pas mieux affermis. 8
Chaque jour aura sa conquête. 8
180 Depuis la base jusqu'au faîte, 8
Nous verrons avec majesté, 8
Comme une mer sur ses rivages, 8
Monter d'étages en étages 8
L'irrésistible liberté ! 8
185 Vos pères, hauts de cent coudées, 8
Ont été forts et généreux. 8
Les nations intimidées 8
Se faisaient adopter par eux. 8
Ils ont fait une telle guerre 8
190 Que tous les peuples de la terre 8
De la France prenaient le nom, 8
Quittaient leur passé qui s'écroule, 8
Et venaient s'abriter en foule 8
A l'ombre de Napoléon ! 8
195 Vous n'avez pas l'âme embrasée 8
D'une moins haute ambition. 8
Faites libre toute pensée 8
Et reine toute nation ; 8
Montrez la liberté dans l'ombre 8
200 A ceux qui sont dans la nuit sombre ; 8
Allez, éclairez le chemin, 8
Guidez notre marche unanime, 8
Et faites, vers le but sublime, 8
Doubler le pas au genre humain ! 8
205 Que l'esprit, dans sa fantaisie, 8
Suive d'un vol plus détaché 8
Ou les arts, ou la poésie, 8
Ou la science au front penché ! 8
Qu'ouvert à quiconque l'implore 8
210 Le trône ait un écho sonore 8
Qui, pour rendre le roi meilleur, 8
Grossisse et répète sans cesse 8
Tous les conseils de la sagesse 8
Toutes les plaintes du malheur ! 8
215 Revenez prier sur les tombes, 8
Prêtres ! Que craignez-vous encor ? 8
Qu'allez-vous faire aux catacombes 8
Tous reluisants de pourpre et d'or ? 8
Venez ! mais plus de mitre ardente, 8
220 Plus de vaine pompe imprudente, 8
Plus de trône dans le saint lieu ! 8
Rien que l'aumône et la prière ! 8
La croix de bois, l'autel de pierre 8
Suffit aux hommes comme à Dieu. 8
VII
225 Et désormais, chargés du seul fardeau des âmes, 12
Pauvres comme le peuple, humbles comme les femmes, 12
Ne redoutez plus rien. Votre église est le port ! 12
Quand long-temps a grondé la bouche du Vésuve, 12
Quand sa lave, écumant comme un vin dans la cuve, 12
230 Apparaît toute rouge au bord, 8
Naples s'émeut ; pleurante, effarée et lascive, — 12
Elle accourt, elle étreint la terre convulsive ; 12
Elle demande grâce au volcan courroucé ; 12
Point de grâce ! un long jet de cendre et de fumée 12
235 Grandit incessamment sur la cime enflammée 12
Comme un cou de vautour hors de l'aire dressé. 12
Soudain un éclair luit! hors du cratère immense 12
La sombre éruption bondit comme en démence. 12
Adieu le fronton grec et le temple toscan ! 12
240 La flamme des vaisseaux empourpre la voilure, 12
La lave se répand comme une chevelure 12
Sur les épaules du volcan. 8
Elle vient, elle vient, cette lave profonde 12
Qui féconde les champs et fait des ports dans l'onde ! 12
245 Plages, mer, archipels, tout tressaille à la fois. 12
Ses flots roulent, vermeils, fumants, inexorables, 12
Et Naple et ses palais tremblent plus misérables 12
Qu'au souffle de l'orage une feuille des bois ! 12
Chaos prodigieux ! la cendre emplit les rues, 12
250 La terre revomit des maisons disparues, 12
Chaque toit éperdu se heurte au toit voisin, 12
La mer bout dans le golfe et la plaine s'embrase, 12
Et les clochers géants, chancelant sur leur base, 12
Sonnent d'eux-mêmes le tocsin ! 8
255 Mais — c'est Dieu qui le veut — tout en brisant des villes, 12
En comblant les vallons, en effaçant les îles, 12
En charriant les tours sur son flot en courroux, 12
Tout en bouleversant les ondes et la terre, 12
Toujours Vésuve épargne en son propre cratère 12
260 L'humble ermitage où prie un vieux prêtre à genoux ! 12
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