III
|
Si je ne l'aimais point, je ne souffrirais pas. |
12 |
|
Laissez-moi remonter, gouffres ! — Non, pas à pas, |
12 |
|
Je descends, je m'enfonce, à chaque effort je glisse |
12 |
|
Plus avant. Le malheur de la nuit, son supplice, |
12 |
5 |
C'est d'adorer le jour et de rester la nuit. |
12 |
|
Cet amour, c'est l'horreur, et le mal est son fruit. |
12 |
|
O ma lumière, où donc es-tu ; Satan t'implore. |
12 |
|
M'entends-tu, dis ? reviens, aurore, aurore, aurore ! |
12 |
|
Ne leur dis pas : toujours ; ne me dis pas : jamais ; |
12 |
10 |
Je souffre ! — oh ; tout est noir, je ne vois pas, je hais ! |
12 |
|
|
Je hais ; — oui, je vous hais, tas humain, foule blême, |
12 |
|
Parce que vous l'aimez, parce que Dieu vous aime, |
12 |
|
Parce que sa clarté brille à travers vos os, |
12 |
|
Parce que vous plongez vos urnes aux ruisseaux, |
12 |
15 |
Parce que vous passez vivants dans la nature, |
12 |
|
Parce que vous avez, pendant que la torture |
12 |
|
Me tenaille et que j'ai mon âme pour vautour, |
12 |
|
Dans vos yeux l'espérance et dans vos cœurs l'amour ! |
12 |
|
|
Hommes, larves, néants, ombres, faces rapides, |
12 |
20 |
Vous n'êtes pas contents ; ô favoris stupides, |
12 |
|
Vous vous plaignez d'aller chaque jour vieillissant, |
12 |
|
De passer, de sentir refroidir votre sang, |
12 |
|
Et vous accusez Dieu ! Quel rêve est donc le vôtre ! |
12 |
|
J'ai perdu plus que vous, moi ; J'ai, l'un après l'autre, |
12 |
25 |
Vu tomber mes rayons, comme vous vos cheveux ! |
12 |
|
|
IV
|
Ne pouvoir remonter, même quand je le veux ; |
12 |
|
|
Quoi ! les morts repentants s'envolent de leurs tombes |
12 |
|
Radieux, les hiboux se changent en colombes, |
12 |
|
Les démons pardonnés rentrent au firmament, |
12 |
30 |
Et moi, le spectre noir, je les vois lentement |
12 |
|
Blanchir dans la nuit sombre et redevenir anges ! |
12 |
|
Des astres, fleurs du gouffre, éclosent dans les fanges ! |
12 |
|
Quoi ! César est parti ; Torquemada s'en va ; |
12 |
|
Busiris, dans la cave où le tient Jéhovah, |
12 |
35 |
Distingue une lueur et commence à sourire ; |
12 |
|
Nemrod attend ; je viens d'entendre Judas dire, |
12 |
|
Dans la geôle où, son crime et moi, nous le lions : |
12 |
|
— Je n'ai plus maintenant que quatre millions |
12 |
|
De siècles à rester à la chaîne dans l'ombre. — |
12 |
40 |
Que Judas est heureux ! il peut compter un nombre. |
12 |
|
Pour tous, pour tous, pour tous l'horizon blanchira. |
12 |
|
Caïn, le vieux Caïn, lui-même sortira ! |
12 |
|
Moi seul, je resterai dans les déserts funèbres. |
12 |
|
Horreur sans fond ! Je suis l'éternel des ténèbres. |
12 |
|
45 |
Je suis le misérable à perpétuité. |
12 |
|
|
V
|
Mais je me vengerai sur son humanité, |
12 |
|
Sur l'homme qu'il créa, sur Adam et sur Ève, |
12 |
|
Sur l'âme qui sourit, sur le jour qui se lève, |
12 |
|
Sur toi, l'astre ! sur toi, l'aile ! sur toi, la fleur ! |
12 |
50 |
Sur la vierge, et la mère, et sur l'enfant ! Malheur ! |
12 |
|
Je défigurerai la face universelle. |
12 |
|
Serpent, je secouerai dans l'ombre ma crécelle. |
12 |
|
J'inventerai des dieux : Moloch, Vishnou, Baal. |
12 |
|
Je prendrai le réel pour briser l'idéal, |
12 |
55 |
Les pierres des édens pour bâtir les sodomes. |
12 |
|
A travers les rameaux de la forêt des hommes |
12 |
|
On verra mes yeux luire, et l'on dira : c'est lui. |
12 |
|
Plus effaré du mal que du bien ébloui, |
12 |
|
Le sage doutera de Dieu. Je mordrai l'âme. |
12 |
60 |
J'enlaidirai l'amour dans le cœur de la femme. |
12 |
|
Je mêlerai ma cendre à ces charbons éteints. |
12 |
|
Et, mauvais, je rirai, rayant tous leurs instincts |
12 |
|
Et toutes leurs vertus de l'ongle de mes ailes. |
12 |
|
Je serai si hideux que toutes les prunelles |
12 |
65 |
Auront je ne sais quoi de sombre ; et les méchants |
12 |
|
Et les pervers croîtront comme l'herbe des champs, |
12 |
|
Le fils, devant le juge aux lèvres indignées, |
12 |
|
Apparaîtra, tenant dans ses mains des poignées |
12 |
|
De cheveux blancs du père égorgé. Je dirai |
12 |
70 |
Au pauvre : vole ; au riche : opprime. Je ferai |
12 |
|
Jeter le nouveau-né par la mère aux latrines. |
12 |
|
Tremble, ô Dieu ! J'ouvrirai de mes mains leurs poitrines, |
12 |
|
J'arracherai, fumant, et je tordrai leur cœur, |
12 |
|
Et j'en exprimerai tous les crimes, l'horreur, |
12 |
75 |
La trahison, le meurtre, Achab, Tibère, Atrée, |
12 |
|
Sur ta création rayonnante et sacrée ! |
12 |
|
Tu seras Providence et moi Fatalité. |
12 |
|
J'ai fait mieux que la Haine ; ô vide ! ô cécité ! |
12 |
|
J'ai fait l'Envie. En vain ce Dieu bon multiplie |
12 |
80 |
Ces colosses dont l'âme est de rayons remplie, |
12 |
|
Le génie et l'amour et l'héroïsme ; moi |
12 |
|
Par la négation je fais ronger la foi ; |
12 |
|
Je suis Zoïle ; autour des Socrates j'excite |
12 |
|
Anitus, et je mets sur Achille Thersite, |
12 |
85 |
Et tout pleure, et j'égale, à force de venins, |
12 |
|
A l'éclat des géants le gonflement des nains. |
12 |
|
La matière a mon signe au front. Je la querelle. |
12 |
|
J'effare l'eau sans fond sous des gouffres de grêle. |
12 |
|
Je contrains l'océan, que Dieu tient sous sa loi, |
12 |
90 |
Et la terre, à créer du chaos avec moi, |
12 |
|
Je fais de la laideur énorme avec leur force, |
12 |
|
Un monstre avec l'écume, un monstre avec l'écorce, |
12 |
|
Sur terre Béhémoth, Léviathan sur mer. |
12 |
|
Je complète partout le chaos par l'enfer, |
12 |
95 |
La bête par l'idole, et les rats, les belettes, |
12 |
|
La torpille, l'hyène acharnée aux squelettes, |
12 |
|
La bave du crapaud, la dent du caïman, |
12 |
|
Par le bonze, l'obi, le fakir et l'iman. |
12 |
|
Dieu passe dans le cœur des hommes, j'y séjourne. |
12 |
100 |
Sa roue avec un bruit sidéral roule et tourne, |
12 |
|
Mais c'est mon grain lugubre et sanglant qu'elle moud ; |
12 |
|
Jéhovah reculant sent aujourd'hui partout |
12 |
|
Une création de Satan sous la sienne ; |
12 |
|
Son feu ne peut briller sans que mon souffle vienne. |
12 |
105 |
Il est le char ; je suis l'ornière. Nous croisons |
12 |
|
Nos forces ; et j'emploie aux pestes, aux poisons, |
12 |
|
Aux monstres, aux déserts, son pur soleil candide ; |
12 |
|
C'est Dieu qui fait le front, moi qui creuse la ride ; |
12 |
|
Il est dans le prophète et moi dans les devins. |
12 |
110 |
Guerre et deuil ! je lui prends tous ses glaives divins, |
12 |
|
Le glaive d'air, le vent, le glaive d'eau, la pluie, |
12 |
|
L'épée éclair, stupeur de la terre éblouie, |
12 |
|
Je m'en sers pour mon œuvre ; et la nature a peur. |
12 |
|
A mon haleine une hydre éclôt dans la vapeur, |
12 |
115 |
Et la goutte d'eau tombe en déluge agrandie ; |
12 |
|
Avec le doux foyer qui chauffe, j'incendie ; |
12 |
|
Je fais du miel le fiel, je fais l'écueil du port ; |
12 |
|
Dieu bénit le meilleur, je sacre le plus fort ; |
12 |
|
Dieu fait les radieux, je fais les sanguinaires. |
12 |
120 |
Oui, pour broyer ses fils je prendrai ses tonnerres ! |
12 |
|
Oui, je me dresserai de toute ma hauteur ! |
12 |
|
Je veux dans ce qu'il fait tuer ce créateur, |
12 |
|
Je veux le torturer dans son œuvre, et l'entendre |
12 |
|
Râler dans la justice et la pudeur à vendre, |
12 |
125 |
Dans les champs que la guerre accable de ses bonds, |
12 |
|
Dans les peuples livrés aux princes ; dans les bons |
12 |
|
Et dans les saints, dans l'âme humaine tout entière ! |
12 |
|
Je veux qu'il se débatte, esprit, sous la matière ; |
12 |
|
Qu'il saigne dans le juste assassiné ; je veux |
12 |
130 |
Qu'il se torde, couvert de prêtres monstrueux, |
12 |
|
Qu'il pleure, bâillonné par les idolâtries ; |
12 |
|
Je veux que des lys morts et des roses flétries, |
12 |
|
Du cygne sous le bec des vautours frémissant, |
12 |
|
Des beautés, des vertus, de toutes parts, son sang, |
12 |
135 |
Son propre sang divin sur lui coule et l'inonde. |
12 |
|
Voyez, regardez, Cieux ! L'échafaud, c'est le monde, |
12 |
|
Je suis le bourreau sombre, et j'exécute Dieu. |
12 |
|
Dieu mourra. Grâce à moi, les chars sous leur essieu, |
12 |
|
Les rois sous leur pouvoir, les aigles sous leurs griffes, |
12 |
140 |
Les dogmes ténébreux et noirs, sous leurs pontifes, |
12 |
|
Tout ce qui sur la terre à cette heure est debout, |
12 |
|
Même les innocents sous leurs pieds, ont partout |
12 |
|
Quelque chose de Dieu que dans l'ombre ils écrasent. |
12 |
|
Mes flamboiements rampant sous l'univers, l'embrasent. |
12 |
145 |
Je suis le mal ; je suis la nuit ; je suis l'effroi. |
12 |
|
|
VI
|
Grâce ! pardonne-moi ! rappelle-moi ! prends-moi ! |
12 |
|
Grâce ! Ne sens-tu pas qu'il faut que toute chaîne |
12 |
|
Se rompe, et que le mal finisse, et que la haine |
12 |
|
S'éteigne, évanouie en ta sérénité ; |
12 |
150 |
Quoi ; le bien infini, le mal illimité ! |
12 |
|
Toi le bien, moi le mal ! est-ce que c'est possible ; |
12 |
|
Le monde gouverné par un double invisible ! |
12 |
|
Y songez-vous, Seigneur ; un partage entre nous ! |
12 |
|
Non, vous êtes la face, et je suis les genoux. |
12 |
155 |
Laissez-moi me plier et tomber, juge immense, |
12 |
|
Sur ce pavé des cieux qu'on nomme la clémence ! |
12 |
|
Grâce, ô Dieu ! L'univers, les terres et les eaux, |
12 |
|
L'éther sans bornes, plein d'invisibles oiseaux, |
12 |
|
Les glauques océans qui font rugir leurs ondes, |
12 |
160 |
L'énormité vivante où rayonnent les mondes, |
12 |
|
Quoi ! c'est une balance où nous pesons tous deux ; |
12 |
|
Qu'en dites-vous, soleils ; Lui charmant, moi hideux ! |
12 |
|
Quoi ! lui dans un plateau, soleils, et moi dans l'autre ! |
12 |
|
La chair est ma servante et l'âme est son apôtre. |
12 |
165 |
Je lutte. Nous tenons chacun notre côté. |
12 |
|
Avoir l'infini, c'est avoir l'égalité. |
12 |
|
Ton paradis ne fait qu'équilibre à mon bagne. |
12 |
|
Dieu ! — la création ainsi qu'une montagne, |
12 |
|
Pèse sur moi ; je lève à travers les chaos |
12 |
170 |
Mon front d'où mes douleurs retombent en fléaux ; |
12 |
|
Je me tords sans repas, sans fin, sans espérance. |
12 |
|
C'est une majesté qu'une telle souffrance. |
12 |
|
Oui, c'est l'énigme, ô nuit, de tes millions d'yeux : |
12 |
|
Le grand souffrant fait face au grand mystérieux. |
12 |
175 |
Grâce, ô Dieu ! pour toi-même il faut que je l'obtienne. |
12 |
|
Ma perpétuité fait ombre sur la tienne. |
12 |
|
Devant ton œil flambeau rien ne doit demeurer, |
12 |
|
Tout doit changer, vieillir et se transfigurer. |
12 |
|
Toi seul vis. Devant toi tout doit avoir un âge. |
12 |
180 |
Et c'est pour ta splendeur un importun nuage |
12 |
|
Qu'on voie un spectre assis au fond de ton ciel bleu, |
12 |
|
Et l'éternel Satan devant l'éternel Dieu ! |
12 |
|
|
VII
|
Ils sont là-haut ! Ils sont dans l'hymne et dans la joie ; |
12 |
|
L'éther des paradis devant eux se déploie. |
12 |
185 |
Ils planent satisfaits, bienveillants, sérieux, |
12 |
|
Dans le rayonnement du ciel mystérieux ; |
12 |
|
Leurs robes dans l'azur font des plis de lumière ; |
12 |
|
Ils ont leur innocence et leur blancheur première. |
12 |
|
Ils vont d'un monde à l'autre ainsi que des oiseaux. |
12 |
190 |
L'amour les courbe ainsi que le vent les roseaux, |
12 |
|
Et les redresse ainsi que le foyer ses flammes. |
12 |
|
Ils s'abîment en Dieu tout en restant des âmes, |
12 |
|
Et contemplent, heureux, la face de clarté. |
12 |
|
Ils s'accouplent, noyés dans la félicité. |
12 |
195 |
Ils le regardent être, il les regarde vivre. |
12 |
|
Ils montent à jamais vers lui. Lui les enivre |
12 |
|
Du sourire inouï de son immensité. |
12 |
|
Il les voit. Il leur parle ; il est Grâce et Beauté ; |
12 |
|
L'impénétrable est doux, le formidable est tendre… — |
12 |
200 |
Oh ! je voudrais saisir, arracher, tenir, prendre, |
12 |
|
Oh ! je voudrais broyer l'étoile du matin ! |
12 |
|
|
Le boiteux, le lépreux, et l'aveugle incertain, |
12 |
|
Ceux qui marchent pieds nus et ceux qui n'ont pas même |
12 |
|
Un toit l'hiver, ce sont des riches. Dieu les aime. |
12 |
205 |
Ils ont pour vêtement ton regard de bonté. |
12 |
|
Dieu ! n'être pas aimé, c'est là la nudité ! |
12 |
|
Être dehors, c'est là le bitume et le soufre. |
12 |
|
|
VIII
|
J'ai mis sous une pierre et scellé dans un gouffre |
12 |
|
La justice, le bien, le pur, le vrai, le beau ; |
12 |
210 |
Tout ce qui peur servir à l'homme de flambeau, |
12 |
|
La vertu, la raison, penser, espérer, croire, |
12 |
|
Ce qu'on nomme sagesse et ce qu'on nomme gloire, |
12 |
|
Et je rêve accoudé sur ce tombeau profond. |
12 |
|
Je suis grand. Et sous moi les ténèbres défont |
12 |
215 |
Ce qu'a fait la lumière, et dans les noirs abîmes, |
12 |
|
Pensif, j'entends tomber goutte à goutte les crimes. |
12 |
|
Le chaos me contemple, et j'ai le pied dessus. |
12 |
|
Hélas ! hélas ! mieux vaut l'étable où naît Jésus |
12 |
|
Que Babel et Ninive et Tyr et Babylone, |
12 |
220 |
Et Job sur son fumier que Satan sur son trône ! |
12 |
|
Oh ! si j'étais heureux, je serais bon ; Pitié ! |
12 |
|
Je ne maudirais pas ! L'onagre a-t-il crié, |
12 |
|
Le bœuf a-t-il mugi quand ils ont eu de l'herbe ; |
12 |
|
L'amour, l'azur, les lys, la lumière superbe, |
12 |
225 |
Les grands rayons dorés qui vont s'élargissant, |
12 |
|
Les vierges, les enfants joyeux, l'ange innocent, |
12 |
|
La frange d'or de l'aube au rebord des ravines, |
12 |
|
Oh ; je crie éperdu vers ces choses divines |
12 |
|
Que je ne vois plus ; — Dieu ; — Dieu ; — Les splendeurs d'en haut |
12 |
230 |
Ajoutent de la nuit, hélas, à mon cachot. |
12 |
|
Il me tombe, de tous les concerts, des huées. |
12 |
|
Je souffre. Je voudrais attendrir les nuées, |
12 |
|
Je tends les mains aux fleurs, je crie aux aquilons : |
12 |
|
Grâce ! Ayant tous les maux du monde pour haillons, |
12 |
235 |
Je pleure, je demande à la ronce, à la gerbe, |
12 |
|
Au nuage, à la tombe, à l'étoile, au brin d'herbe, |
12 |
|
Aux bêtes reculant devant le front humain, |
12 |
|
Aux cailloux qu'un forçat casse au bord du chemin, |
12 |
|
A tout, au jour qui naît, au vent qui recommence, |
12 |
240 |
De la pitié ! Je suis le mendiant immense. |
12 |
|
|
***
DANS L'INFINI
CHANT DES ASTRES
Lumière
Argelander, astronome de Persée
L'étoile Algol
L'étoile Epsilon
L'étoile Nu
L'étoile Mira Cœli
***
IX
|
Encor si je pouvais dormir ; Si, seulement |
12 |
|
Une heure, une minute, un instant, un moment, |
12 |
|
Le temps qu'une onde passe au fond du lac sonore, |
12 |
|
Fût-ce pour m'éveiller plus lamentable encore, |
12 |
245 |
Sur n'importe quels durs et funèbres chevets, |
12 |
|
Si je pouvais poser mon front ; Si je pouvais, |
12 |
|
Nu, sur un bloc de bronze ou sur un tas de pierres, |
12 |
|
L'une de l'autre, hélas ! rapprocher mes paupières, |
12 |
|
Et m'étendre, et sentir quelque chose de frais, |
12 |
250 |
De doux et de serein, comme si je mourais ; |
12 |
|
Si je pouvais me perdre un moment dans un songe, |
12 |
|
Apaiser dans mon flanc ce qui remue et ronge, |
12 |
|
Aspirer un fluide étrange, aérien, |
12 |
|
Impalpable, et flotter, et n'entendre plus rien, |
12 |
255 |
Ni mon aile frémir, ni battre mon artère, |
12 |
|
Ni ces cris dont je suis la cause sur la terre : |
12 |
|
— Tuons ! Frappons ! Damnons ! J'ai peur ! J'ai froid ! J'ai faim ! |
12 |
|
Sentir ma misérable oreille sourde enfin ! |
12 |
|
Oh ! me coucher, rentrer mes griffes sous ma tête, |
12 |
260 |
Dire : « C'est bien ! je dors, tout comme une autre bête, |
12 |
|
« Comme un léopard, comme un chacal, comme un loup ! |
12 |
|
« Une nuée auguste et calme me dissout ! » |
12 |
|
Mais non ; jamais ! Je traîne à jamais l'insomnie |
12 |
|
Dans une immensité sinistre d'agonie. |
12 |
265 |
Ne pas mourir, ne pas dormir. Voilà mon sort. |
12 |
|
En songe on ne sort pas, mais on croit que l'on sort ; |
12 |
|
C'est assez. Je n'ai point cette trêve. Ma peine |
12 |
|
C'est d'être là, toujours debout ; d'être une haîne |
12 |
|
Éternelle, guettant dans l'ombre affreusement ; |
12 |
270 |
Et c'est de regarder sans cesse fixement |
12 |
|
Les escarpements noirs du mystère insondable. |
12 |
|
Voir toujours fuir, ainsi qu'une île inabordable, |
12 |
|
Le sommeil et le rêve, obscurs paradis bleus |
12 |
|
Où sourit on ne sait quel azur nébuleux ; |
12 |
|
O condamnation ! |
|
|
275 |
O condamnation ! Je suis sous cette voûte. |
|
|
Je regarde l'horreur profonde, et je l'écoute. |
12 |
|
Pas un être ne peut souffrir sans que j'en sois. |
12 |
|
Je suis l'affreux milieu des douleurs. Je perçois |
12 |
|
Chaque pulsation de la fièvre du monde. |
12 |
280 |
Mon ouïe est le centre où se répète et gronde |
12 |
|
Tout le bruit ténébreux dans l'étendue épars ; |
12 |
|
J'entends l'ombre. O tourment ; le mal de toutes parts |
12 |
|
M'apporte en mon cachot son âpre joie aiguë ; |
12 |
|
J'entends glisser l'aspic et croître la ciguë ; |
12 |
285 |
Le mal pèse sur moi du zénith au nadir ; |
12 |
|
La mer a beau hurler, l'avalanche bondir, |
12 |
|
L'orage entreheurter les foudres qu'il secoue, |
12 |
|
L'éclatant zodiaque a beau tourner sa roue |
12 |
|
De constellations, sombre meule des cieux, |
12 |
290 |
A travers le fracas vaste et prodigieux |
12 |
|
Des astres dont parfois le groupe énorme penche, |
12 |
|
A travers l'océan, la foudre et l'avalanche |
12 |
|
Roulant du haut des monts parmi les sapins verts, |
12 |
|
J'entends le pas d'un crime au bout de l'univers. |
12 |
295 |
La parole qu'on dit tout bas, qui n'est pas vraie, |
12 |
|
L'obscur tressaillement du blé qu'étreint l'ivraie, |
12 |
|
La gangrène qui vient mordre la plaie à vif, |
12 |
|
Le chuchotement sourd des flots noyant l'esquif, |
12 |
|
Le silence du chien près du nid de la grive, |
12 |
300 |
J'entends tout, je n'échappe à rien, et tout m'arrive |
12 |
|
A la fois dans ce bagne où je suis submergé ; |
12 |
|
Tous les fléaux en moi retentissent ; et j'ai |
12 |
|
Le contre-coup de tous les monstres ; et je songe, |
12 |
|
Écoutant la fureur, la chute, le mensonge |
12 |
305 |
De toute cette race immonde de Japhet ; |
12 |
|
Je distingue le bruit mystérieux que fait |
12 |
|
Dans une conscience un forfait qu'on décide ; |
12 |
|
O nuit ! j'entends Néron devenir parricide. |
12 |
|
|
Sommeil, lieu sombre, espace ineffable, où l'on est |
12 |
310 |
Doux comme l'aube et pur comme l'enfant qui naît, |
12 |
|
Dormir, ô guérison, détachement, rosée, |
12 |
|
Stupeur épanouie, immense ombre apaisée, |
12 |
|
Repos sacré, douceur farouche, bercement |
12 |
|
Qui trempe dans les cieux les cœurs, noir et charmant, |
12 |
315 |
Oh ! ce bain des remords, ce baume des ulcères, |
12 |
|
La paix qui fait lâcher ce qu'on a dans les serres |
12 |
|
N'avoir jamais cela ; jamais ! n'avoir jamais |
12 |
|
Cet assoupissement sur les vagues sommets, |
12 |
|
Ce sommeil, devant qui les âmes sont pareilles, |
12 |
320 |
Qui change l'antre en nid, et permet aux abeilles |
12 |
|
De voler dans la gueule ouverte des lions ! |
12 |
|
Oh ! cette voix qui dit : calmons et délions ; |
12 |
|
Ne l'entendre jamais dans mes nuits convulsives ; |
12 |
|
La flamme à la prunelle et la bave aux gencives, |
12 |
325 |
Veiller, veiller, veiller, grincer des dents, voilà |
12 |
|
Dans quelles profondeurs ma faute me scella ; |
12 |
|
Sort hideux ; m'enfermer dans la nuit, et m'exclure |
12 |
|
Du sommeil ! me livrer à cette âcre brûlure, |
12 |
|
La veille sans repos, le regard toujours noir, |
12 |
330 |
Toujours ouvert ! O nuit sans pitié ; ne pouvoir |
12 |
|
Lui prendre un peu de calme, et l'avoir sur moi toute ! |
12 |
|
Englouti dans l'oubli, n'en pas boire une goutte ; |
12 |
|
|
Toujours être aux aguets ; toujours être en éveil ! |
12 |
|
|
O vous tous, êtres ! fils de l'ombre ou du soleil, |
12 |
335 |
Qui que vous soyez, morts, vivants, oiseaux des grèves, |
12 |
|
Esprits de l'air, esprits du jour, larves des rêves, |
12 |
|
Faces de l'invisible, anges, spectres, venez, |
12 |
|
Vous trouverez Satan les yeux ouverts. Planez, |
12 |
|
Rampez, allez-vous-en, revenez ; Satan veille |
12 |
340 |
Les yeux ouverts. C'est l'ombre ou c'est l'aube vermeille ; |
12 |
|
Il a les yeux ouverts. Hier, demain, toujours ! |
12 |
|
Laissez s'enfuir les pas du temps, tardifs ou courts, |
12 |
|
Après des millions de jours, de mois, d'années, |
12 |
|
De siècles, de saisons écloses ou fanées, |
12 |
345 |
De flux et de reflux, de printemps et d'hivers, |
12 |
|
Venez, vous trouverez Satan les yeux ouverts. |
12 |
|
Deux yeux fixes, voilà le fond de l'épouvante. |
12 |
|
|
L'obscurité spectrale, informe, décevante, |
12 |
|
Chimérique, me tient dans ces gouffres, béant |
12 |
350 |
Et ployé sous le poids monstrueux du néant. |
12 |
|
Je souffre. Oh ! seulement un instant que je dorme ; |
12 |
|
|
X
|
Je l'aime d'être beau, moi qui suis le difforme. |
12 |
|
Que j'oublie un instant ! — ô souvenir ! — Je vois |
12 |
|
Les anges lui parler dans l'ombre à demi-voix. |
12 |
355 |
Que leur dit-il ; je suis jaloux ; Je me rappelle |
12 |
|
Qu'il me parlait aussi, que la lumière est belle ! |
12 |
|
Je l'aime d'être bon, moi qui suis le mauvais. |
12 |
|
Oh ! le temps d'un éclair, hélas ! si je pouvais |
12 |
|
Au fond de mon chaos voir son ombre apparaître ! |
12 |
360 |
Je l'adore, ô terreur, plus que Jephté son prêtre, |
12 |
|
Plus qu'Amos son prophète et David son chanteur. |
12 |
|
Je l'aime d'être vrai, moi qui suis le menteur. |
12 |
|
Le sang brûle mes yeux, l'écume emplit ma bouche, |
12 |
|
Et, chien de l'infini, chassé du ciel, farouche, |
12 |
365 |
Hagard, pleurant mon maître, à la porte du jour, |
12 |
|
Mâchant le genre humain, je hurle mon amour ! |
12 |
|
Oui, chien ! |
|
|
|
Oui, chien ! En lui parlant ma voix devient horrible. |
|
|
Parfois, pensif, courbé sous mon plafond terrible, |
12 |
|
J'entends les séraphins le chanter dans les cieux, |
12 |
370 |
Et, quand ils ont fini, l'écho chante après eux ; |
12 |
|
Alors je dis : — Eh bien, moi comme eux, moi de même, |
12 |
|
Dieu, je veux te chanter ; ô lumière, je t'aime ! |
12 |
|
Je veux d'un chant d'enfer ravir l'écho du ciel, |
12 |
|
Satan est une lyre ainsi que Gabriel. |
12 |
375 |
Dieu ; c'est à toi, vrai jour, c'est à toi, seul refuge, |
12 |
|
Dieu ; c'est à toi, pasteur, roi, père, maître et juge, |
12 |
|
Que la création songe éternellement ; — |
12 |
|
Et fou, vieux cœur de fer attiré par l'aimant, |
12 |
|
Je dis : gloire ! et ma strophe éclate en diadème, |
12 |
380 |
Et je leur chante un hymne ineffable et suprême, |
12 |
|
Hymne aux versets charmants d'ombre et d'extase emplis, |
12 |
|
[Et] qui pourrait sortir de la bouche d'un lys, |
12 |
|
Puis j'écoute ; et l'écho qui me répond aboie ! |
12 |
|
|
XI
|
Les plus mornes cachots ont une claire-voie ; |
12 |
385 |
Au fond de l'oubliette, au fond du cabanon, |
12 |
|
Quelque chose encor semble exister ; ici, non. |
12 |
|
|
Satan vers Jéhovah se tourne, las d'abîme. |
12 |
|
Oh ! l'unique assassin et l'unique victime, |
12 |
|
C'est moi. J'ai pour tourment le mal que mes mains font |
12 |
390 |
Les autres êtres sont, puis ne sont plus, ils vont |
12 |
|
Puis s'arrêtent, un bruit, puis rien ; je les envie. |
12 |
|
Les autres sont morts ; — moi, je suis veuf de la vie. |
12 |
|
L'effroyable vivant du sépulcre, c'est moi. |
12 |
|
|
Oui, le supplicié râle et rugit ; la loi |
12 |
395 |
Le tient dans ses poignets de bronze qu'on redoute, |
12 |
|
Le tue à petit feu, l'égorge goutte à goutte, |
12 |
|
Et s'interrompt parfois pour qu'il meure longtemps. |
12 |
|
Ses pieds fument, sa chair pétille, et par instants |
12 |
|
Flambe, et l'on voit sortir du ventre ses entrailles ; |
12 |
400 |
Il hurle ; l'huile bout dans la cuve ; tenailles, |
12 |
|
Plomb fondu, roue, horreur ; Par degrés cependant, |
12 |
|
Malgré le vil bourreau de plus en plus ardent, |
12 |
|
Sur l'homme évanoui la torture s'émousse ; |
12 |
|
La sinistre agonie arrive, affreuse et douce ; |
12 |
405 |
Le tourment vaincu semble à la surface errer ; |
12 |
|
Le misérable sent, au moment d'expirer, |
12 |
|
Comme un éloignement ténébreux du supplice. |
12 |
|
Entre ses cils brûlés un rayon pâle glisse, |
12 |
|
C'est la mort, c'est le ciel, c'est l'infini profond ; |
12 |
410 |
Il y tombe, il y flotte, il lui semble qu'il fond ; |
12 |
|
Ses yeux tout grands ouverts se fixent sur du vide ; |
12 |
|
Il est mort. — Oh ; cela, gouffres, j'en suis avide, |
12 |
|
Je l'implore, et je crie : A mon secours, bourreaux ; |
12 |
|
La roue aux mille dents, les chevalets, les crocs, |
12 |
415 |
L'attention du juge affreux, lent et barbare, |
12 |
|
Les pinces, les crampons rougis, les coups de barre, |
12 |
|
L'huile ardente rongeant la cuve de granit, |
12 |
|
Le fer, le feu, c'est bon, c'est doux, cela finit. |
12 |
|
|
XII
|
Ayez de la pitié, gouffres, prison, géhenne, |
12 |
420 |
Sépulcre, chaos, nuit, désolation, haine, |
12 |
|
Ayez de la pitié, si le ciel n'en a pas ; |
12 |
|
Sur Satan, de si haut précipité si bas, |
12 |
|
O voûtes de l'enfer, laissez tomber des larmes ; |
12 |
|
Non, c'est Dieu, c'est le ciel, c'est l'azur plein de charmes, |
12 |
425 |
L'aurore se livrant toute nue à mes yeux, |
12 |
|
C'est le baiser du jour, c'est l'amour que je veux ; |
12 |
|
Rien ; le deuil. Rien ! l'hiver. Rien ; l'âpre solitude. |
12 |
|
Le vil chaos, toujours dans la même attitude ; |
12 |
|
Les blocs mystérieux de l'expiation ; |
12 |
430 |
Je ne puis même, hélas, voir une vision, |
12 |
|
Un reflet, comme on voit du jour aux trous d'un crible. |
12 |
|
J'écoute du néant le monologue horrible, |
12 |
|
L'immensité pour moi ne contient qu'un affront. |
12 |
|
Jamais Dieu ; — Tout est noir. — Quand ma main sur mon front |
12 |
435 |
Cherche les deux rayons de l'archange, elle y trouve |
12 |
|
Les deux cornes du bouc ; je ne sais quelle louve |
12 |
|
Qui tient l'être en sa gueule et l'emporte et le mord, |
12 |
|
Vient me lécher dans l'ombre, et dit : Je suis la mort. |
12 |
|
Quoi ; j'ai le désespoir à jamais pour demeure ; |
12 |
|
Horreur ! je t'aime, ô Dieu ! Grâce, ô mon Dieu ! |
|
|
440 |
Horreur ! je t'aime, ô Dieu ! Grâce, ô mon Dieu ! Bien, pleure |
|
|
Sanglote, implore, écume, aime ; et sois rebuté ! |
12 |
|
Recommence toujours la même lâcheté ! |
12 |
|
Chien Satan, vautre-toi toujours dans ta bassesse ! — |
12 |
|
Oh ; je monte et descends et remonte sans cesse, |
12 |
445 |
De la création fouillant le souterrain, |
12 |
|
Le bas est de l'acier, le haut est de l'airain, |
12 |
|
A jamais, à jamais, à jamais ; Je frissonne, |
12 |
|
Et je cherche et je crie et j'appelle. Personne ; |
12 |
|
Et furieux, tremblant, désespéré, banni, |
12 |
450 |
Frappant des pieds, des mains et du front l'infini, |
12 |
|
Ainsi qu'un moucheron heurte une vitre sombre, |
12 |
|
A l'immensité morne arrachant des pans d'ombre, |
12 |
|
Seul, sans trouver d'issue et sans voir de clarté, |
12 |
|
Je tâte dans la nuit ce mur, l'éternité. |
12 |
|
|
***
DANS LE CIEL
HYMNE DES ANGES
Pensée
***
XIII
455 |
Ici la tombe, là le chaos ; sur ma tête |
12 |
|
La noirceur, sous mes pieds la chute ; où je m'arrête, |
12 |
|
La profondeur s'écroule, et tout est vide ; eh bien, |
12 |
|
Tous ces gouffres mêlés sur moi ne seraient rien |
12 |
|
Si je pouvais donner le change à ma pensée, |
12 |
460 |
Moi-même m'enivrer de ma fureur versée, |
12 |
|
Et me persuader que je hais ; Ce n'est pas |
12 |
|
De la crypte stupide et sourde du trépas, |
12 |
|
Ce n'est pas du cachot, du puits, de la géhenne, |
12 |
|
Ce n'est pas du verrou, ce n'est pas de la chaîne, |
12 |
465 |
C'est de son propre cœur qu'on est le prisonnier. |
12 |
|
Haïr délivre. |
|
|
|
XIV
|
Haïr délivre. Hélas, à force de nier, |
|
|
Et d'enfoncer dans tout mon sarcasme, âpre lame ; |
12 |
|
A force de railler le grand épithalame, |
12 |
|
Et de crier d'en bas aux crimes : je suis là ! |
12 |
470 |
Et de continuer Nemrod dans Attila, |
12 |
|
Et de recommencer dans Borgia Caïphe, |
12 |
|
A force d'ajouter à toute aile une griffe, |
12 |
|
A force d'inspirer les basses actions, |
12 |
|
A force de jeter mon cloaque aux rayons, |
12 |
475 |
A force d'être l'ange infâme que sature |
12 |
|
Tout le crime possible en la sombre nature, |
12 |
|
A force de m'emplir de ténèbres, j'ai froid. |
12 |
|
|
XV
|
Oh ! l'essence de Dieu, c'est d'aimer. L'homme croit |
12 |
|
Que Dieu n'est, comme lui, qu'une âme, et qu'il s'isole |
12 |
480 |
De l'univers, poussière immense qui s'envole ; |
12 |
|
Mais moi, l'ennemi triste et l'éternel moqueur, |
12 |
|
Je le sais, Dieu n'est pas une âme, c'est un cœur. |
12 |
|
Dieu, centre aimant du monde, à ses fibres divines |
12 |
|
Rattache tous les fils de toutes les racines, |
12 |
485 |
Et sa tendresse égale un ver au séraphin ; |
12 |
|
Et c'est l'étonnement des espaces sans fin |
12 |
|
Que ce cœur effrayant, blasphémé par les prêtres, |
12 |
|
Ait autant de rayons que l'univers a d'êtres. |
12 |
|
Pour lui créer, penser, méditer, animer, |
12 |
490 |
Semer, détruire, faire, être, voir, c'est aimer. |
12 |
|
Splendide, il aime, et c'est par reflux qu'on l'adore ; |
12 |
|
Tout en lui roule ; il tient à la nuit par l'aurore, |
12 |
|
Aux esprits par l'idée, aux fleurs par le parfum ; |
12 |
|
Et ce cœur dans son gouffre a l'infini, moins un. |
12 |
495 |
Moins Satan, à jamais rejeté, damné, morne. |
12 |
|
Dieu m'excepte. Il finit à moi. Je suis sa borne. |
12 |
|
Dieu serait infini si je n'existais pas. |
12 |
|
|
Je lui dis : Tu fis bien, Dieu, quand tu me frappas ! |
12 |
|
Je ne l'accuse point, non ; mais je désespère ! |
12 |
500 |
O sombre éternité, je suis le fils sans père. |
12 |
|
Du côté de Satan il est, mais n'est plus Dieu. |
12 |
|
|
XVI
|
Cent fois, cent fois, cent fois, j'en répète l'aveu, |
12 |
|
J'aime ! Et Dieu me torture, et voici mon blasphème, |
12 |
|
Voici ma frénésie et mon hurlement : j'aime ! |
12 |
505 |
J'aime à faire trembler les cieux ! — Quoi ; tout est vain ; |
12 |
|
Oh ! c'est là l'inouï, l'horrible, le divin, |
12 |
|
De se dresser, d'ouvrir des ailes insensées, |
12 |
|
De s'attacher, sanglant, à toutes les pensées |
12 |
|
Qu'on peut saisir, avec des cris, avec des pleurs, |
12 |
510 |
De sonder les terreurs, de sonder les douleurs, |
12 |
|
Toutes, celles qu'on souffre et celles qu'on invente, |
12 |
|
De parcourir le cercle entier de l'épouvante, |
12 |
|
Pour retomber toujours au même désespoir ; |
12 |
|
Dieu veut que l'homme las s'endorme, il fait le soir ; |
12 |
515 |
Il creuse pour la taupe une chambre sous terre ; |
12 |
|
Il donne au singe, à l'ours, au lynx, à la panthère, |
12 |
|
L'âpre hospitalité des antres et des monts ; |
12 |
|
Aux baleines les mers, aux crapauds les limons, |
12 |
|
Les roseaux aux serpents secouant leurs sonnettes ; |
12 |
520 |
Il fait tourner autour des soleils les planètes |
12 |
|
Et dans la blanche main des vierges les fuseaux ; |
12 |
|
Il entre dans les nids, touche aux petits oiseaux, |
12 |
|
Et dit : La bise vient, j'épaissirai leurs plumes ; |
12 |
|
Il laisse l'étincelle échapper aux enclumes, |
12 |
525 |
Et lui permet de fuir, joyeuse, les marteaux ; |
12 |
|
Il montre son grand ciel aux lions de l'Athos ; |
12 |
|
Il étale dans l'aube, ainsi que des corbeilles, |
12 |
|
Sous des flots de rayons, les printemps pleins d'abeilles |
12 |
|
Sa grandeur pour le monde en bonté se résout. |
12 |
530 |
Une vaste lueur ardente embrase tout, |
12 |
|
De l'archange à la brute et de l'astre à la pierre, |
12 |
|
Croise en forêt de feu ses rameaux de lumière, |
12 |
|
Va, vient, monte, descend, féconde, enflamme, emplit, |
12 |
|
Combat l'hiver liant les fleuves dans leur lit, |
12 |
535 |
Et lui fait lâcher prise, et rit dans toute chose, |
12 |
|
Luit mollement derrière une feuille de rose, |
12 |
|
Chauffe l'énormité sidérale des cieux, |
12 |
|
Brille, et de mon côté, prodige monstrueux, |
12 |
|
Ce flamboiement se dresse en muraille de glace ; |
12 |
540 |
Oui, la création heureuse s'entrelace |
12 |
|
Tout entière, clartés et brume, esprits et corps, |
12 |
|
Dans le Dieu bon, avec d'ineffables accords ; |
12 |
|
L'être le plus déchu retrouve l'innocence |
12 |
|
Dans sa toute tendresse et sa toute puissance ; |
12 |
545 |
Moi seul, moi le maudit, l'incurable apostat, |
12 |
|
Je m'approche de Dieu sans autre résultat |
12 |
|
Que de faire gronder vaguement le tonnerre ! |
12 |
|
Dieu veut que cet essaim d'atomes le vénère, |
12 |
|
Il leur demande à tous leur cœur, leur chant, leur bruit, |
12 |
550 |
Leur parfum, leur prière ; à moi rien, de la nuit. |
12 |
|
O misère sans fond ; Écoutez ceci, sphères, |
12 |
|
Étoiles, firmaments, ô vieux soleils, mes frères, |
12 |
|
Vers qui monte en pleurant mon douloureux souhait, |
12 |
|
Cieux, azurs, profondeurs, splendeurs, — l'amour me hait ! |
12 |
|
|
|
II |
L'ANGE LIBERTÉ |
I
555 |
De la lumière. Et puis de la lumière encore. |
12 |
|
Chaos de firmaments dans des gouffres d'aurore. |
12 |
|
|
L'ange Liberté plane en l'azur spacieux. |
12 |
|
On dirait que son œil cherche une issue aux cieux. |
12 |
|
Elle voit une étoile. Elle s'approche : — Écoute, |
12 |
560 |
Étoile ; conduis-moi sous la fatale voûte ; |
12 |
|
Dieu permet que je parle à celui qui fut grand. |
12 |
|
— Je ne puis, répond l'astre. Et Liberté reprend : |
12 |
|
— Du moins, dis-moi la route et comment y descendre. |
12 |
|
— Parle à l'Éclair, dit l'astre. Il peut seul te l'apprendre. |
12 |
565 |
Cet ange est dans le ciel le seul qui sait tomber. |
12 |
|
|
D'une aile que le vent même ne peut courber, |
12 |
|
L'Ange Liberté part et franchit l'éther sombre. |
12 |
|
|
Elle vola longtemps ; — l'homme n'a pas de nombre |
12 |
|
Pour compter ce temps-là ; — son vol fier était sûr. |
12 |
|
570 |
Tout à coup, dans un angle informe de l'azur, |
12 |
|
Elle vit l'écurie énorme des nuées. |
12 |
|
On entendait sonner des chaînes dénouées, |
12 |
|
Et rouler on ne sait quels effrayants essieux ; |
12 |
|
L'ange Éclair travaillait dans cet antre des cieux ; |
12 |
575 |
Il en faisait sortir tous les chars du tonnerre ; |
12 |
|
Quelques-uns n'étaient faits que de flamme ordinaire ; |
12 |
|
D'autres semblaient forgés dans l'enfer par les nuits ; |
12 |
|
Et des ruissellements de foudres inouïs |
12 |
|
Ébauchaient vaguement leur forme épouvantable ; |
12 |
580 |
Les écueils dans la mer, les taureaux dans l'étable, |
12 |
|
Sont des roucoulements près des monstrueux bruits |
12 |
|
De tous ces chars avec de l'abîme construits. |
12 |
|
|
Liberté s'avança vers l'Éclair. L'immortelle |
12 |
|
Sourit : — Ange, tu dois connaître, lui dit-elle, |
12 |
585 |
L'éclatant Lucifer tombé dans le trépas. |
12 |
|
— C'est moi qui l'ai frappé, je ne le connais pas, |
12 |
|
Dit l'Éclair. — Mais le gouffre où tu jetas cette âme, |
12 |
|
Tu peux me le montrer ; — Non, dit l'esprit de flamme. |
12 |
|
Va trouver le vieil ange Hiver. Il est le seul |
12 |
590 |
Qui connaisse les plis ténébreux du linceul. |
12 |
|
Moi, je ne me souviens de rien. Je brise, et passe. |
12 |
|
|
Puis, il montra du doigt un point noir dans l'espace, |
12 |
|
C'était la terre. |
|
|
|
C'était la terre. — Va, dit-il. Le triste enfer |
|
|
Touche à ce monde et là tu trouveras l'hiver. |
12 |
|
595 |
Et l'ange Liberté, telle qu'un jet de fronde, |
12 |
|
Partit, et vit grandir la sphère obscure et ronde, |
12 |
|
Et, superbe, et bravant la bise et le mistral, |
12 |
|
S'abattit sur la terre à l'endroit sépulcral. |
12 |
|
|
Dans ce cercle effrayant que les glaciers enserrent, |
12 |
600 |
Au fond du désert blême où jamais ne passèrent |
12 |
|
Les Colomb, les Gama, ces lumineux sondeurs, |
12 |
|
Dans ces obscurités et dans ces profondeurs |
12 |
|
Sur la création par le néant conquises, |
12 |
|
Au-delà des spitzbergs, des flots et des banquises, |
12 |
605 |
Au centre de la brume où tout rayon finit, |
12 |
|
Loin du jour, dans l'eau marbre et dans la mer granit, |
12 |
|
Le sombre archange Hiver se dresse sur le pôle ; |
12 |
|
La trompette à la bouche et l'ombre sur l'épaule, |
12 |
|
Il est là, sans qu'il sorte, au milieu de ce deuil, |
12 |
610 |
De son clairon un souffle, un éclair de son œil ; |
12 |
|
Il ne rêve pas même, étant un bloc de neige ; |
12 |
|
Les vents ailés, pareils à l'oiseau pris au piège, |
12 |
|
Sont dans sa main, captifs du silence éternel ; |
12 |
|
Son œil éteint regarde affreusement le ciel ; |
12 |
615 |
Le givre est dans ses os, le givre est sur sa tête ; |
12 |
|
L'horreur pétrifiée autour de lui s'arrête ; |
12 |
|
Sa sinistre attitude effare l'infini ; |
12 |
|
Dur, morne, il est glacé, c'est-à-dire banni ; |
12 |
|
La terre sous ses pieds, de ténèbres vêtue, |
12 |
620 |
Se tait ; il est la blanche et muette statue |
12 |
|
Debout sur ce tombeau dans l'éternelle nuit ; |
12 |
|
Jamais une lueur, un mouvement, un bruit |
12 |
|
N'effleurent le géant, seul sous de sombres voiles. |
12 |
|
Quand, à tous ces cadrans qu'on nomme les étoiles, |
12 |
625 |
L'heure du dernier jour sans terme et sans milieu |
12 |
|
Sonnera, la clarté de la face de Dieu |
12 |
|
Dégèlera le spectre, et tout à coup sa bouche |
12 |
|
Se gonflera d'un pli formidable et farouche, |
12 |
|
Et les mondes, esquifs roulant sans aviron, |
12 |
630 |
Entendront l'ouragan sortir de son clairon. |
12 |
|
|
Jamais l'essaim chantant des paradis n'approche |
12 |
|
Cette âme du silence et du deuil, faite roche, |
12 |
|
Geôlière des cieux morts et des firmaments noirs ; |
12 |
|
Ce brouillard gris, pareil à la chute des soirs, |
12 |
635 |
Fait peur aux chérubins extasiés et tendres ; |
12 |
|
Les neiges, cette forme effroyable des cendres, |
12 |
|
Font de cet horizon, dont l'aube hait le seuil, |
12 |
|
Quelque chose qui semble un dedans de cercueil. |
12 |
|
|
L'ange-vierge, à travers les glaciers blancs décombres, |
12 |
640 |
Vola droit au géant, seul dans ces déserts sombres |
12 |
|
Dont le jour ne veut pas et qu'il n'a pas reçus. |
12 |
|
D'abord elle plana radieuse au-dessus |
12 |
|
Du lourd colosse, avec les grands cercles de l'aigle ; |
12 |
|
Puis, s'approchant, lui dit : — Celui qui juge et règle, |
12 |
645 |
Celui qui fait tout vivre et qui fait tout trembler, |
12 |
|
M'a permis de venir ici ; je veux parler |
12 |
|
A quelqu'un d'effrayant dont seul tu connais l'antre ; |
12 |
|
O géant, ouvre-moi le gouffre, pour que j'entre. |
12 |
|
|
Le Vieillard de la Nuit resta sourd et muet ; |
12 |
650 |
Pas un pli du brouillard pesant ne remuait |
12 |
|
Dans cette immensité d'ombre et de solitude ; |
12 |
|
Seulement, sans que rien troublât son attitude, |
12 |
|
Et sans qu'un mouvement fit voir qu'il entendît, |
12 |
|
La glace sous ses pieds lentement se fendit. |
12 |
655 |
Une crevasse étrange apparut ; ouverture |
12 |
|
D'on ne sait quelle horreur qui n'est plus la nature, |
12 |
|
Bouche d'un puits livide et morne, escarpement |
12 |
|
D'un abîme qui va plus loin que l'élément, |
12 |
|
Vision du néant formidable, enfermée |
12 |
660 |
Entre deux murs sans forme où rampe une fumée ; |
12 |
|
Deuil, brume ; obscurité sans fond et sans contour. |
12 |
|
|
La vierge Liberté, blanche et faite de jour, |
12 |
|
Sentit le froid du lieu funeste où rien n'existe. |
12 |
|
La désolation de ce gouffre était triste |
12 |
665 |
Et profonde ; et c'était l'infini de la nuit. |
12 |
|
|
Elle ouvrit sa grande aile où l'azur des cieux luit, |
12 |
|
Et, calme, descendit dans cette ombre terrible. |
12 |
|
|
II
|
Or, en ce même instant, l'horreur indivisible, |
12 |
|
Sans palpitation, sans souffle et sans échos, |
12 |
670 |
La lugubre unité de tombe et de chaos |
12 |
|
Qu'on nomme Enfer, voyait une chose inouïe. |
12 |
|
|
Une forme, parfois soudain évanouie, |
12 |
|
Puis renaissant, flottant au loin, puis s'abîmant, |
12 |
|
Sorte de voile ayant un vague mouvement, |
12 |
675 |
Glissait sous ce plafond qu'on prendrait pour un rêve. |
12 |
|
|
Cette figure était la même que la grève |
12 |
|
Du fleuve Seine avait vue errer autrefois, |
12 |
|
Et jeter dans les vents sa redoutable voix. |
12 |
|
|
Elle allait, comme l'algue erre… — A travers le voile |
12 |
680 |
La fixité des yeux flamboyait, et la toile |
12 |
|
Dont ce voile était fait, semblait avoir été |
12 |
|
Tissue avec du rêve et de l'obscurité. |
12 |
|
Elle sondait l'enfer qui sans fin se prolonge ; |
12 |
|
Dans la stagnation des ténèbres, qui songe, |
12 |
685 |
Et qui, farouche, a l'air d'un crime qui se tait, |
12 |
|
Elle passait, tournait, descendait, remontait, |
12 |
|
Prenant on ne sait quels plis informes pour guides, |
12 |
|
Blême aux endroits obscurs, noire aux endroits livides. |
12 |
|
Ainsi vole à travers les branches l'émouchet. |
12 |
690 |
Parfois, comme quelqu'un qui cherche, elle touchait |
12 |
|
Le mur prodigieux de la cave du monde. |
12 |
|
Elle serpentait, lente et souple comme une onde, |
12 |
|
Dans l'abîme où l'esprit lit ce mot triste : Absent. |
12 |
|
Souvent elle laissait derrière elle en passant |
12 |
695 |
Le bleuissement pâle et fugitif du soufre. |
12 |
|
|
Soudain, comme sentant sous elle plus de gouffre, |
12 |
|
Elle hésita, pencha ce qui semblait son front, |
12 |
|
Et regarda. |
|
|
|
Et regarda. La nuit qu'aucun jour n'interrompt |
|
|
Gisait dans l'étendue effroyable et sublime. |
12 |
700 |
Ce précipice émit de la mort, faite abîme. |
12 |
|
On y sentait flotter du sépulcre dissous. |
12 |
|
On voyait de la nuit sous la nuit ; au-dessous |
12 |
|
De l'ombre, dans un vide étrange, on voyait l'ombre. |
12 |
|
|
Tout au fond remuait une apparence sombre ; |
12 |
705 |
Un fantôme entrevu, submergé, trouble, enfui, |
12 |
|
Errant, rampant ; c'était le Damné ; c'était Lui. |
12 |
|
|
On distinguait un front, des ailes, des vertèbres. |
12 |
|
|
C'était l'archange larve, âme des lieux funèbres |
12 |
|
Mêlant en lui de l'astre avec de l'animal ; |
12 |
710 |
C'était l'être sinistre en qui pense le mal ; |
12 |
|
C'était le criminel que le crime exécute ; |
12 |
|
C'était plus qu'un esprit tombé ; c'était la Chute. |
12 |
|
|
Le chaos se roulait sur l'ange en se gonflant ; |
12 |
|
Par intervalle, un ongle, un large crâne, un flanc |
12 |
715 |
Rayé comme les lynx, les guêpes et les zèbres |
12 |
|
Se dressait dans le spasme horrible des ténèbres |
12 |
|
Ses écailles semblaient de fumée et de jais. |
12 |
|
On croyait voir quelqu'un de ces vagues objets |
12 |
|
Tortueux et flottants, dont on craint la piqûre. |
12 |
720 |
Offrant tous les aspects dans une ébauche obscure, |
12 |
|
Céleste, bestial, humain, vertigineux, |
12 |
|
Laissant voir une face au milieu de ses nœuds, |
12 |
|
Enflant des plis confus dans l'ombre où rien ne brille, |
12 |
|
C'était par instants l'hydre et parfois la chenille. |
12 |
725 |
Il se traînait, visqueux, blême, éclipsé, terni, |
12 |
|
Reptile colossal du cloaque infini. |
12 |
|
|
La caverne d'en bas de Tout ; voilà ce gouffre. |
12 |
|
|
C'était du vide en pleurs et du miasme qui souffre. |
12 |
|
D'affreux rocs ébauchaient de noirs décharnements ; |
12 |
730 |
On croyait, dans la brume épaisse, par moments, |
12 |
|
Entrevoir le cadavre effrayant de la Cause ; |
12 |
|
Tout était mort ; Satan rôdait dans quelque chose |
12 |
|
D'informe et de hideux qui paraissait détruit ; |
12 |
|
De sorte qu'au milieu de la fétide nuit, |
12 |
735 |
Tout étant noirceur, peste, épouvante, misère, |
12 |
|
Lividité, ruine, il semblait nécessaire |
12 |
|
Qu'au fond de cette tombe on vit ramper ce ver. |
12 |
|
|
Si quelque ange, égaré dans l'éternel hiver, |
12 |
|
Fouillant la profondeur du vide impénétrable, |
12 |
740 |
Hélas ! fût arrivé jusqu'à ce misérable, |
12 |
|
Il n'eût rien retrouvé dans ce dieu de l'enfer |
12 |
|
Du géant éclaireur qu'on nommait Lucifer. |
12 |
|
L'abîme avait fini par entrer dans sa forme. |
12 |
|
La condamnation, lourde, lépreuse, énorme, |
12 |
745 |
S'était, sur cet archange à jamais rejeté, |
12 |
|
Lentement déposée en monstruosité. |
12 |
|
L'impur typhus sortait de son haleine amère. |
12 |
|
Parfois, car ce brouillard est rempli de chimère, |
12 |
|
Dans cette nuit que, seul, le vertige connaît, |
12 |
750 |
Quelque ruissellement de lueur dessinait |
12 |
|
Son dos ou la membrane immonde de son aile. |
12 |
|
La rondeur de sa rouge et fatale prunelle |
12 |
|
Semblait, dans la terreur de ces lieux inouïs, |
12 |
|
Une goutte de flamme au fond du puits des nuits. |
12 |
755 |
Sa face était le masque effaré du vertige. |
12 |
|
A de certains moments, phases du noir prodige, |
12 |
|
Un flamboiement, sortant de lui, glissait sur lui ; |
12 |
|
L'abîme aveugle était brusquement ébloui ; |
12 |
|
Alors, ô vision ! à travers l'insondable, |
12 |
760 |
A travers l'inconnu qui n'est pas regardable, |
12 |
|
Dans l'étrange épaisseur du gouffre devenu |
12 |
|
Glauque autour du colosse inexprimable et nu, |
12 |
|
Satan apparaissait dans toute sa souffrance ; |
12 |
|
Le démon fulgurant, dans cette transparence, |
12 |
765 |
Horrible, se tordait comme un éclair noyé. |
12 |
|
Puis la nuit revenait, glacée et sans pitié ; |
12 |
|
La vaste cécité refluait sous la voûte |
12 |
|
De l'éternel silence et l'engloutissait toute ; |
12 |
|
Et l'enfer, un instant montré, se refermant, |
12 |
770 |
Lugubre, s'emplissait d'évanouissement. |
12 |
|
|
III
|
La goule Isis-Lilith cria dans cette fosse : |
12 |
|
— « Sois content. Tout périt. » (Oh ; toute langue est fausse |
12 |
|
Comment rendre ces cris de spectre en mots humains ?) |
12 |
|
« Père, ce qu'une fois j'ai saisi dans mes mains, |
12 |
775 |
« Moi, la Fatalité, jamais je ne le lâche. |
12 |
|
« L'airain, le bois, la pierre, ont accompli leur tâche ; |
12 |
|
« L'airain s'est fait soldat, roi, prince, chevalier, |
12 |
|
« Et le bois s'est fait juge et la pierre geôlier ; |
12 |
|
« Caïn a reparu sous trois formes, le glaive, |
12 |
780 |
« Le gibet, la prison ; et Babel se relève ; |
12 |
|
« Le sang coule, Jésus est mort, l'enfer prévaut ; |
12 |
|
« L'échafaud monstrueux du monde est le pivot ; |
12 |
|
« Tout croule ; et dans le sang humain l'homme se lave ; |
12 |
|
« La guerre le fait brute et la prison esclave ; |
12 |
785 |
« L'homme subit le joug en sortant du combat ; |
12 |
|
« Et, tigre dans le cirque, est âne sous le bât. |
12 |
|
« Sois content. Tout est fauve, impitoyable et triste. |
12 |
|
« Tu règnes. Cependant un obstacle résiste ; |
12 |
|
« Dans cette fourmilière obscure un peuple luit ; |
12 |
790 |
« Il est le verbe, il est la voix, il est le bruit ; |
12 |
|
« Il agite au-dessus de la terre une flamme ; |
12 |
|
« Ce peuple étrange est plus qu'un peuple, c'est une âme ; |
12 |
|
« Ce peuple est l'Homme même ; il brave avec dédain |
12 |
|
« L'enfer, et, dans la nuit, cherche à tâtons l'Éden ; |
12 |
795 |
« Ce peuple, c'est Adam ; mais Adam qui se venge, |
12 |
|
« Adam ayant volé le glaive ardent de l'ange, |
12 |
|
« Et chassant devant lui la Nuit et le Trépas ; |
12 |
|
« Il va ; tous les progrès sont faits avec ses pas ; |
12 |
|
« Pas de haute action que ses mains ne consomment ; |
12 |
800 |
« Les autres nations l'admirent, et le nomment |
12 |
|
« FRANCE, et ce nom combat dans l'ombre contre nous. |
12 |
|
« Cette France est l'amour et la joie en courroux, |
12 |
|
« C'est le bien qui rugit, l'idéal qui s'irrite ; |
12 |
|
« Tous nos prêtres, docteur qui ment, juge hypocrite, |
12 |
805 |
« Faux juges, faux savants déformant les esprits, |
12 |
|
« Nagent dans le crachat de son large mépris ; |
12 |
|
« Elle est volcan, torrent, flot, lave ; elle bouillonne ; |
12 |
|
« Fière, elle a plus qu'Athène et plus que Babylone, |
12 |
|
« Elle a Paris, la Ville univers, pour cerveau ; |
12 |
810 |
« Sur l'horizon humain, vaste, orageux, nouveau, |
12 |
|
« Elle souffle la vie ainsi qu'une tempête. |
12 |
|
« Mais écoute, ce peuple est vaincu : sur sa tête |
12 |
|
« J'ai mis le joug ; il est l'aube, je suis la fin. |
12 |
|
« La pierre dont Abel fut frappé par Caïn, |
12 |
815 |
« Gisait dans le sang, noire, inexorable, athée ; |
12 |
|
« Tu l'en souviens, je l'ai ramassée et jetée |
12 |
|
« Près de la Seine, ainsi qu'une graine en un champ ; |
12 |
|
« Ton haleine, perçant le globe, et la touchant, |
12 |
|
« L'a fait croître et grandir jusqu'au ciel, tour affreuse ; |
12 |
820 |
« Cette tour en cachots innombrables se creuse ; |
12 |
|
« Les rois en font leur antre ; elle écrase Paris ; |
12 |
|
« Elle éteint sa lumière, elle étouffe ses cris ; |
12 |
|
« C'est là que toute chaîne aboutit et commence ; |
12 |
|
« Elle est le cadenas de l'esclavage immense ; |
12 |
825 |
« Elle est la glace au front de la France qui bout ; |
12 |
|
« Elle est la tombe ; et l'ombre avec elle est debout. |
12 |
|
« Elle garde en ses flancs le billot et la roue ; |
12 |
|
« Cette tour est la geôle où le vieux dogme écroue |
12 |
|
« L'âme et la vie, et met l'esprit humain aux fers ; |
12 |
830 |
« Car Paris bâillonné fait muet l'univers ; |
12 |
|
« La prison de la France est le cachot du monde. |
12 |
|
« Maintenant, c'est fini, tout râle et rien ne gronde ; |
12 |
|
« Ris, Satan. Plus que toi les hommes sont proscrits ; |
12 |
|
« La Bastille, implacable et dure, est sur Paris |
12 |
835 |
« Comme l'épée avec la croix, sur les deux Romes. |
12 |
|
« Puisque tous deux, moi spectre et toi démon, nous sommes |
12 |
|
« Les damnés, sans repos, sans sommeil ; les témoins ; |
12 |
|
« Puisque nous ne pouvons dormir, ayons du moins |
12 |
|
« La joie âcre du mal dans notre fièvre horrible ; |
12 |
840 |
« A travers ton plafond comme à travers un crible, |
12 |
|
« Toi, souffle la fureur aux hommes malheureux, |
12 |
|
« Et moi je secouerai le suaire sur eux. |
12 |
|
« Oui, ta vengeance étreint le monde, et le ravage. |
12 |
|
« Dans ces trois cercles noirs, Haine, Meurtre, Esclavage, |
12 |
845 |
« Le morne enfer tient l'homme à jamais enfermé. |
12 |
|
« Un brouillard, d'ignorance et de douleur formé, |
12 |
|
« Envahit lentement la terre comme une onde. |
12 |
|
« O grand désespéré, dans ta tombe profonde, |
12 |
|
« Sois content. Nuit, terreur, mort. Éclipse de Dieu. |
12 |
|
850 |
Et le spectre, penchant ses prunelles de feu, |
12 |
|
Regardant l'épaisseur qu'aucun frisson n'anime, |
12 |
|
Attendit la réponse énorme de l'abîme. |
12 |
|
|
Mais rien ne remua. Rien ne semblait vivant. |
12 |
|
|
Le fantôme étonné regarda plus avant. |
12 |
|
|
855 |
— Es-tu là ? cria-t-il. L'ombre resta muette. |
|
|
|
Soudain la colossale et sombre silhouette |
12 |
|
De l'ange monstre en qui le ciel s'évanouit, |
12 |
|
Apparut, surnageant sur le flot de la nuit. |
12 |
|
|
Sur son front formidable une molle fumée |
12 |
860 |
Flottait, et sa paupière horrible était fermée. |
12 |
|
|
O Prodige ; Satan venait de s'endormir. |
12 |
|
|
Une commotion de stupeur fit frémir |
12 |
|
L'immuable nuée au fond du précipice. |
12 |
|
|
L'antique patient de l'éternel supplice, |
12 |
865 |
Pour souffrir à jamais à jamais rajeuni, |
12 |
|
Lui, l'immense œil de tigre ouvert sur l'infini, |
12 |
|
Satan, le mal, l'horreur condensée en génie, |
12 |
|
L'anxiété, le guet, la douleur, l'insomnie, |
12 |
|
Dormait. |
|
|
|
Dormait. En même temps la terre eut un répit. |
|
870 |
La lave folle aux flancs de l'Hékla s'assoupit ; |
12 |
|
Le fouet oublia l'âne ; et l'ours, las de ses courses, |
12 |
|
Vint boire avec la biche à la clarté des sources ; |
12 |
|
La rose parut belle aux dragons éblouis ; |
12 |
|
L'âme de Marc-Aurèle entra dans saint Louis ; |
12 |
875 |
Le plus grand, attendri, se pencha sur le moindre ; |
12 |
|
Le bonze, croyant voir de la lumière poindre, |
12 |
|
Eut peur, chouette, et dit en frémissant : déjà ! |
12 |
|
La plante, qu'étouffait le roc, se dégagea ; |
12 |
|
Les mouches, qui pendaient aux toiles d'araignées, |
12 |
880 |
S'envolèrent, de vie et d'aurore baignées ; |
12 |
|
Le poids se souleva des reins du portefaix ; |
12 |
|
Le vent s'arrêta court sur les flots stupéfaits, |
12 |
|
Et fit grâce, et laissa rentrer la barque au havre ; |
12 |
|
L'enfant mort, dont la mère embrassait le cadavre, |
12 |
885 |
Rouvrant les yeux, reprit le sein en souriant. |
12 |
|
|
|
IV
|
Satan dormait. Isis recula s'écriant : |
|
|
— Il dort ! Je souffre seule ! Oh ! je le hais. |
|
|
|
— Il dort ! Je souffre seule ! Oh ! je le hais. Sa bouche |
|
|
Écarta presque, avec cette clameur farouche, |
12 |
|
Le voile par ses yeux flamboyants traversé ; |
12 |
890 |
Puis les plis du linceul froid et toujours baissé |
12 |
|
Tombèrent longs et droits, et Lilith immobile |
12 |
|
Songea. |
|
|
|
Songea. Ce rêve obscur d'un spectre, la sibylle |
|
|
Peut seule l'entrevoir quand dans son noir réduit |
12 |
|
Elle médite, ayant sous son coude la nuit. |
12 |
|
895 |
On entendait suinter le néant goutte à goutte. |
12 |
|
|
Soudain Isis leva son regard vers la voûte, |
12 |
|
Et, comme la fumée aux cimes de l'Etna, |
12 |
|
Dans toute sa longueur son linceul frissonna ; |
12 |
|
Elle se dressa haute, épouvantable et pâle, |
12 |
900 |
Et jeta, secouant son voile, avec le râle |
12 |
|
Du tigre apercevant le lion importun, |
12 |
|
Ce cri, prodigieux dans ce gouffre : Quelqu'un ! |
12 |
|
|
Un ange éblouissant les ailes déployées, |
12 |
|
Entrait. |
|
|
|
Entrait. Les profondeurs avec Satan broyées, |
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905 |
Tous ces monts que la fable appelle Othryx, Ossa, |
12 |
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Phlégon, et que le jet de soufre éclaboussa, |
12 |
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Monts frappés comme lui quand Dieu brisa son aile, |
12 |
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Et roulés dans sa chute avec lui pêle-mêle, |
12 |
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Les blocs cicatrisés et morts, les rocs maudits |
12 |
910 |
Que Michel, soleil foudre, extermina jadis, |
12 |
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Crurent revoir l'éclair du grand coup de tonnerre. |
12 |
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Tour l'enfer tressaillit. |
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Tour l'enfer tressaillit. L'ange, extraordinaire, |
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Superbe, souriant, descendait. |
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Superbe, souriant, descendait. Sa clarté |
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Sereine, blêmissait l'enfer épouvanté. |
12 |
915 |
Le chaos éperdu montra sa pourriture. |
12 |
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On voyait au zénith du gouffre une ouverture |
12 |
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D'où tombait la lueur ineffable des cieux. |
12 |
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La géhenne s'ouvrit comme un œil chassieux ; |
12 |
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Tout le plafond, pendant en haillon formidable, |
12 |
920 |
S'éclaira. L'on put voir le fond de l'insondable, |
12 |
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Et les recoins confus du grand cachot souillé ; |
12 |
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L'abîme frissonna comme un voleur fouillé ; |
12 |
|
On distinguait les bords des précipices traîtres ; |
12 |
|
Les brouillards qui flottaient prirent des formes d'êtres |
12 |
925 |
Monstrueux, qui semblaient ramper, et vivre là ; |
12 |
|
La menace qu'on sent dans les lieux noirs sembla |
12 |
|
Plus fauve, et le visage irrité des décombres, |
12 |
|
Le blanchissement vague et difforme des ombres, |
12 |
|
Se hérissaient, montrant des aspects foudroyés ; |
12 |
930 |
Tous les renversements en arrière, effrayés, |
12 |
|
Se dressaient ; les granits remuaient sous la nue ; |
12 |
|
L'obscurité lugubre apparut toute nue ; |
12 |
|
On eût dit qu'elle ôtait l'ombre qui la revêt, |
12 |
|
Que le masque inouï de l'enfer se levait, |
12 |
935 |
Et qu'on voyait la face effroyable du vide. |
12 |
|
|
L'ange continuait de descendre, splendide, |
12 |
|
Dans cet effarement immense de la nuit. |
12 |
|
|
V
|
Le vautour ne sait plus s'il poursuit ou s'il fuit |
12 |
|
Quand il voit l'aigle au fond du nuage apparaître. |
12 |
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940 |
Isis, se retournant vers ce radieux être |
12 |
|
Beau comme vesper, l'astre et l'ange avant-coureur, |
12 |
|
Se dressa dans un geste effrayant dont l'horreur |
12 |
|
S'accroissait sous le voile, et lui cria : |
|
|
|
S'accroissait sous le voile, et lui cria : — « Lumière, |
|
|
« Qu'es-tu ? Que nous veux-tu ? N'avance pas. Arrière, |
12 |
945 |
« Arrière ! Les rayons sont de ce gouffre exclus. |
12 |
|
« Va-t'en. Ne donne pas un coup d'aile de plus, |
12 |
|
« Tremble ! N'avance pas ! » |
|
|
|
« Tremble ! N'avance pas ! » L'ange approchait, tranquille. |
|
|
|
La rage alors sortit de l'abîme immobile ; |
12 |
|
On entendit, terreur ! le cri du lieu muet ; |
12 |
|
L'enfer aboya. |
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|
950 |
L'enfer aboya. L'ombre écumait et huait. |
|
|
L'ange approchait. |
|
|
|
L'ange approchait. Isis frémit. La pâle stryge, |
|
|
Avec un mouvement de rêve et de prodige, |
12 |
|
Se déploya debout tout entière devant |
12 |
|
L'ange, majestueux comme le jour levant. |
12 |
|
955 |
— « Mais réveille-toi donc, Satan ; dit le fantôme. |
12 |
|
|
|
VI
|
Satan dormait. Ce fut, sous le ténébreux dôme, |
|
|
Une attente sans nom quand l'abîme comprit |
12 |
|
Que cette larve allait combattre cet esprit. |
12 |
|
|
L'ange était une femme ; il ne semblait pas même |
12 |
960 |
S'apercevoir, du haut de sa fierté suprême, |
12 |
|
Qu'il eût quitté l'azur où Dieu rayonne et vit. |
12 |
|
Il venait. |
|
|
|
Il venait. Quand il fut près d'Isis, ce qu'on vit |
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|
Fut hideux, et l'horreur s'accrut, dans la mesure |
12 |
|
De ce gouffre où Babel, le colosse masure, |
12 |
965 |
Ne serait qu'un tesson et Chéops qu'un gravat. |
12 |
|
|
A travers l'affreux voile, et sans qu'il se levât, |
12 |
|
Une tête de mort, sombre masque de flamme, |
12 |
|
Parut, et le linceul laissa voir sous sa trame |
12 |
|
Un squelette de feu flottant dans ses plis noirs ; |
12 |
970 |
Deux yeux brillaient, ainsi que deux ardents miroirs, |
12 |
|
Sur cet épouvantable et sinistre visage ; |
12 |
|
Isis ouvrit les bras, pour barrer le passage, |
12 |
|
Ainsi que le gibet au haut du Golgotha ; |
12 |
|
Et l'apparition formidable jeta |
12 |
975 |
Ces mots à l'ange, avec une clameur profonde : |
12 |
|
|
« Je suis Lilith-Isis, l'âme noire du monde. |
12 |
|
« Tremble ! L'être inconnu, funeste, illimité, |
12 |
|
« Que l'homme en frémissant nomme Fatalité, |
12 |
|
« C'est moi. Tremble ! Anankè, c'est moi. Tremble ! Le voile, |
12 |
980 |
« C'est moi. Je suis la brume et tu n'es que l'étoile ; |
12 |
|
« Tu n'es qu'un des flambeaux possibles, moi je suis |
12 |
|
« La noirceur éternelle et farouche des nuits ; |
12 |
|
« Je suis la bouche obscure et soufflant sur les phares ; |
12 |
|
« Tremble ; malheur à toi, ver luisant qui t'égares ! |
12 |
985 |
« Qu'est-ce que tu viens faire ici ? Va-t'en. Ces lieux |
12 |
|
« Sont du ciel et du jour et du maître, oublieux. |
12 |
|
« Qui que tu sois, malheur à ce qui s'aventure |
12 |
|
« Dans la négation et dans la sépulture ; |
12 |
|
« Malheur à vous, fourmis volantes du ciel bleu, |
12 |
990 |
« Malheur ! si vous tentez l'ombre où l'athée est Dieu, |
12 |
|
« L'antre où le démon tient le sceptre de la cendre ; |
12 |
|
« Si je poussais un cri, tu te sentirais prendre |
12 |
|
« Par ce qu'on ne voit pas, l'invisible forêt |
12 |
|
« Lâcherait son hibou, la nuit se lèverait |
12 |
995 |
« Et t'envelopperait dans la grande aile onglée ! |
12 |
|
« Fuis, imbécile esprit ! Fuis, lumière aveuglée ! |
12 |
|
« Vil oiseau de l'azur, rentre à ton firmament. |
12 |
|
« Qu'est-ce que tu viens faire au fond du châtiment ? |
12 |
|
« Qu'est-ce que tu viens faire, ô frêle créature, |
12 |
1000 |
« Dans les profonds dessous de la sombre nature, |
12 |
|
« Dans la Haine, au-delà des êtres, dans Satan ? |
12 |
|
« Quoi ! la mouche entre où n'ose entrer Léviathan ! |
12 |
|
« Misérable ange, tremble et fuis ! Va-t'en, atome ! |
12 |
|
|
L'ange sans dire un mot regarda le fantôme |
12 |
1005 |
Fixement, et gonfla sa lèvre avec dédain. |
12 |
|
L'étoile qu'elle avait au front se mit soudain |
12 |
|
A grandir, emplissant d'aurore l'ombre obscure. |
12 |
|
O vision terrible et sublime ! à mesure |
12 |
|
Que l'astre grandissait, la larve décroissait ; |
12 |
1010 |
L'ardent grossissement de l'étoile poussait |
12 |
|
Lilith-Isis vers l'ombre, et mêlait à la fange |
12 |
|
Le fantôme rongé par la clarté de l'ange ; |
12 |
|
Les rayons dévoraient l'affreux linceul flottant ; |
12 |
|
L'étoile aux feux divins, plus large à chaque instant, |
12 |
1015 |
Météore d'abord, puis comète et fournaise, |
12 |
|
Fondait le monstre ainsi qu'un glaçon dans la braise. |
12 |
|
Quand l'astre fut soleil, le spectre n'était plus. |
12 |
|
|
VII
|
Tout fit silence au fond du gouffre sans reflux, |
12 |
|
Et rien ne troubla plus l'immobilité morte. |
12 |
|
1020 |
Comme le goëmon que le flot berce et porte, |
12 |
|
Satan dormait toujours. |
|
|
|
Satan dormait toujours. Dans la nappe de nuit |
|
|
Où s'enfonçait son corps de chimère construit, |
12 |
|
Ce qu'on entrevoyait, c'était sa forme humaine. |
12 |
|
|
Semblable au flocon blanc qu'un vent dans l'ombre amène, |
12 |
1025 |
L'ange arrêta sur lui ses ailes qui flottaient, |
12 |
|
Et pleura. |
|
|
|
Et pleura. L'on eût dit que ses larmes étaient |
|
|
De la lumière en pleurs coulant de deux étoiles. |
12 |
|
Comme la tarentule au centre de ses toiles, |
12 |
|
Le vaste malheureux et le vaste méchant |
12 |
1030 |
Palpitait ; et la vierge immortelle, penchant |
12 |
|
L'escarboucle allumée au sommet de sa tète, |
12 |
|
Tendit les bras vers l'ange englouti dans la bête, |
12 |
|
Et lui parla, planant et pourtant à genoux ; |
12 |
|
Et l'accent de sa voix divine était plus doux |
12 |
1035 |
Que l'incarnation vague et sombre des sphères. |
12 |
|
|
« O toi ; je viens, je pleure. Ici, dans les misères, |
12 |
|
« Dans le deuil, dans l'enfer où l'astre se perdit, |
12 |
|
« Je viens te demander une grâce, ô maudit ! |
12 |
|
« Ici, je ne suis plus qu'une larme qui brille. |
12 |
1040 |
« Ce qui survit de toi, c'est moi. Je suis ta fille. |
12 |
|
« Sens-tu que je suis là ? Me reconnais-tu, dis ? |
12 |
|
« M'entends-tu ? C'est du fond des divins paradis, |
12 |
|
« C'est de la profondeur lumineuse et sacrée, |
12 |
|
« C'est de ce grand ciel clair où vit celui qui crée, |
12 |
1045 |
« Que je viens, éperdue, à toi, l'ange enfoui ! |
12 |
|
« J'ai crié vers Dieu ; Dieu formidable a dit Oui ; |
12 |
|
« Il me laisse descendre au fond des nuits difformes, |
12 |
|
« Et, pour que je te parle, il permet que tu dormes. |
12 |
|
« Car, Père, pour tes yeux, hélas, le firmament |
12 |
1050 |
« Ne peut plus s'entr'ouvrir qu'en songe seulement ! |
12 |
|
« Oh ! toute cette nuit, c'est affreux ! Père, Père ! |
12 |
|
« Quoi ! toi dans ce cachot ! Quoi ! toi dans ce repaire ! |
12 |
|
« Toi puni ; toi mauvais ! toi, l'aîné des élus ! |
12 |
|
« Te voilà donc si bas que Dieu ne te voit plus ! |
12 |
1055 |
« L'enfer ! l'océan Nuit ! Pas de flot, pas d'écume, |
12 |
|
« Pas de souffle. Partout le Noir. C'est, dans la brume, |
12 |
|
« Ta respiration lugubre que j'entends. |
12 |
|
« La longueur de ton deuil dépassera le temps ; |
12 |
|
« Le chiffre de tes maux dépassera le nombre. |
12 |
1060 |
« Les soleils me disaient : prends garde, il est dans l'ombre ! |
12 |
|
« Et moi j'ai dit : je veux voir le désespéré. |
12 |
|
« Hélas, l'astre du ciel te hait, la fleur du pré |
12 |
|
« Te craint, autour de toi tous les êtres ensemble |
12 |
|
« Frémissent, les clartés frissonnent, l'azur tremble, |
12 |
1065 |
« L'infini te redoute et t'abhorre : Eh bien, moi, |
12 |
|
« Je t'apporte en amour tout cet immense effroi ! |
12 |
|
|
« Je viens te prier, toi qu'on proscrit. Toi qu'on souille, |
12 |
|
« Je viens avec des pleurs te laver. J'agenouille |
12 |
|
« La lumière devant ton horreur, et l'espoir |
12 |
1070 |
« Devant les coups de foudre empreints sur ton front noir ; |
12 |
|
« Entends-moi dans ton rêve à travers l'anathème. |
12 |
|
« Ne te courrouce point, père, puisque je t'aime ! |
12 |
|
« Le blessé ne hait pas la main qui le soutient ; |
12 |
|
« L'affamé n'a jamais maudit celui qui vient |
12 |
1075 |
« Disant : Voici du pain et de l'eau. Bois et mange. |
12 |
|
« Oh ! quand j'étais mêlée à tes ailes, quel ange |
12 |
|
« Que Satan, dans l'aurore et dans l'immensité ! |
12 |
|
« Dieu se nommant Bonté, tu t'appelais Beauté. |
12 |
|
« Ta chevelure était blonde et surnaturelle, |
12 |
1080 |
« Et frissonnait splendide, et laissait derrière elle |
12 |
|
« Une inondation de rayons dans la nuit ! |
12 |
|
« L'abîme était par toi comme par Dieu conduit. |
12 |
|
« Un jour les éléments te prirent pour Lui-même ; |
12 |
|
« Comme tu te dressais avec ton diadème |
12 |
1085 |
« Sur le ciel, de ton lustre effrayant envahi, |
12 |
|
« L'air dit : Emmanuel ; et l'onde : Adonaï ; |
12 |
|
« Ton char faisait jaillir des mondes sous sa roue. |
12 |
|
« Près de toi, Raphaël, Gabriel, qui secoue |
12 |
|
« Un météore épars en flammes sur son front, |
12 |
1090 |
« Michel, dont la clarté jamais ne s'interrompt, |
12 |
|
« Ithuriel, qui mêle aux rayons les dictames, |
12 |
|
« Stellial, Azraël, porte-flambeau des âmes, |
12 |
|
« N'étaient plus que l'essaim confus de la forêt ; |
12 |
|
« Un resplendissement de blancheur t'entourait ; |
12 |
1095 |
« Et l'aube en te voyant s'écriait : je suis noire ; |
12 |
|
« Tu passais au milieu d'un ouragan de gloire ; |
12 |
|
« Les éthers t'attendaient pour devenir azurs ; |
12 |
|
« Les univers naissaient, prodigieux et purs, |
12 |
|
« Avec des millions de fleurs et d'étincelles, |
12 |
1100 |
« Dans un rythme marqué par tes battements d'ailes ; |
12 |
|
« Tu faisais, en fixant sur eux ton œil charmant, |
12 |
|
« Reculer les soleils dans l'éblouissement ; |
12 |
|
« Tu flamboyais, candeur et force ; un lys archange ! |
12 |
|
« Comme après le héros s'avance la phalange, |
12 |
1105 |
« A ta suite marchaient les constellations ; |
12 |
|
« L'ombre pleurait d'amour quand nous la traversions ; |
12 |
|
« La nuit, tu te levais dans un triomphe d'astres ; |
12 |
|
« Et les dômes divins et les sacrés pilastres, |
12 |
|
« Et les éternels cieux et l'éden nouveau-né, |
12 |
1110 |
« T'adoraient dans ta joie immense, infortuné ! |
12 |
|
|
« Hélas, dès qu'en ce bagne, où nul regard ne plonge, |
12 |
|
« Tu fus précipité, Satan, tu fis ce songe |
12 |
|
« De te venger, démon géant, sur l'infini ! |
12 |
|
« Prés de l'ange proscrit tu mis l'homme banni ; |
12 |
1115 |
« Tu fis tomber Adam et tu fis déchoir Ève ; |
12 |
|
« Tu voulus frapper Dieu dans le germe et la sève, |
12 |
|
« Dans l'enfant, dans le nid des bois, dans l'alcyon ; |
12 |
|
« Seul, à jamais muré sous la création, |
12 |
|
« Tu devins, dans l'horreur, le grand rêveur funeste ; |
12 |
1120 |
« Dans les vierges forêts tu fis sortir la peste |
12 |
|
« De l'épaisseur charmante et terrible des fleurs ; |
12 |
|
« Avec les voluptés tu forgeas les douleurs ; |
12 |
|
« Tu te mêlas à l'être auguste qui gouverne ; |
12 |
|
« L'espace se remplit d'un esprit de caverne ; |
12 |
1125 |
« Tu dis à l'Éternel : à nous deux maintenant ! |
12 |
|
« Tu souillas l'infini rien qu'en l'espionnant. |
12 |
|
« A travers l'océan tu soufflas le naufrage ; |
12 |
|
« Captif, tu pénétras la terre de ta rage ; |
12 |
|
« Le dessous ténébreux de la vie appartint |
12 |
1130 |
« A ta vengeance, et fut par ton haleine atteint ; |
12 |
|
« Tu mordis les tombeaux ; tu mordis les racines ; |
12 |
|
« Tu mêlas aux parfums les herbes assassines ; |
12 |
|
« Tu mis partout le monstre à côté de la loi ; |
12 |
|
« Une émanation de nuit sortit de toi, |
12 |
1135 |
« Et tu déshonoras l'univers magnanime. |
12 |
|
« Dieu rayonnait le bien, tu rayonnas le crime. |
12 |
|
« Tu fis d'en bas, avec tes miasmes, des démons ; |
12 |
|
« Tu pris les instincts vils et les impurs limons |
12 |
|
« Et tu créas avec cette fange les traîtres, |
12 |
1140 |
« Les lâches, les cruels ; et tu fis dieux et maîtres |
12 |
|
« Des êtres de l'abîme et des esprits forçats ; |
12 |
|
« Tu poussas les Nemrods aux guerres, tu dressas |
12 |
|
« Les Caïphes sanglants contre les Christs sublimes ; |
12 |
|
« Et souvent là-haut, nous, les anges, nous pâlîmes |
12 |
1145 |
« D'entendre dans le deuil les prêtres et les rois |
12 |
|
« Rire, et de voir grandir le glaive énorme en croix. |
12 |
|
|
« A quoi cela t'a-t-il servi ? plus de misère ; |
12 |
|
« Voilà tout. Ton éclair ronge et brûle ta serre ; |
12 |
|
« Ton empoisonnement du monde a commencé |
12 |
1150 |
« Par toi-même, ô géant d'un combat insensé. |
12 |
|
« Le mal ne fait pas peur à Dieu ; Dieu se courrouce, |
12 |
|
« Et frappe. Tu croyais que la vengeance est douce ; |
12 |
|
« Elle est amère. Hélas ! le crime est châtiment. |
12 |
|
« La croissance du mal augmente ton tourment ; |
12 |
1155 |
« Le mal qu'on fait souffrir s'ajoute au mal qu'on souffre ; |
12 |
|
« Ta lave au fond des nuits sur toi retombe en soufre ; |
12 |
|
« Et toi-même on t'entend par moments l'avouer. |
12 |
|
« Le supplice de Tout sur toi vient échouer. |
12 |
|
« Tu fais tout chanceler, tout trembler sur sa base, |
12 |
1160 |
« Tout crouler, et c'est toi que ton effort écrase ; |
12 |
|
« La Terre est sous ton joug, tu règnes à présent. |
12 |
|
« Et te voilà sous plus d'épouvante gisant ; |
12 |
|
« Te voilà plus difforme, et ton cœur d'airain saigne ! |
12 |
|
|
« Mais, Satan, il faut bien qu'à la fin on te plaigne, |
12 |
1165 |
« Tu dois avoir besoin de voir quelqu'un pleurer, |
12 |
|
« Je viens à toi ! |
|
|
|
« Je viens à toi ! Je viens gémir, luire, éclairer, |
|
|
« T'ôter du moins le poids de la terrestre chaîne, |
12 |
|
« Et guérir à ton flanc la sombre plaie humaine. |
12 |
|
« Mon père, écoute-moi. Pour baume et pour calmant, |
12 |
1170 |
« Pour mêler quelque joie à ton accablement, |
12 |
|
« Tu n'as jusqu'à cette heure, en ton âpre géhenne, |
12 |
|
« Essayé que la nuit, la vengeance et la haine. |
12 |
|
« O Titan misérable, essaye enfin le jour ! |
12 |
|
« Laisse planer le cygne à ta place, ô vautour ! |
12 |
1175 |
« Laisse un ange sorti de tes ailes répandre |
12 |
|
« Sur les fléaux un souffle irrésistible et tendre. |
12 |
|
« Faisons lever Caïn accroupi sur Abel. |
12 |
|
« Assez d'ombre et de crime ! Empêchons que Babel |
12 |
|
« Pousse encor plus avant ses hideuses spirales. |
12 |
1180 |
« Oh ! laisse-moi rouvrir les portes sépulcrales |
12 |
|
« Que, du fond de l'enfer, sur l'âme tu fermais ! |
12 |
|
« Laisse-moi mettre l'homme en liberté. Permets |
12 |
|
« Que je tende la main à l'univers qui sombre. |
12 |
|
« Laisse-moi renverser la montagne de l'ombre ; |
12 |
1185 |
« Laisse-moi foudroyer l'infâme tour du mal ! |
12 |
|
|
« Permets que, grâce à moi, dans l'azur baptismal |
12 |
|
« Le monde rentre, afin que l'Éden reparaisse ! |
12 |
|
« Hélas ! Sens-tu mon cœur tremblant qui te caresse ? |
12 |
|
« M'entends-tu sangloter dans ton cachot ? Consens |
12 |
1190 |
« Que je sauve les bons, les purs, les innocents ; |
12 |
|
« Laisse s'envoler l'âme et finir la souffrance. |
12 |
|
« Dieu me fit Liberté ; toi, fais-moi Délivrance ! |
12 |
|
« Oh ! ne me défends pas de jeter dans les cieux |
12 |
|
« Et les enfers, le cri de l'amour factieux ; |
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1195 |
« Laisse-moi prodiguer à la terrestre sphère |
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« L'air vaste, le ciel bleu, l'espoir sans borne, et faire |
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« Sortir du front de l'homme un rayon d'infini. |
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« Laisse-moi sauver tout, moi ton côté béni ! |
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« Consens ! Oh ! moi qui viens de toi, permets que j'aille |
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1200 |
« Chez ces vivants, afin d'achever là bataille |
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« Entre leur ignorance, hélas, et leur raison, |
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« Pour mettre une rougeur sacrée à l'horizon, |
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« Pour que l'affreux passé dans les ténèbres roule, |
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« Pour que la terre tremble et que la prison croule, |
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1205 |
« Pour que l'éruption se fasse, et pour qu'enfin |
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« L'homme voie, au-dessus des douleurs, de la faim, |
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« De la guerre, des rois, des dieux, de la démence, |
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« Le volcan de la joie enfler sa lave immense ! |
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VIII
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Tandis que cette vierge adorable parlait, |
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1210 |
Pareille au sein versant goutte à goutte le lait |
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A l'enfant nouveau-né qui dort, la bouche ouverte, |
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Satan, toujours flottant comme une herbe en eau verte, |
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Remuait dans le gouffre, et semblait par moment |
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A travers son sommeil frémir éperdument ; |
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1215 |
Ainsi qu'en un brouillard l'aube éclôt, puis s'efface, |
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Le démon s'éclairait, puis pâlissait ; sa face |
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Était comme le champ d'un combat ténébreux ; |
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Le bien, le mal, luttaient sur son visage entr'eux |
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Avec tous les reflux de deux sombres armées ; |
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1220 |
Ses lèvres se crispaient, sinistrement fermées ; |
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Ses poings s'entreheurtaient, monstrueux et noircis ; |
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Il n'ouvrait pas les yeux, mais sous ses lourds sourcils |
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On voyait les lueurs de cette âme inconnue ; |
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Tel le tonnerre fait des pourpres sous la nue ; |
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L'ange le regardait, les mains jointes ; enfin |
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Une clarté, qu'eût pu jeter un séraphin, |
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Sortit de ce grand front tout brûlé par les fièvres ; |
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Plus difficilement que deux rochers, ses lèvres |
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S'écartèrent, un souffle orageux souleva |
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1230 |
Son flanc terrible, et l'ange entendit ce mot : Va ! |
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