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HUG_13/HUG1086
Victor HUGO
La Fin de Satan
1886
LIVRE DEUXIÈME
LE GIBET
LE GIBET I
I
LA JUDÉE
I
LA TERRE SOUS LE TROISIÈME CÉSAR
En ce temps-là, le monde était dans la terreur ; 12
Caïphe était grand-prêtre et Tibère empereur ; 12
Hérode roi des juifs gouvernait sous Pilate ; 12
Rome était la nuée où le tonnerre éclate ; 12
5 Jérusalem était l'âne sous le bâton. 12
Des proconsuls assis le poing sous le menton, 12
Vêtus de pourpre, ayant le roi pour satellite, 12
Remplaçaient au-dessus du peuple israélite 12
Les pharaons à l'œil fixe et mystérieux. 12
10 Quelques rares autels fumaient sur les hauts lieux, 12
Mais c'étaient les autels des guèbres, que tolère 12
Rome ayant trop de dieux pour croire avec colère. 12
Temps fatals ! César roi, tout le reste sujet. 12
La conquête romaine, immense, submergeait 12
15 Les peuples qu'elle avait saisis l'un après l'autre ; 12
Et cette vague épaisse où le soldat se vautre 12
Grossissait, et, de proche en proche, envahissait 12
La terre, où les songeurs disaient : Qu'est-ce que c'est ? 12
Cette inondation de Rome était lugubre ; 12
20 L'empire était partout comme une ombre insalubre ; 12
Il croissait comme un fleuve épars sous des forêts, 12
Et changeait lentement l'univers en marais. 12
Les docteurs méditaient sur ce second déluge. 12
Ayant leurs livres saints pour cime et pour refuge, 12
25 Les prêtres, rattachés aux textes, au-dessus 12
Des hommes débordés dans un gouffre aperçus, 12
Laissaient couler sous eux ces vastes avalanches, 12
Pareils à des serpents enroulés dans des branches. 12
Un peuple commandait, le monde subissait. 12
30 Les jaguars, les lions, les ours pris au lacet, 12
Le tigre redouté même de sa femelle, 12
Rugissaient sous les pieds de Rome pêle-mêle 12
Avec les nations dans le même filet. 12
L'esclavage, à voix basse et dans la nuit, parlait. 12
35 L'unique grandeur d'âme était l'insouciance. 12
La force avait le droit. Qu'était la conscience ? 12
Une reptilité sous un écrasement. 12
On regardait l'autel en face et le serment, 12
Et l'on se parjurait, et l'hymne et la huée 12
40 Riaient, et l'âme humaine était diminuée. 12
L'honnête et le néfaste et le mal et le bien 12
S'effaçaient dans les cœurs ; l'homme ne voyait rien 12
Qu'une noirceur croissante au-dessus de sa tête ; 12
Une lueur de torche illuminait le faîte 12
45 De l'univers sur qui marchaient les conquérants ; 12
Les uns étaient petits, les autres étaient grands, 12
Personne n'était pur, saint, vénérable et juste ; 12
De même que d'Octave avait pu naître Auguste, 12
De la fange partout sortait l'autorité. 12
50 Le destin avait l'air d'un abîme irrité ; 12
L'ombre se résolvait en haine autour de l'âme. 12
L'or sentait bon. Le sage était celui qui blâme 12
La vertu, le devoir, la foi, le dévouement ; 12
Le plus voisin du vrai c'était celui qui ment ; 12
55 La mort régnait avec les licteurs pour ministres ; 12
Le genre humain pendait en deux haillons sinistres, 12
Comme si Dieu l'avait déchiré de ses mains ; 12
Les hommes d'un côté, de l'autre les romains. 12
II
HÉRODE ET CAÏPHE
Sous l'ongle dédaigneux de Rome fatiguée 12
60 Vivait la royauté des Juifs qu'avait léguée 12
L'Hérode Ascalonite à l'Hérode Antipas. 12
Cet idiot mêlait le meurtre à ses repas, 12
Et regardait danser Hérodiade nue. 12
Il avait redoré l'aigle que dans la nue 12
65 Son père avait sculptée au fronton du saint lieu, 12
Car, pour flatter César, ces rois insultaient Dieu ; 12
Il avait fait murer dans le royal repaire 12
La chambre où, sur un lit de pourpre et d'or, son père, 12
Surnommé Grand, avait été mangé des vers ; 12
70 Des paons rôdaient parmi ses jardins toujours verts ; 12
Au fond brillait un lac dit le Bain du Tétrarque ; 12
On y voyait errer les pêcheurs dont la barque 12
Vogue à coups d'avirons lents et bien maniés. 12
Il aimait les rhéteurs, l'un par l'autre niés, 12
75 Les philosophes grecs, les histrions, les mimes, 12
Et son ennui traînait le poids sombre des crimes. 12
Il avait, de l'argent d'un péage imposé 12
Aux caravanes d'Ur, d'Ophir et de Jessé, 12
Fait faire à son palais une enceinte de brique ; 12
80 Car, dès les temps anciens, les marchands de l'Afrique 12
Venaient des profondeurs du désert calciné ; 12
Ils apportaient des dents d'éléphant, du séné, 12
De l'alcali, des peaux de buffle, de la gomme, 12
Et de la pourpre verte aux proconsuls de Rome. 12
85 Caïphe, qui des lois dirigeait le timon, 12
Avait été nommé grand-prêtre après Simon ; 12
Ce n'était point une âme inclinée aux mystères ; 12
Caïphe n'était pas un de ces solitaires 12
Qui, pour sonder le sens glissant et ténébreux 12
90 Des prophètes luttant confusément entre eux, 12
Gardent la nuit leur lampe à côté de leurs couches, 12
Et songent, éperdus, sur ces livres farouches 12
Où l'on entend le choc des glaives de l'esprit. 12
Trop petit pour la tâche auguste qu'entreprit 12
95 Celui qu'on nomme Aaron, c'est-à-dire montagne, 12
Tortueux, il avait la fraude pour compagne ; 12
Les yeux d'Hérode était sincères près des siens ; 12
Son miel était poison ; les chefs pharisiens, 12
Banaïas, intendant d'Epher, Jean l'économe, 12
100 Maccès, à qui Pilate avait donné pour nome 12
Tout le pays d'Horeb et tout le Néphath d'or, 12
Venaient lui parler bas dans le saint corridor ; 12
De la couleuvre froide il avait la paresse ; 12
Il était ce qui rampe et ce qui se redresse ; 12
105 Il était chaste avec les femmes, redoutant 12
Le démon qu'à travers leur parole on entend, 12
Mais ces chastetés-là font brûler les Sodomes ; 12
Comme prêtre, il était de cette espèce d'hommes 12
Qui, si le sénat vote aux pauvres quelque argent, 12
110 Disent : « non pas ! l'état est lui-même indigent ! » 12
Et qui trouvent utile et juste qu'on obère 12
Le trésor pour bâtir quelque temple à Tibère. 12
Caïphe eût aux renards indiqué des sentiers ; 12
C'était un homme sombre, et pourtant volontiers 12
115 Il riait à travers l'ombre de sa pensée ; 12
Mais on se sentait pris d'une sueur glacée 12
Devant cette gaieté, couvercle d'un cercueil. 12
Rosmophim de Joppé, prêtre au profond coup d'œil, 12
Et docteur, l'assistait dans les choses civiles. 12
III
CELUI QUI EST VENU
120 Cependant il était question dans les villes 12
De quelqu'un d'étonnant, d'un homme radieux 12
Que les anges suivaient de leurs millions d'yeux ; 12
Cet homme, qu'entourait la rumeur grossissante, 12
Semblait un dieu faisant sur terre une descente ; 12
125 On eût dit un pasteur rassemblant ses troupeaux ; 12
Les publicains, assis au bureau des impôts, 12
Se levaient s'il passait, quittant tout pour le suivre ; 12
Cet homme, paraissant hors de ce monde vivre, 12
Tandis qu'autour de lui la foule remuait, 12
130 Avait des visions dont il restait muet ; 12
Il parlait aux cités, fuyait les solitudes, 12
Et laissait sa clarté dans l'œil des multitudes ; 12
Les paysans le soir, de sa lueur troublés, 12
Le regardaient de loin marcher le long des blés, 12
135 Et sa main qui s'ouvrait et devenait immense, 12
Semblait jeter aux vents de l'ombre une semence. 12
On racontait sa vie, et qu'il avait été 12
Par une vierge au fond d'une étable enfanté 12
Sous une claire étoile et dans la nuit sereine ; 12
140 L'âne et le bœuf, pensifs, l'ignorance et la peine, 12
Étaient à sa naissance, et sous le firmament 12
Se penchaient, ayant l'air d'espérer vaguement ; 12
On contait qu'il avait une raison profonde, 12
Qu'il était sérieux comme celui qui fonde, 12
145 Qu'il montrait l'âme aux sens, le but aux paresseux, 12
Et qu'il blâmait les grands, les prêtres, et tous ceux 12
Qui marchent entourés d'hommes armés de piques. 12
Il avait, disait-on, guéri des hydropiques ; 12
Des impotents, cloués vingt ans sous leurs rideaux, 12
150 En le quittant, portaient leur grabat sur leur dos ; 12
Son œil fixe appelait hors du tombeau les vierges ; 12
Les aveugles, les sourds, — ô destin, tu submerges 12
Ceux-ci dans le silence et ceux-là dans la nuit ! — 12
Le voyaient, l'entendaient ; et dans son vil réduit 12
155 Il touchait le lépreux, isolé sous des claies ; 12
Ses doigts tenaient les clefs invisibles des plaies, 12
Et les fermaient ; les cœurs vivaient en le suivant ; 12
Il marchait sur l'eau sombre et menaçait le vent ; 12
Il avait arraché sept monstres d'une femme ; 12
160 Le malade incurable et le pêcheur infâme 12
L'imploraient, et leurs mains tremblantes s'élevaient ; 12
Il sortait des vertus de lui qui les sauvaient ; 12
Un homme demeurait dans les sépulcres ; fauve, 12
Il mordait, comme un loup qui dans les bois se sauve ; 12
165 Parfois on l'attachait, mais il brisait ses fers 12
Et fuyait, le démon le poussant aux déserts ; 12
Ce maître, le baisant, lui dit : Paix à toi, frère ! 12
L'homme, en qui cent damnés semblaient rugir et braire, 12
Cria : Gloire ! et, soudain, parlant avec bon sens, 12
170 Sourit, ce qui remplit de crainte les passants. 12
Ce prophète honorait les femmes économes ; 12
Il avait à Gessé ressuscité deux hommes 12
Tués par un bandit appelé Barabbas ; 12
Il osait, pour guérir, violer les sabbats, 12
175 Rendait la vie aux nerfs d'une main desséchée ; 12
Et cet homme égalait David et Mardochée. 12
Un jour ce redresseur, que le peuple louait, 12
Vit des vendeurs au seuil du temple, et prit un fouet ; 12
Pareils aux rats hideux que les aigles déterrent, 12
180 Tous ces marchands, essaims immondes, redoutèrent 12
Son visage empourpré des célestes rougeurs ; 12
Sévère, il renversa les tables des changeurs 12
Et l'escabeau de ceux qui vendaient des colombes. 12
Son geste surhumain ouvrait les catacombes. 12
185 L'arbre qu'il regardait changeait ses fleurs en fruits. 12
Un jour que quelques juifs profonds et très instruits 12
Lui disaient : « — Dans le ciel que le pied divin foule, 12
Quel sera le plus grand ? » cet homme dans la foule 12
Prit un petit enfant qu'il mit au milieu d'eux. 12
190 Calme, il forçait l'essaim invisible et hideux 12
Des noirs esprits du mal, rois des ténébreux mondes, 12
A se précipiter dans les bêtes immondes. 12
Et ce mage était grand plus qu'Isaïe, et plus 12
Que tous ces noirs vieillards épars dans les reflux 12
195 De la vertigineuse et sombre prophétie ; 12
Et l'homme du désert, Jean, près de ce Messie, 12
N'était rien qu'un roseau secoué par le vent. 12
Il n'était pas docteur, mais il était savant ; 12
Il conversait avec les faces inconnues 12
200 Qu'un homme endormi voit en rêve dans les nues ; 12
Des lumières venaient lui parler sur les monts ; 12
Il lavait les péchés ainsi que des limons, 12
Et délivrait l'esprit de la fange charnelle ; 12
Satan fuyait devant l'éclair de sa prunelle ; 12
205 Ses miracles étaient l'expulsion du mal ; 12
Il calmait l'ouragan, haranguait l'animal, 12
Et parfois on voyait naître à ses pieds des roses ; 12
Et sa mère en son cœur gardait toutes ces choses. 12
Des morts blêmes, depuis quatre jours inhumés, 12
210 Se dressaient à sa voix ; et pour les affamés, 12
Les pains multipliés sortaient de ses mains pures. 12
Voilà ce que contait la foule ; et les murmures, 12
Les cris du peuple enfant qui réclame un appui, 12
Environnaient cet homme ; on l'adorait ; et lui 12
Était doux.
215 Tous les mots qui tombaient de sa bouche
Étaient comme une main céleste qui vous touche. 12
Il disait : — « Les derniers sont les premiers. — La fin, 12
« C'est le commencement. — Ne fais pas au prochain 12
« Ce que tu ne veux pas qu'on te fasse à toi-même. 12
220 « — On récolte le deuil quand c'est la mort qu'on sème. 12
« — Celui qui se repent est grand deux fois. — L'enfant 12
« Touche à Dieu. — Par le bien du mal on se défend. 12
« — Que le puits soit profond, mais que l'eau reste claire. » 12
Il disait : « — Regardez les choses sans colère ; 12
225 « Car, si l'œil est mauvais, le corps est ténébreux. 12
« — L'aube est pour les Gentils comme pour les Hébreux. 12
« — Mangez le fruit des bois, buvez l'eau de la source ; 12
« — N'ayez pas de souliers, pas de sac, pas de bourse, 12
« Entrez dans les maisons et dites : Paix à tous ! 12
230 « — Nul n'est exempt du pli sublime des genoux ; 12
« Donc, qui que vous soyez, priez. Courbez vos têtes. 12
« — Dieu, présent à la nuit, n'est pas absent des bêtes. 12
« Dieu vit dans les lions comme dans Daniel. 12
« — Errer étant humain, faillir est véniel. 12
235 « Absolvez le pécheur en condamnant la faute. 12
« — On ajoute à l'esprit ce qu'à la chair on ôte. » 12
Il tenait compte en tout des faits accidentels. 12
Dans le champ du supplice il disait des mots tels 12
Que nul n'osait toucher à la première pierre ; 12
240 Il haïssait la haine, il combattait la guerre ; 12
Il disait : sois mon frère ! à l'esclave qu'on vend ; 12
Et, tranquille, il passait comme un pardon vivant ; 12
Il blanchissait le siècle autour de lui, de sorte 12
Que les justes, dont l'âme encor n'était pas morte, 12
245 Dans ces temps sans pitié, sans pudeur, sans amour, 12
Voyaient en s'éveillant luire deux points du jour, 12
L'aurore dans le ciel et sur terre cet homme. 12
Cet être était trop pur pour être vu par Rome. 12
Pourtant parmi les juifs, dans leur temple obscurci, 12
250 Chez leur roi lâche et triste, on en prenait souci ; 12
Et Caïphe y songeait dans sa chaire d'ivoire ; 12
Et, sans savoir encor ce qu'il en devait croire, 12
Hérode était allé jusqu'à dire : — Il paraît 12
Qu'il existe un certain Jésus de Nazareth. 12
255 Quelques hommes, de ceux qui ne savent pas lire, 12
De pauvres pâtres, pris d'on ne sait quel délire 12
Et du ravissement de l'entendre parler, 12
Le suivaient, l'aimaient tant qu'il les faisait trembler, 12
Et le montraient au peuple en disant : — C'est le maître. 12
260 L'un d'eux, vieillard, semblait près de cet homme naître ; 12
Et le plus jeune, enfant, avait l'air près de lui 12
D'un sombre aïeul pensif, gravement ébloui. 12
Humbles, ils lui tendaient leurs cœurs comme des urnes. 12
Et ces hommes, pareils à des lampes nocturnes 12
265 Adorant un soleil dans une vision, 12
Étaient devant ce maître en contemplation, 12
Et l'entouraient, ainsi qu'une auréole d'âmes. 12
IV
LES TREIZE PORTES DE JÉRUSALEM
Dans les vieux temps, l'archange aux quatre ailes de flamme, 12
Stellial dit un jour au noir Zorobabel 12
270 Quand ce maçon, porteur d'une échelle du ciel, 12
Eut entouré Sion de murailles très fortes : 12
— Pourquoi donc à la ville as-tu fait treize portes ? 12
Et Zorobabel dit : — Ninive aux larges tours 12
Eut autant de portails que l'année a de jours, 12
275 Pour que jamais le temps, quand du gouffre il arrive, 12
Quel qu'il fût, ne restât en dehors de Ninive. 12
— Eh bien, dit Stellial, l'archange couvert d'yeux, 12
Le zodiaque ayant douze signes aux cieux, 12
Douze portes, c'était assez, mage imbécile, 12
280 Pour que chacun des mois pût entrer dans la ville. 12
— Ange, j'ai fait, reprit le maçon magistrat, 12
Treize portes afin que l'avenir entrât. 12
Chaque année on verra par les douze premières 12
Passer les douze mois, portant douze lumières, 12
285 Purs, sacrés, et menant par la main la saison ; 12
Par la treizième doit passer la trahison. 12
V
LA JUDÉE
D'innombrables hameaux répandent leurs fumées 12
D'Arphac à Borcéos dans les six Idumées ; 12
La Judée est dorée et verte sous l'azur ; 12
290 Elle a des bois des monts, des lacs ; son air est pur ; 12
Le vent du sud le trouble et le vent d'est le calme ; 12
Rome estime ses vins ; comme l'huile de palme, 12
L'huile d'olive abonde à flots sous son pressoir ; 12
L'ombre du Sinaï la couvre vers le soir. 12
295 La Judée est la terre où de temps en temps passe 12
Une lueur de Dieu qui se perd dans l'espace. 12
L'Égypte est, au couchant, cette plaine des blés 12
Où, dans les noirs tombeaux, dont les puits sont comblés, 12
Un miroir d'or massif pend au cou des momies 12
300 Pour refléter l'essaim des spectres, les lamies, 12
Les stryges, et la face errante des démons ; 12
Au midi, les chacals, les rats, les ichneumons, 12
Remplissent le désert ; au nord, la mer murmure. 12
La moisson en Judée est deux fois par an mûre ; 12
305 Le moindre champ y donne un boisseau de maïs. 12
Ce qui va se passer dans ce fatal pays 12
Fait un nuage obscur sur l'avenir, et trouble 12
Abraham enterré dans la caverne double 12
Dont on voit l'âpre brèche et le seuil délabré 12
310 Au champ d'Éphron, voisin des chênes de Mambré. 12
VI
LES PAROLES DU DOCTEUR DE LA LOI
Deux prêtres, dont la robe est en toile d'ortie, 12
Veillent, l'un à l'entrée et l'autre à la sortie 12
Du Temple que jadis Salomon fit bâtir 12
Par Oliab avec le bois du roi de Tyr. 12
315 Sévère, à quelques pas des deux prêtres qui semblent 12
Faire taire la ville où mille bruits sourds tremblent, 12
Un docteur de la loi parle au peuple devant 12
Ce seuil terrible où luit l'arche du Dieu vivant. 12
Il est seul sur sa chaise ; et, qu'on entre ou qu'on sorte, 12
320 Il ne s'arrête point, et continue ; il porte 12
Le taled blanc où pend le zizith à cinq nœuds ; 12
Le dogme sombre emplit son œil vertigineux ; 12
Des croyants sont auprès du docteur ; les uns lisent 12
Dans des livres pendant qu'il parle ; d'autres gisent 12
325 En travers de la porte, et l'on marche dessus ; 12
Un plat brille à ses pieds où les dons sont reçus ; 12
La foule abonde autour du prêtre, et l'environne ; 12
Vieillard qu'une lueur de science couronne, 12
Calme et grave, il déploie au-dessus de son front 12
330 Ce que les siècles, l'un après l'autre, liront, 12
Le texte saint, écrit sur le rouleau mystique ; 12
Il enseigne la foi, le rite, la pratique, 12
Au peuple remuant les lèvres par moment ; 12
Et chaque fois qu'il lèvre un doigt au firmament, 12
335 Tous, éperdus devant l'insondable prière, 12
Ensemble et frémissants, font trois pas en arrière. 12
Il dit :
— Voici la loi. Fais silence, Israël !
Peuple, crois au Dieu vrai, distinct, un, personnel, 12
Seul, unique, incréé, voyant ce que fait l'homme. 12
340 Dieu, c'est le créancier qui veut toute la somme, 12
C'est le jaloux qui veut tout le cœur, c'est la mer 12
Dont le flot, repoussé par la terre, est amer ; 12
Dieu, s'il est repoussé par les hommes, se venge. 12
Observez le saint jour, Peuple, ou redoutez l'ange 12
345 Qui plane sur l'impie et d'un souffle l'abat ; 12
Le plus pauvre a sa lampe, et, le jour du sabbat, 12
Peuple, il doit l'allumer, dût-il mendier l'huile ; 12
Nos pères, ce jour-là, purifiaient la ville ; 12
Ces hommes qui vivaient à l'ombre du palmier, 12
350 Étaient saints, et toujours nommaient Dieu le premier ; 12
Ce respect les faisait vivre six cents années ; 12
Le sabbat est le jour où les ombres damnées 12
Peuvent se retourner dans le lit de l'enfer ; 12
Sepher tua Phinée, Aod tua Sepher, 12
355 Ces meurtres ne sont rien près du dogme qu'on brise 12
Et du sabbat qu'on met sous ses pieds, et Moïse 12
Dans sa tombe, et Jacob, et Job, ont moins d'effroi 12
Du sang d'un homme, ô juifs, que du sang de la loi ; 12
Le fiel est plus amer que le coing n'est acide, 12
360 Or l'impiété, juifs, c'est le fiel ; l'homicide, 12
Pâle, et suivi d'enfants crachant sur ses talons, 12
Marche à travers la ville avec ses cheveux longs, 12
La main droite liée au cou par une chaîne ; 12
Mais l'impie a son spectre en croix dans la géhenne ; 12
365 L'homme pèse sur l'un, sur l'autre pèse Dieu. 12
Les jours saints, taisez-vous, ne faites pas de feu ; 12
Le salut dans le ciel est sur terre l'exemple ; 12
Dieu vient à la prière ; il entre dans le temple 12
Sitôt la porte ouverte et pourvu qu'on soit dix ; 12
370 Donc, pratiquez la loi. Tremblez d'être maudits. 12
L'anathème entre au corps du maudit, qu'il traverse. 12
Théglath fut roi d'Égypte, Azer fut roi de Perse ; 12
Gad les maudit ; dès lors l'enfer fut dans ces rois 12
Qui voyaient se mêler une flamme à leur voix. 12
375 Chaque texte est un doigt montrant ce qu'il faut suivre ; 12
Si vous ne faites pas ce que prescrit le livre, 12
Vous serez malheureux comme celui qui voit 12
Dans un songe tomber les poutres de son toit. 12
Trois tribunaux nous sont légués par les ancêtres ; 12
380 Aaron pour enseigner a délégué Cent prêtres, 12
Onze pour gouverner, et Dix-Neuf pour juger ; 12
Le sanhédrin les nomme et seul peut les changer. 12
Que la femme soit chaste et muette, et que l'homme 12
Ait dans un roseau creux tout le deutéronome. 12
385 Sinon, nous maudirons vos seuils et votre sang. 12
L'anathème qu'un saint jette au mal en passant 12
Est une si fatale et si noire rosée 12
Qu'un chien ayant été maudit par Élizée, 12
L'anathème rongea les oreilles du chien. 12
390 Femmes, l'homme est le roi ; tremblez ! et songez bien 12
A la sombre Lilith, femme née avant Ève ; 12
Adam la renvoya dans l'ombre et dans le rêve ; 12
Lilith répudiée est un spectre de nuit. 12
Lilith était l'orgueil, la querelle et le bruit ; 12
395 Satan, voulant saisir l'homme, l'avait créée ; 12
Elle roule à jamais dans la noire nuée ; 12
Elle s'appelle Isis dans l'Inde où Satan luit, 12
Et l'encens de l'Égypte horrible la poursuit. 12
La femme file, trait la vache, bat le beurre, 12
400 Tourne le sablier quand vient la fin de l'heure, 12
Gronde l'esclave aux champs et l'enfant dans son jeu, 12
Veille et travaille ; et l'homme est pensif devant Dieu. 12
Au temple, en récitant le verset ordinaire, 12
Étendez vos deux mains devant le luminaire ; 12
405 L'ange du jour assiste à vos repas ; mais fuit, 12
Sitôt que vous riez, devant l'ange de nuit ; 12
Étudiez la loi sans cesse, et qu'on la lise 12
Dans le texte que fit Esdras d'après Moïse. 12
Pour faire un Livre, ô juifs, n'employez pas de lin ; 12
410 Cousez avec des nerfs une peau de vélin, 12
Écrivez-y, tremblants, le verbe inénarrable, 12
Et roulez le vélin sur deux bâtons d'érable. 12
Ayez des habits longs conformes à vos rangs ; 12
Craignez le drap tissu de deux fils différents ; 12
415 Jéhovah n'est pas deux. Fuyez les hommes ivres ; 12
Ne faites point sécher des herbes dans vos livres ; 12
L'herbe imprime un démon aux plis du parchemin ; 12
Ne regardez jamais les lignes de la main ; 12
Dans le texte sacré respectez les consonnes, 12
420 Au moment de la mort appelez dix personnes ; 12
Confessez vos péchés, jougs par la chair subis, 12
Et que ceux qui sont là déchirent leurs habits ; 12
La mort, même du juste, est une obscure fête. 12
Mettez aux morts un sac de terre sous la tête ; 12
425 Tournez sept fois autour de la fosse en priant. 12
Redoutez l'occident et craignez l'orient, 12
Ce sont les deux endroits de Dieu. Le ciel le nomme. 12
Redoutez-le. La mort, c'est l'ombre. Il n'est pour l'homme 12
Rien d'éternel après cette vie ; il ne peut 12
430 Rien retenir de lui quand Dieu brise ce nœud ; 12
Ce qu'on appelle l'âme est un souffle, céleste 12
Chez les bons, infernal chez les méchants, qui reste 12
Un moment au-dessus du corps dans le trépas, 12
Puis pâlit, puis s'éteint, car Dieu seul ne meurt pas. 12
435 Pourtant le châtiment peut saisir ce fantôme 12
Et le fouetter longtemps sous le ténébreux dôme, 12
Et lui heurter le front aux poutres de la nuit. 12
Rien de ce qu'on a fait n'est perdu, ni détruit ; 12
Tout compte. Justes poids et balances exactes. 12
440 Là-haut, le doigt toujours tourné vers tous vos actes, 12
La prière Bathkol, la Fille de la Voix, 12
Se tient près d'Élohim et lui dit : Seigneur, vois. 12
Lisez la Pentateuque à cinq ; l'Exode à quatre. 12
Sachez punir, sachez venger, sachez combattre ; 12
445 Haïssez les mauvais ! Haïssez, haïssez 12
Ceux qui doutent, d'audace et d'orgueil hérissés, 12
L'incrédule, le lâche et le pusillanime, 12
Ceux pour qui le saint livre ouvert est un abîme, 12
Ceux qui tremblent devant les célestes degrés, 12
450 Et sur le bord de Dieu s'arrêtent effarés ! 12
S'ils sont nombreux, s'ils ont de l'or dans leurs mains viles, 12
S'ils sont un peuple, ayant des moissons et des villes, 12
Des femmes, des vieillards, des enfants nouveau-nés, 12
Des vierges, des aïeux, des fils, exterminez ! 12
455 Moïse commença par creuser une fosse, 12
O juifs, pour y coucher la religion fausse ; 12
Il y jeta des tas de peuples révoltés ; 12
Il remplit ce tonneau d'hommes et de cités, 12
Et l'on distingue encor dans cette ombre profonde 12
460 D'énormes ossements dont chacun fut un monde ; 12
Num ravage Amalec, Joram dévaste Ammon ; 12
Partout où l'on voyait la lueur du démon, 12
Partout où l'on prenait quelque faux dieu pour règle, 12
Salomon accourait avec le bruit d'un aigle, 12
465 O Peuple, et c'est du sang que la terre a sué 12
Derrière Anathias, Saül et Josué ; 12
Jéhovah bénissait ces grands impitoyables ; 12
Sobres, purs, ils menaient au combat, dans les sables, 12
Dans la nuit, sans jamais songer au lendemain, 12
470 Des soldats qui buvaient dans le creux de leur main ; 12
Le Tabernacle a crû dans le sang ; Dieu consacre 12
Par un carnage Aser, Lévi par un massacre, 12
Et l'antique Lévite est saint pour ce seul trait 12
Qu'il marchait en tuant tous ceux qu'il rencontrait ; 12
475 Samson ne laissait pas d'un mur pierre sur pierre ; 12
Macchabée était plein d'une telle lumière 12
Que les peuples disaient : son armure est en or ; 12
Et Lysias, Séron, Gorgias, Nicanor, 12
Fuyaient devant cet homme aux cris de guerre étranges, 12
480 Que suivaient, à cheval sur les vents, cinq archanges ! 12
Ces héros ont toujours Jéhovah pour effort ; 12
Leur fer ouvre un sillon ; Peuple, ils font de la mort 12
Sortir la vie, et, grâce à leurs lances vermeilles, 12
Les gueules des lions sont des ruches d'abeilles. 12
485 Ayez autour de vous la peur, en vous l'effroi ; 12
C'est le dogme. David fut un sublime roi ; 12
Il se plaisait au rire, aux chants, aux grappes mûres, 12
Un jour il se pencha sur les choses obscures, 12
Et, pâle, il reconnut que le commencement 12
490 De la sagesse était un profond tremblement. 12
O Peuple, Sabaoth lugubrement médite 12
Sur la race d'Adam presque toujours maudite, 12
Sur le sang de Jacob presque toujours puni, 12
Et Dieu, c'est le sourcil froncé de l'infini. 12
495 Vivez les yeux fixés sur la terreur du gouffre ! 12
Guerre à l'impie ! Il faut qu'on punisse, ou qu'on souffre, 12
Frappez pour vous sauver. Songez au châtiment ; 12
Songez à l'océan d'angoisse et de tourment ; 12
Songez à cet enfer : l'immensité des larmes. 12
500 Les ennemis de Dieu pourront avoir des armes, 12
Ils pourront être fiers et puissants, ils pourront 12
Pousser des chars, avoir des casques sur le front ; 12
Qu'est-ce que cela fait, si leur âme est de l'ombre ? 12
Les festins, les palais que la splendeur encombre, 12
505 Le bonheur, les plaisirs, le triomphe effronté, 12
Sont des endroits d'oubli, mais non de sûreté. 12
Soit. Oubliez. Qu'importe au souvenir suprême ? 12
La vengeance attend, calme, et la colère sème… — 12
Vous rirez, vous aurez des songes dans les yeux, 12
510 Tout à coup, au plus noir du ciel mystérieux 12
Que l'homme frémissant verra par échappées, 12
On entendra le bruit que font deux mains frappées, 12
L'archange porte-glaive, immense, apparaîtra ; 12
Alors, sentant sous eux crouler Bel et Mithra, 12
515 Les méchants trembleront comme un vaisseau qui sombre, 12
Et tous reconnaîtront l'inutilité sombre 12
Des boucliers d'airain et des casques de cuir ; 12
Ils souhaiteront d'être assez petits pour fuir 12
Par le bas d'une porte ou par les trous d'un crible, 12
520 La grande épée ayant un flamboiement terrible ! 12
Mais Dieu dira : Trop tard ! Donc, ô vivants, tremblez. 12
Dieu court dans les maudits comme un feu dans les blés. 12
Écrasez d'épouvante et de haine l'impie. 12
Faites lever votre âme aux vices accroupie, 12
525 Et récitez, avant que l'archange soit là, 12
Le sharrith le matin, le soir le néhila. 12
Vengez Dieu par le glaive et vivez dans la crainte. 12
Tout ce que je vous dis, Peuple, c'est la loi sainte, 12
La loi d'en haut, connue aux seuls fils de Lévi. 12
530 Un homme en ce moment, de douze hommes suivi, 12
Blond, jeune, et regardé fixement par le prêtre, 12
L'interrompit et dit avec l'accent d'un maître : 12
— Toute la loi d'en haut est dans ce mot : aimer. 12
— Peuple, cria le prêtre, il vient de blasphémer. 12
VII
CAÏPHE EN CONTEMPLATION
535 Les deux guetteurs du temple ont aperçu la lune ; 12
Le mois commence.
Aux champs la terre est encor brune ;
Il pleut sur le mont Glon et sur le mont Sion ; 12
Mais l'hiver va finir. On fait l'ablution 12
Du temple, dont on brosse et dérouille les chaînes, 12
540 Les gonds et les verrous, pour les fêtes prochaines. 12
Seul près du grand autel derrière le rideau, 12
Pendant que, se courbant sur des vases pleins d'eau, 12
Et répandant partout le nard et l'hyacinthe, 12
Les lévites portiers lavent la triple enceinte, 12
545 S'interrompant parfois pour baiser les pavés. 12
Le grand-prêtre se tient debout, les bras levés. 12
On dirait un fantôme avec son blanc suaire. 12
L'arche est sur une estrade au fond du sanctuaire ; 12
Élohim lui laissa l'empreinte de son doigt ; 12
550 Un éblouissement l'environne, et l'on voit 12
Des boîtes de parfum d'aspic sur chaque marche 12
Du degré qui se perd sous la splendeur de l'arche. 12
Caïphe est de la chose éternelle occupé. 12
Un docteur cependant, Rosmophim de Joppé 12
555 A soulevé ce voile et marche vers Caïphe 12
Qui ne dérange pas son geste de pontife 12
Et n'ouvre qu'à demi son œil vague et fermé. 12
Le prêtre dit : — Je viens. Je me suis informé, 12
Hannasci, de celui des douze auquel tu penses. 12
560 C'est lui que dans la bande on charge des dépenses ; 12
Quand on voyage, il compte avec les hôteliers ; 12
Les autres semblent fiers de porter leurs colliers ; 12
Lui seul a l'air d'un loup parmi les chiens ; sa voie 12
Est obscure ; à Naïm, une fille de joie 12
565 Avait, avec du baume et des parfums, lavé 12
Les pieds du maître, un peu meurtris par le pavé ; 12
Cet homme s'emporta contre elle jusqu'à dire : 12
Tu viens de perdre là pour vingt deniers de myrrhe ! 12
Et Caïphe répond : — C'est l'homme qu'il faudrait. 12
570 — Oui, répond Rosmophim. Il est jaloux, secret, 12
Triste, oblique, inquiet, solitaire, économe. 12
Prince, tu désirais savoir comme on le nomme. 12
Je l'ignorais le jour où tu le demandas. 12
Je le sais aujourd'hui. — Quel est son nom ? — Judas. 12
VIII
LA SIBYLLE
575 La sibylle d'Achlab parle dans sa caverne ; 12
Elle est seule ; un esprit farouche la gouverne, 12
La courbe comme un feu sous un vol de démons, 12
Et de sa bouche obscure et de ses noirs poumons 12
Fait sortir le hasard des paroles terribles. 12
580 Des feuilles, qui plus tard s'iront coller aux Bibles, 12
S'échappent par moments de son antre, et s'en vont 12
En vagues flamboiements dans l'espace sans fond. 12
Elle les suit des yeux, et rit ; puis recommence, 12
L'immensité s'étant mêlée à sa démence, 12
585 Et le souffle infini la traversant toujours. 12
Elle s'adresse à l'ombre, au gouffre, aux rochers sourds. 12
Spectre par le regard, par la maigreur squelette, 12
Elle parle une langue étrange où se reflète 12
L'avenir, à demi visible sur son front, 12
590 Et prononce déjà des mots qui ne seront 12
Dits par le genre humain que dans trois mille années. 12
Ses mains sur ses seins nus se crispent décharnées ; 12
Son œil lugubre songe, ivre d'obscurité ; 12
Ce spectre balbutie avec autorité ; 12
595 On dirait qu'elle fait la lecture éperdue 12
D'un mystérieux livre ouvert dans l'étendue ; 12
Parfois elle s'arrête en disant : Je ne puis. 12
En ce moment, au fond de sa grotte, affreux puits 12
Plein de l'effarement des visions occultes, 12
600 Ce sont les fondateurs de dogmes et de cultes 12
Et de religions que son regard poursuit. 12
Il semble qu'elle parle, à travers l'âpre nuit, 12
A ceux qui cherchent Dieu pour le montrer aux hommes. 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« — … Le livre d'en haut dit : — Qui que tu sois, qui sommes 12
605 « L'Être de s'expliquer et le sphynx d'être clair, 12
« Qui que tu sois qui veux saisir l'eau, tenir l'air, 12
« Donner à la nuée une forme, et qui plonges, 12
« Avec ta nasse, bonne à la pêche des songes, 12
« Dans le sinistre abîme où flotte ce mot : Dieu ; 12
610 « Qui que tu sois, qui viens forcer l'ombre à l'aveu, 12
« Tâter la certitude avec ta main peu sûre, 12
« Au temple sidéral adosser ta masure, 12
« Et désigner à l'Être un texte, un nombre, un lieu ; 12
« Homme, qui que tu sois, qui viens faire du feu 12
615 « Sous la foudre, allumer ta lampe sous l'étoile, 12
« Et dire à l'univers sans fond : Lève-toi, voile ! 12
« Qui que tu sois qui prends l'impossible aux cheveux, 12
« Qui prononces ces mots inutiles : « — Je veux, 12
« Je sais, je suis, je crois, je sauve, je ranime ; — » 12
620 « Qui que tu sois qui dis à l'Être : « — Allons, abîme, 12
« Réponds, puisque c'est moi qui t'ai questionné. — » 12
« Sache que ta folie est sombre, infortuné ! 12
« L'erreur sort du nuage et sans fin se dévide. 12
« Un rite, c'est un geste au hasard dans le vide ; 12
625 « Avortement du chiffre et du mot ! labeur vain 12
« De la voix pour nommer le prodige divin ! 12
« Trimourti ! Trinité ! Triade ! Triple Hécate ! 12
« Brahmâ, c'est Abraham ; dans Adonis éclate 12
« Adonaï ; Jovis jaillit de Jéhovah ; 12
630 « Toujours au même mot l'impuissance arriva ; 12
« Toujours le sombre effort des religions tombe 12
« Dans le même fantôme et dans la même tombe. 12
« Toutes ces questions : « — Où ? quand ? pourquoi ? comment ? 12
« Jusqu'où ? » — font le bruit sourd d'un engloutissement. 12
635 « Le livre d'en haut dit : — O penseurs, prenez garde ! 12
« Il veut qu'on le contemple et non qu'on le regarde. 12
« Courbez-vous. L'adoré doit rester l'inconnu. 12
« Toutes les fois qu'un homme, un esprit, est venu 12
« L'approcher de trop près, et s'est, opiniâtre, 12
640 « Mis à souffler sur lui comme on souffle sur l'âtre, 12
« Il a frappé. Malheur aux obstinés qui vont 12
« Faire une fouille sombre en cet être profond ! 12
« Vous qui vous appelez hier, demain, le sage, 12
« Le savant, le chercheur, la fuite, le passage, 12
645 « Larves ! y songez-vous d'imposer à celui 12
« Qui songe et qui s'appelle à jamais Aujourd'hui, 12
« Vos auscultations, vos calculs, votre étude, 12
« Et la vibration de votre inquiétude ! 12
« Il lui déplaît d'avoir vos chiffres hasardeux 12
650 « Courant partout sur lui, fourmillement hideux. 12
« Ta curiosité l'importune, ô vermine ! 12
« L'Incréé n'aime pas que l'homme l'examine, 12
« Et sentir des esprits fureter dans ses coins. 12
« Sacrilège ! le plus, mesuré par le moins ! 12
655 « La mouche humaine allant heurter aux cieux son aile ! 12
« Et l'essaim, effleurant l'attitude éternelle ! — 12
« Le livre d'en haut dit : — Lui ! lui ! pas de témoins. 12
« Hommes, ne faites point un pas hors des besoins ; 12
« L'homme est tortue, et l'ombre est votre carapace ; 12
660 « Ne sortez pas du temps, du nombre et de l'espace ; 12
« Car il se vengera, l'être mystérieux, 12
« Des voix, des bruits, des pas, des lampes et des yeux ! 12
« Il est le maître obscur des tortures aiguës, 12
« Des haches, des brasiers, des chanvres, des ciguës. 12
665 « Il choisira les forts, il prendra dans sa main 12
« Ceux qui sont les cerveaux de tout le genre humain, 12
« Et, fatal, les jetant au glaive froid qui tue, 12
« Il décapitera la sagesse têtue. 12
« Pour punir les chercheurs, il n'a qu'à les livrer 12
670 « A la fureur de ceux qu'ils voudront éclairer. 12
« O sages, pour gravir les cieux où sont les Tables, 12
« Vous hantez les hauts lieux, ces cimes redoutables, 12
« Que visite l'horreur et que la bise mord ; 12
« Vous y cherchez le jour, vous y trouvez la mort ; 12
675 « Certains sommets fatals ont d'âpres calvities 12
« Où les hideuses croix, par le meurtre noircies, 12
« Se dressent, attendant les pâles rédempteurs ; 12
« Et vous êtes, hélas, trahis par les hauteurs. 12
« Caïn sur cette terre, où le juste est victime, 12
680 « Traître, a laissé de quoi recommencer son crime ; 12
« L'homme abrège, ô penseurs, vos ans déjà si courts ! 12
« Pour vous assassiner, justes, l'homme a toujours 12
« Entre les mains assez du premier fratricide ; 12
« Plus tard, le genre humain, redevenu lucide, 12
685 « Vient glorifier ceux que sa rage courbait… 12
« L'un a bu le poison, l'autre pend au gibet ! 12
« Pensez-vous quelquefois à ce que fait l'archange, 12
« L'Être d'en bas ? Il est le Méchant. Il s'en venge ? 12
« Il prend l'âme, la vie et le jour à revers ; 12
690 « Et de sa chute il fait celle de l'univers. 12
« L'enfer est tout entier dans ce mot : Solitude. 12
« Avec tous les remords qui sont l'inquiétude 12
« Et le deuil de la terre, et dont il est l'aïeul, 12
« Dans l'effrayant cachot des nuits, Satan est seul. 12
695 « Le rocher qui le mure est fait avec du crime ; 12
« Les autres condamnés sont dans un autre abîme ; 12
« Il peut les torturer, mais il ne peut les voir. 12
« Seul, toujours seul, il est aveugle dans le noir. 12
« En lui, hors de lui, l'ombre. Il regarde, il se hausse, 12
700 « Il cherche ; il n'a pas même une hydre dans sa fosse ; 12
« Une hydre, ce serait quelqu'un. L'ange damné 12
« Vole et rôde, et, hagard, voudrait n'être pas né. 12
« Si les bêtes voyaient son cloaque, cet antre 12
« Ferait ramper les loups frémissants à plat ventre, 12
705 « Trembler le tigre, et fuir les hiboux aux yeux ronds. 12
« A chaque mouvement de ses lourds ailerons, 12
« Pendant qu'il plane, il sort du monstre des fumées ; 12
« Elles montent sur terre, et ce sont des armées ; 12
« Elles montent sur terre, et, dans nos régions, 12
710 « Ce sont des lois, des mœurs et des religions ; 12
« Elles montent sur terre et prennent des figures 12
« De rois, de conquérants, de pontifes, d'augures ; 12
« Et l'on entend le cri des hommes sous le pied 12
« D'un Satan Dieu qui règne et dans la nuit s'assied, 12
715 « Fantôme ressemblant au spectre des ténèbres ; 12
« Et, triomphants, sacrés, grands, illustres, célèbres, 12
« Des vampires, la mitre ou le laurier au front, 12
« Élevant jusqu'au ciel une gloire d'affront, 12
« Disent : Je suis le Dogme, et je me nomme Empire. 12
720 « Et cent fléaux, fatals, noirs, dont l'homme est le pire, 12
« Se déchaînent ; — Satan en bas plane toujours ; — 12
« Peste, terre qui tremble, eau sur les rochers sourds, 12
« Le typhon sur les flots, le semoun dans les sables… — 12
« O sombres battements des ailes formidables ! 12
725 « Le livre d'en haut dit : — Donc pas de curieux. 12
« La nuit est un conseil que le ciel donne aux yeux. 12
« Laissez l'Être exister. Soyez ce que vous êtes. 12
« Regards, soyez l'effroi ; bêtes, soyez les bêtes ; 12
« Beauté, sois le squelette ; homme, sois le néant. 12
730 « Dieu fait du ténébreux le bourreau du voyant. 12
« Ou, s'il lui plaît, savants, penseurs, ô tourbe infime, 12
« De vous abandonner à votre propre abîme, 12
« Il laissera l'ennui pesant, le moi jaloux, 12
« Le vertige et la peur croître d'eux-même en vous, 12
735 « Et vos socs effrayés ne creuser que des fosses, 12
« Et se dresser, au fond de vos recherches fausses, 12
« Le chaos des erreurs, des fièvres, des tourments, 12
« Et s'offrir le fer rouge à vos tâtonnements ; 12
« Si bien que de sa loi, de son énigme austère, 12
740 « De son nom, de son dogme obscur, de son mystère, 12
« Vous ôterez vos mains fumantes en criant : 12
« Nous nous sommes brûlés à cet être effrayant ! 12
« Mage, il t'engloutira sous les bouillons de l'urne ; 12
« Il remuera sous toi l'âpre échelle nocturne ; 12
745 « Il rendra trouble, avec trop de lumière, l'œil 12
« De la témérité, du rêve et de l'orgueil ; 12
« Il n'aura qu'à montrer, pour vous mettre en démence, 12
« Un de ses attributs dans sa splendeur immense ; 12
« Car le plus aveuglé, c'est le plus ébloui. 12
750 « Oui, si vous labourez au même champ que lui, 12
« Il emplira de cendre et de mort vos semailles. 12
« De toute la science il crèvera les mailles. 12
« L'infini ne se peut prendre dans un filet. 12
« Il ne souffrira point qu'on sache ce qu'il est. 12
755 « Il mettra les fléaux, les forces, les tonnerres, 12
« L'ombre, à votre poursuite, ô noirs visionnaires ! 12
« Et s'il regarde, horreur ! tout s'évanouira. 12
« Et les penseurs crieront : Grâce ! Il leur suffira, 12
« Pour sentir la pensée en leurs fronts se dissoudre, 12
760 « D'entrevoir un moment sa prunelle de foudre.- 12
« Le livre d'en haut dit : — Vivez sans regarder. 12
« Passant, ta fonction est de passer. Sonder, 12
« C'est blesser. Qu'êtes-vous ? Qu'es-tu ? Ton nom ? — Terpandre. 12
« Toi ? — Linus. — Toi ? — Thalès. — Vous vous appelez Cendre ! 12
765 « Vous vous appelez Brume et Nuit ! Disparaissez, 12
« Mourez. Parler est trop, bégayer est assez. 12
« Es-tu sage ? tais-toi. Le silence est l'hommage. 12
« Quoi ! tu veux pénétrer l'impénétrable, ô mage ! 12
« Tu viens escalader avec effraction 12
770 « Le problème, le jour, la nuit, la vision, 12
« L'infini ! Tu commets un attentat nocturne 12
« Sur la virginité du tombeau taciturne ! 12
« Tu lèves ce couvercle, ô mage audacieux ! 12
« Que fais-tu là, rôdeur des barrières des cieux ? 12
775 « Tu viens, furtif, armé de ta vanité sombre, 12
« Forcer l'éternité ! tu viens crocheter l'ombre, 12
« Fourrer ta fausse clé dans la porte de feu, 12
« Et faire une pesée, avec l'orgueil, sous Dieu ! 12
« Va-t'en de la lumière, et va-t'en des ténèbres ! 12
780 « Dehors ! Va-t'en avec ta strophe et tes algèbres, 12
« Poète, géomètre, astronome, voleur ! 12
« Ne cherchez pas ; rampez. Tremblez, c'est le meilleur. 12
« Espace, point d'Icare ; astres, pas de lunettes. 12
« O vivants, vous serez dans le vrai, si vous n'êtes 12
785 « Que ce que les vivants d'avant vous ont été. 12
« Ne voyez que la grande et calme éternité. 12
« Le bas est immobile et le haut immuable. 12
« En bas est l'ancre ; en haut l'obscur anneau du câble. 12
« Est-ce que la nature essaie autour de vous 12
790 « De changer d'attitude, ô mortels vains et fous ? 12
« Qu'est-ce que le tombeau ? Le puits des nuits funèbres ; 12
« Il a la plénitude auguste des ténèbres ; 12
« Il ne demande rien, il ne fait pas de bruit ; 12
« Le sépulcre est le vase où Dieu garde la nuit, 12
795 « L'astre est le vase où Dieu conserve la lumière ; 12
« Tous deux sont à jamais ce que la loi première 12
« Les créa ; l'un est l'ombre et l'autre est le rayon ; 12
« Pourquoi l'homme veut-il changer sa fonction ? 12
« Il est souffle ; qu'il passe. A quoi bon la pensée ? 12
800 « A quoi bon tant de force obscure dépensée ? 12
« A quoi bon Zoroastre ou Moïse ? A quoi sert 12
« Ce Jean, vêtu de peaux, parlant dans le désert ? 12
« A quoi bon vos Talmuds ? N'est-ce pas une honte 12
« De voir s'entreheurter Tyr contre Sélinonte, 12
805 « Delphes contre Éleusis, Thèbes contre Sion, 12
« Dans l'immobilité de la création ? 12
« C'est l'ennui du voyant d'entendre les querelles 12
« Des superstitions se dévorant entre elles, 12
« Tous ces mages, luttant, affirmant ou niant, 12
810 « Et tous ces disputeurs de cendre et de néant 12
« Qui font tourbillonner leurs misérables rixes 12
« Entre les tombeaux noirs et les étoiles fixes ! 12
« Un dogme est l'oiseleur, guettant dans la forêt, 12
« Qui, parce qu'il a pris un passereau, croirait 12
815 « Avoir tous les oiseaux du ciel bleu dans sa cage. 12
« La salutation du jonc au marécage 12
« N'est pas plus vaine, au fond du bois vague et jauni, 12
« Que les saluts que fait un homme à l'infini. 12
« Tout ce que vous nommez vérité devient fable 12
820 « Devant l'inénarrable et devant l'ineffable. 12
« Dieu ! Rêve ! Qui finit par ressembler à Non. 12
« La raison de celui qui prononce ce nom 12
« S'en va, comme le sang quand on ouvre la veine. 12
« Oh ! que le verbe est nul ! que la syllabe est vaine ! 12
825 « Comme le nombre est vite essoufflé quand il faut 12
« Faire l'addition du bas avec le haut, 12
« Et, de la profondeur remontant à la cime, 12
« Compter le gouffre après avoir compté l'abîme ! » 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pendant qu'elle parlait, pleine du sphynx caché, 12
830 Sur le puits ténébreux quelqu'un s'était penché ; 12
Le soleil éclairait sur le seuil de la cave 12
Une figure douce, éblouissante et grave ; 12
Un homme était pieds nus dans l'herbe et les genêts. 12
— Je ne t'ai jamais vu, mais je te reconnais. 12
835 Salut, Nazaréen ! Dit la femme hagarde. 12
Et, montrant du doigt l'ombre, elle ajouta : Prends garde. 12
Alors entre la femme et cet homme, tandis 12
Que l'aube réchauffait les serpents engourdis 12
Et que les fleurs ouvraient au soleil leurs corolles, 12
840 Il se fit un échange auguste de paroles 12
Que la terre ignora, personne n'écrivant 12
Ce dialogue sombre emporté par le vent. 12
LE NAZARÉEN
O Prophétesse, il faut pourtant sauver les hommes. 12
LA SIBYLLE
A quoi bon ?
LE NAZARÉEN
Pour sortir de cette ombre où nous sommes.
LA SIBYLLE
Restes-y.
LE NAZARÉEN
845 C'est la loi de monter vers le jour,
Qu'après l'iniquité la justice ait son tour, 12
C'est la loi.
LA SIBYLLE
La justice est sur la terre un rêve
LE NAZARÉEN
Les hommes pleins de haine ont à la main le glaive. 12
O femme, en les aimant on peut les apaiser. 12
Que dis-tu de l'amour ? Parle.
LA SIBYLLE
850 Crains le baiser.
II
JÉSUS-CHRIST
I
LA POUTRE
Le brigand Barabbas est en prison. Son heure 12
Approche, car il faut que le meurtrier meure ; 12
C'est du moins ce que dit le peuple.
Hors des murs,
Dans un champ où, pareil au ver dans les fruits mûrs, 12
855 Le chacal entre au flanc des charognes farouches, 12
Plaine où des os épars font bourdonner les mouches, 12
On entend un bruit sourd de scie et de marteaux. 12
Un homme dans un bouge équarrit des poteaux. 12
C'est Psyphax, charpentier de croix. Dehors un zèbre, 12
860 Des poules, du fumier, un coq. Psyphax est guèbre, 12
Adore le soleil et construit des gibets. 12
Le faubourg Zem, quartier des marchands au rabais 12
Et des fripiers vendant les haillons de la ville, 12
Borne au sud cette plaine âpre, déserte et vile. 12
865 Des cordes où parfois on se heurte en rêvant, 12
Où les laveuses font sécher leur linge au vent, 12
Flottent à des piquets plantés dans les décombres. 12
Les petits enfant nus de ces masures sombres 12
Où la famine habite et d'où la peste sort, 12
870 Vivent de ramasser dans l'herbe du bois mort 12
Qu'ils vont vendre en fagots sur les marches du temple. 12
Le prophète qui fait des gestes et contemple, 12
Quelque centurion par l'orgie attardé, 12
Des joueurs agitant la bassette ou le dé, 12
875 Hantent seuls ce lieu triste et cette lande aride. 12
Au-delà des terrains que l'ardent soleil ride, 12
Et que couvre un gazon brûlé, lépreux et court, 12
On voit les toits confus des maisons du faubourg 12
Où les femmes le soir médisent sur leurs portes. 12
880 Les mendiants hideux pareils à des cloportes 12
Rôdent aux alentours, tendant leurs pâles mains. 12
Au lieu de l'essaim d'or errant dans les jasmins, 12
L'oiseau de proie, affreux, vole aux carcasses mortes. 12
Près des maisons, les gueux, les nains aux jambes tortes, 12
885 Les goitreux, les boiteux, fourmillent en tous sens ; 12
Et la difformité honteuse des passants, 12
Et ce faubourg infirme et malade, et ces bouges, 12
Importunent au loin l'aigle aux paupières rouges, 12
Et les vastes vautours africains dont le bec 12
890 Semble plein des rayons du désert de Balbeck. 12
Au fond de l'horizon est le Golgotha fauve ; 12
Mont sans arbre, sans herbe et sans fleurs ; sommet chauve 12
Et propre à la croissance horrible des gibets ; 12
Ceux qui cherchent le sens des anciens alphabets 12
895 Et qui font du Talmud leur sévère lecture, 12
Tremblent devant ce mont, sachant son aventure ; 12
Le vaste Adam est là, sous la terre dormant ; 12
Si bien que le Calvaire est le noir renflement 12
De ce grand corps gisant sous la morne campagne, 12
900 Et qu'un air de cadavre en reste à la montagne. 12
Le toit de Psyphax, bas et marqué d'un poteau, 12
Fait une ampoule au centre isolé du plateau. 12
Le peuple craint les toits mystérieux des guèbres. 12
Ces fous de la lumière ont l'œil plein de ténèbres ; 12
905 On les voue aux métiers immondes : ils les font. 12
Ils mêlent leur chimère au céleste plafond ; 12
Ils contemplent la nuit, d'astres profonds semée, 12
Et l'appellent Saba, ce qui veut dire armée ; 12
Ils adorent un point du ciel nommé Kébla ; 12
910 A toute heure de l'ombre et de l'aube, ils sont là 12
S'offrant, les hommes nus et les femmes sans voiles, 12
Au dieu soleil époux des déesses étoiles ; 12
Ils maudissent la fève et l'ail, craignent le sel 12
Et l'ambre, et font lever le pain avec du miel. 12
915 Ils vont jusqu'en Égypte, affrontant les numides, 12
Pieds nus, sacrifier des coqs aux pyramides, 12
Ces trois tombeaux de Seth, d'Énos et de Sabi ; 12
L'arabe en pâlissant leur ferme son gourbi ; 12
Ils font un philtre avec des herbes qu'ils écrasent ; 12
920 Ils respectent le bœuf et la brebis, se rasent, 12
Et n'osent pas nommer l'astre à qui leurs élus 12
Font, de l'aurore au soir, soixante-trois saluts ; 12
Ils ont pour ville Haran en Mésopotamie ; 12
Leur tabernacle, autel de trouble et d'infamie, 12
925 Au lieu de l'occident regarde le levant ; 12
Ils adressent, hagards, des questions au vent, 12
Comptent l'onde, et parmi leurs prophètes on nomme 12
Loth, roi des Philistins, et Numa, roi de Rome ; 12
Dans le mois du Bélier leur tribu danse en rond ; 12
930 Ils vénèrent Péor, le faune obscène ; ils ont 12
Sept temples dédiés par Cham aux sept planètes ; 12
Ils sont jongleurs, charmeurs de tigres, proxénètes, 12
Baigneurs, marchands de sorts, plongeurs de tourbillons ; 12
Quand ils sèment, ils font deux parts de leurs sillons, 12
935 Dont l'une est pour le dieu, l'autre pour les déesses ; 12
Leurs femmes ont parfois des serpents dans leurs tresses ; 12
Ils reprochent au char la plainte de l'essieu ; 12
Ils regardent, pensifs, les ratures que Dieu 12
A faites sur le tigre ainsi que sur le zèbre ; 12
940 C'est parce que tous deux ont ce signe funèbre 12
Et cette ombre des mots inconnus sur le dos 12
Que l'un porte la haine et l'autre les fardeaux ; 12
Presque à l'égal du temple ils révèrent l'étable ; 12
Leur sommeil est étrange, agité, redoutable ; 12
945 Le sage est dur pour eux, même dans sa bonté, 12
Car leur religion donne à l'humanité 12
Une difformité misérable et terrible ; 12
Ils ont un livre écrit par Satan, chose horrible ; 12
Un autre par Adam, un autre par Énos ; 12
950 Tous savent lire et sont des songeurs infernaux ; 12
Ce sont, sous l'azur sombre où les nuages glissent, 12
Des hommes stupéfaits et fauves qu'éblouissent 12
Les immenses couchers du soleil dans les monts, 12
Et qui mangent du sang ainsi que les démons. 12
955 Près d'un champ maigre, où croît plus de ronce que d'orge, 12
Dans son hangar croulant qu'empourpre un feu de forge, 12
Psyphax le guèbre est seul ; sans veste, sans bonnet, 12
Bras nus, la scie aux poings, il travaille ; et l'on est 12
A la fin du mois Jar, le second de l'année. 12
960 Dans cette plaine vaste, obscure, abandonnée, 12
Deux hommes vers le soir, marchant dans les fossés, 12
Se rencontrent, venant de deux points opposés. 12
Ils se parlent très bas avec un air de honte. 12
— Voici l'argent.
— Combien ?
— Trente.
— Comptons.
On compte ;
965 Dans l'ombre ; en étouffant, comme en flagrant délit, 12
Le bruit d'un sac d'argent qu'on vide et qu'on remplit. 12
— Marché fait.
— Viendra-t-il pour la fête ?
— Peut-être.
— Mais au milieu des siens comment le reconnaître ? 12
— Celui qu'on me verra baiser, ce sera lui. 12
— C'est dit.
970 Et souriant, mais non sans quelque ennui,
L'homme qui prend l'argent fait un salut servile, 12
Met le sac sous sa robe et rentre dans la ville. 12
Et l'autre attend qu'il ait disparu, puis, sans bruit, 12
Regardant si de loin personne ne le suit, 12
975 Il s'enfonce à pas sourds dans la plaine funèbre, 12
Et l'on dirait qu'il va vers la maison du guèbre. 12
Psyphax travaille. Il ouvre au milieu des outils 12
Un vieux livre, et ses yeux y semblent engloutis, 12
Comme s'ils en puisaient la lueur vénérable ; 12
980 Puis il reprend la vrille et l'équerre d'érable, 12
Et se remet à fendre un bloc informe et noir ; 12
Puis il lit, quoiqu'on lise avec peine le soir, 12
De sorte que cet homme à la fois semble suivre 12
Son travail sous l'outil et sa loi dans le livre ; 12
985 Soudain, au soupirail du toit presque détruit, 12
Apparaît la première étoile de la nuit ; 12
Psyphax lève les yeux, l'aperçoit, se redresse, 12
Ébloui, pâle, et dit à voix basse : O déesse ! 12
Or l'homme qui venait arrive. Il montre un sceau. 12
990 Il crache sur le livre ouvert, et dit : — Pourceau, 12
Je suis du temple. — Il laisse, en l'écartant, paraître 12
Sous son manteau dans l'ombre une robe de prêtre. 12
Et le payen se tait, avec ce pli du front 12
Que donne l'habitude horrible de l'affront ; 12
995 Car il a reconnu Rosmophim, un des sages 12
Qui du Talmud au peuple expliquent les passages, 12
Docteur et juge, après Caïphe le premier. 12
Il tremble ; le rayon rend visite au fumier. 12
Pourquoi ?
C'est ce docteur Rosmophim qui, naguère,
1000 A, d'après la loi sainte et le texte vulgaire, 12
Condamné Barabbas, et dit : Deux fois malheur ! 12
Mort sur le meurtrier et mort sur le voleur ! 12
Rosmophim dit : — Au nom du sanhédrin ! — L'esclave 12
S'incline, et Rosmophim reprend d'une voix grave, 12
1005 Pendant que son regard sur le guèbre tombait : 12
— As-tu quelque tronc d'arbre à faire un grand gibet ; 12
Dans une sorte d'antre au fond de la masure 12
Gisaient de noirs poteaux de diverse mesure ; 12
Le payen remua ces affreux blocs dormants, 12
1010 Ainsi qu'un fossoyeur trouble un tas d'ossements, 12
Et l'on en voyait fuir des bêtes qu'on ignore ; 12
Les poutres retombaient sur la terre sonore ; 12
Soudain l'homme, que l'âtre aidait de sa clarté, 12
Poussant un dernier bloc, non sans peine écarté, 12
1015 Montra du doigt au prêtre un madrier difforme, 12
Ayant le poids du chêne avec les nœuds de l'orme, 12
Lourd, vaste, et comme empreint de cinq doigts monstrueux ; 12
On voyait au gros bout, renflement tortueux, 12
On ne sait quelle tache épouvantable et sombre, 12
1020 Et l'on eût dit du sang élargi dans de l'ombre. 12
Rosmophim regarda la poutre, maugréant : 12
— Serait-ce le bâton de marche d'un géant ? 12
— Seigneur, c'est en effet cela, dit l'idolâtre. 12
Et le prêtre jeta trois grains d'encens dans l'âtre 12
1025 Pour purifier l'air où l'homme avait parlé. 12
L'homme reprit :
— Un champ qui fait mourir le blé,
Qui n'a pas un rameau vivant où l'oiseau dorme, 12
Égout où du déluge on voit la boue énorme, 12
Est le lieu sombre où j'ai trouvé ce tronc hideux. 12
1030 Les hommes d'autrefois ne pouvaient être deux 12
Sans combattre, et l'un l'autre ils se prenaient pour cible, 12
Et la marque d'un meurtre est sur cet arbre horrible. 12
Les géants de la race Énacim, qui d'abord 12
Ont habité la terre antique, ont fait la mort. 12
1035 Leur ombre immense couvre encor les races neuves. 12
Ils écrasaient du pied les éléphants des fleuves 12
Devant qui la forêt monstrueuse se tait ; 12
Leur bâton de voyage ou de défense était 12
Un chêne qu'ils avaient cassé dans la clairière ; 12
1040 Et nous pourrions bâtir toute une tour de pierre 12
Avec un des cailloux qu'ils tenaient dans leur poing. 12
— Oui, dit le docteur, Dieu qui ne s'égare point 12
En attendant le nombre, exagéra la forme ; 12
Le monde a commencé par la famille énorme ; 12
1045 Du groupe gigantesque est né le genre humain ; 12
Le bloc d'hier sera tas de pierres demain ; 12
Un géant tient d'abord la place d'une foule ; 12
Puis, comme la nuée en gouttes d'eau s'écroule, 12
De génération en génération, 12
1050 Il s'amoindrit, pullule, et devient nation ; 12
Et Dieu fait le colosse avant la fourmilière. 12
Il reprit : — Ce tronc d'arbre a des traces de lierre. 12
— Non, c'est la pression du poignet du géant, 12
Dit l'esclave.
— Chien vil, dit le docteur songeant,
1055 Je choisis ce poteau. Dans ton ombre mortelle 12
Fais-en vite une croix vaste et haute, mais telle 12
Qu'un homme cependant puisse encor la traîner. 12
Laissant derrière lui Psyphax se prosterner, 12
Le prêtre s'en alla, l'œil plein d'une âpre flamme. 12
1060 Et le guèbre, tirant du tas la poutre infâme, 12
La regardait, la hache au poing, disant tout bas : 12
— Il paraît qu'on veut faire honneur à Barabbas. 12
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