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Effroyable prison qui n'a point de mémoire ! |
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La geôle, au dehors noire est aveugle au dedans ; |
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Elle prend ! sans les voir, des hommes dans ses dents |
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Et, sans s'informer d'eux, les mâche et les dévore. |
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En entrant dans ces murs terribles, où, pour eux, |
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Les heures maintenant, hélas, seront si lentes, |
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Les captifs sont inscrits sur des feuilles volantes ; |
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Pas de livre d'écrou. Tout est fait de façon |
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Que rien ne laisse trace en cette âpre prison, |
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Et que le nom s'y perde en même temps que l'homme. |
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Quel est ce prisonnier, et comment on le nomme, |
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Après dix ou vingt ans, personne ne le sait ; |
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Pas même lui. La dalle ignore ce que c'est, |
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Le carcan le saisit au cou sans le connaître, |
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Et le ver, qui déjà goûte à sa chair peut-être, |
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Ne peut dire son nom à la taupe qui fuit. |
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Hier, aujourd'hui, demain, ne font qu'un. Plus un bruit. |
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L'homme, qui maintenant va mourir goutte à goutte, |
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Une fois qu'il a mit le pied sous cette voûte, |
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Sent au-dessus de lui son propre effacement. |
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Sa vie est à jamais mêlée a ce ciment. |
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Le fil qui nous rattache au monde dont nous sommes, |
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Et lie à travers l'ombre un homme aux autres hommes, |
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Se brise ici. Sans air, sans jour, sans point d'appui, |
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L'homme le sent flotter rompu derrière lui. |
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Un vivant n'est plus là qu'un rêve dans un gouffre. |
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Entrer là, c'est entrer dans de l'oubli. L'on souffre, |
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On rampe, on saigne, on râle, on crie ; on ne sait pas. |
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Le captif va, vient, tremble ; il fait de vagues pas, |
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Sent à son pied sa chaîne et s'arrête farouche, |
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Boit à sa cruche, mord à son pain noir, se couche, |
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Se lève, se rendort, tressaille, et, réveillé, |
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Dit : Où suis-je ? que suis-je ? et tâte un mur mouillé. |
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Il ne sait plus qu'il souffre, il ne sent plus qu'il pleure ; |
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Il semble à ce damné qu'il s'enfonce à chaque heure |
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Plus bas dans la prison, et que, dans lui vivant, |
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La prison chaque jour pénètre plus avant ; |
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La Bastille le tient ; hagard, il s'incorpore |
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A cet épouvantable et hideux madrépore ; |
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Morne, il constate, au froid toujours croissant du fer, |
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La transformation de son bagne en enfer ; |
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Il croit que l'heure est morte au-dessus de sa tête, |
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Et que l'éternité dans son cachot s'arrête. |
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Est-ce que son œil voit ? est-ce que son cœur bat ? |
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Il s'accoude des mois entiers sur son grabat, |
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Écoutant dans un coin filer quelque araignée. |
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Son âme se détache et lui semble éloignée ; |
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Il croit heurter sa bière en touchant à son lit ; |
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L'évanouissement par degrés le remplit ; |
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Il ne peut plus fixer un temps, compter un nombre ; |
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La pierre devient nuit, lui-même il devient ombre, |
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Et sent croître, à travers la stupeur de l'ennui, |
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Autour de lui la tombe et le fantôme en lui. |
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