Métrique en Ligne
HUG_12/HUG968
Victor HUGO
l'Art d'être grand-père
1877
XVIII
QUE LES PETITS LIRONT
QUAND ILS SERONT GRANDS
V
L'ÂME À LA POURSUITE DU VRAI
I
Je m'en irai dans les chars sombres 8
Du songe et de la vision ; 8
Dans la blême cité des ombres 8
Je passerai comme un rayon ; 8
5 J'entendrai leurs vagues huées ; 8
Je semblerai dans les nuées 8
Le grand échevelé de l'air ; 8
J'aurai sous mes pieds le vertige, 8
Et dans les yeux plus de prodige 8
10 Que le météore et l'éclair. 8
Je rentrerai dans ma demeure, 8
Dans le noir monde illimité. 8
Jetant à l'éternité l'heure 8
Et la terre à l'immensité, 8
15 Repoussant du pied nos misères, 8
Je prendrai le vrai dans mes serres 8
Et je me transfigurerai, 8
Et l'on ne verra plus qu'à peine 8
Un reste de lueur humaine 8
20 Trembler sous mon sourcil sacré. 8
Car je ne serai plus un homme ; 8
Je serai l'esprit ébloui 8
À qui le sépulcre se nomme, 8
À qui l'énigme répond : Oui. 8
25 L'ombre aura beau se faire horrible ; 8
Je m'épanouirai terrible, 8
Comme Élie à Gethsémani, 8
Comme le vieux Thalès de Grèce, 8
Dans la formidable allégresse 8
30 De l'abîme et de l'infini. 8
Je questionnerai le gouffre 8
Sur le secret universel, 8
Et le volcan, l'urne de soufre, 8
Et l'océan, l'urne de sel ; 8
35 Tout ce que les profondeurs savent, 8
Tout ce que les tourmentes lavent, 8
Je sonderai tout ; et j'irai 8
Jusqu'à ce que, dans les ténèbres, 8
Je heurte mes ailes funèbres 8
40 À quelqu'un de démesuré. 8
Parfois m'envolant jusqu'au faîte, 8
Parfois tombant de tout mon poids, 8
J'entendrai crier sur ma tête 8
Tous les cris de l'ombre à la fois, 8
45 Tous les noirs oiseaux de l'abîme, 8
L'orage, la foudre sublime, 8
L'âpre aquilon séditieux, 8
Tous les effrois qui, pêle-mêle, 8
Tourbillonnent, battant de l'aile, 8
50 Dans le précipice des cieux. 8
La Nuit pâle, immense fantôme 8
Dans l'espace insondable épars, 8
Du haut du redoutable dôme, 8
Se penchera de toutes parts ; 8
55 Je la verrai lugubre et vaine, 8
Telle que la vit Antisthène 8
Qui demandait aux vents : Pourquoi ? 8
Telle que la vit Épicure, 8
Avec des plis de robe obscure 8
60 Flottant dans l'ombre autour de moi. 8
— Homme ! la démence t'emporte, 8
Dira le nuage irrité. 8
— Prends-tu la nuit pour une porte ? 8
Murmurera l'obscurité. 8
65 L'espace dira : — Qui t'égare ? 8
Passeras-tu, barde, où Pindare 8
Et David ne sont point passés ? 8
— C'est ici, criera la tempête, 8
Qu'Hésiode a dit : Je m'arrête ! 8
70 Qu'Ézéchiel a dit : Assez ! 8
Mais tous les efforts des ténèbres 8
Sur mon essor s'épuiseront 8
Sans faire fléchir mes vertèbres 8
Et sans faire pâlir mon front ; 8
75 Au sphinx, au prodige, au problème, 8
J'apparaîtrai, monstre moi-même, 8
Être pour deux destins construit, 8
Ayant, dans la céleste sphère, 8
Trop de l'homme pour la lumière, 8
80 Et trop de l'ange pour la nuit. 8
II
L'ombre dit au poète : — Imite 8
Ceux que retient l'effroi divin ; 8
N'enfreins pas l'étrange limite 8
Que nul n'a violée en vain ; 8
85 Ne franchis pas l'obscure grève 8
Où la nuit, la tombe et le rêve 8
Mêlent leurs souffles inouïs, 8
Où l'abîme sans fond, sans forme, 8
Rapporte dans sa houle énorme 8
90 Les prophètes évanouis. 8
Tous les essais que tu peux faire 8
Sont inutiles et perdus. 8
Prends un culte ; choisis ; préfère ; 8
Tes vœux ne sont pas entendus ; 8
95 Jamais le mystère ne s'ouvre ; 8
La tranquille immensité couvre 8
Celui qui devant Dieu s'enfuit 8
Et celui qui vers Dieu s'élance 8
D'une égalité de silence 8
100 Et d'une égalité de nuit. 8
Va sur l'Olympe où Stésichore, 8
Cherchant Jupiter, le trouva ; 8
Va sur l'Horeb qui fume encore 8
Du passage de Jéhovah ; 8
105 Ô songeur, ce sont là des cimes, 8
De grands buts, des courses sublimes… 8
On en revient désespéré, 8
Honteux, au fond de l'ombre noire, 8
D'avoir abdiqué jusqu'à croire ! 8
110 Indigné d'avoir adoré ! 8
L'Olympien est de la brume ; 8
Le Sinaïque est de la nuit. 8
Nulle part l'astre ne s'allume, 8
Nulle part l'ombre ne bleuit. 8
115 Que l'homme vive et s'en contente ; 8
Qu'il reste l'homme ; qu'il ne tente 8
Ni l'obscurité, ni l'éther ; 8
Sa flamme à la fange est unie, 8
L'homme est pour le ciel un génie, 8
120 Mais l'homme est pour la terre un ver. 8
L'homme a Dante, Shakspeare, Homère ; 8
Ses arts sont un trépied fumant ; 8
Mais prétend-il de sa chimère 8
Illuminer le firmament ? 8
125 C'est toujours quelque ancienne idée 8
De l'Élide ou de la Chaldée 8
Que l'âge nouveau rajeunit. 8
Parce que tu luis dans ta sphère, 8
Esprit humain, crois-tu donc faire 8
130 De la flamme jusqu'au Zénith ! 8
Après Socrate et le Portique, 8
Sans t'en douter, tu mets le feu 8
À la même chimère antique 8
Dont l'Inde ou Rome ont fait un dieu ; 8
135 Comme cet Éson de la fable, 8
Tu retrempes dans l'ineffable, 8
Dans l'absolu, dans l'infini, 8
Quelque Ammon d'Égypte ou de Grèce, 8
Ce qu'avant toi maudit Lucrèce, 8
140 Ce qu'avant toi Job a béni. 8
Tu prends quelque être imaginaire, 8
Vieux songe de l'humanité, 8
Et tu lui donnes le tonnerre, 8
L'auréole, l'éternité. 8
145 Tu le fais, tu le renouvelles ; 8
Puis, tremblant, tu te le révèles, 8
Et tu frémis en le créant ; 8
Et, lui prêtant vie, abondance, 8
Sagesse, bonté, providence, 8
150 Tu te chauffes à ce néant ! 8
Sous quelque mythe qu'il s'enferme, 8
Songeur, il n'est point de Baal 8
Qui ne contienne en lui le germe 8
D'un éblouissant idéal ; 8
155 De même qu'il n'est pas d'épine, 8
Pas d'arbre mort dans la ruine. 8
Pas d'impur chardon dans l'égout, 8
Qui, si l'étincelle le touche, 8
Ne puisse, dans l'âtre farouche, 8
160 Faire une aurore tout à coup ! 8
Vois dans les forêts la broussaille, 8
Culture abjecte du hasard ; 8
Déguenillée, elle tressaille 8
Au glissement froid du lézard ; 8
165 Jette un charbon, ce houx sordide 8
Va s'épanouir plus splendide 8
Que la tunique d'or des rois ; 8
L'éclair sort de la ronce infâme ; 8
Toutes les pourpres de la flamme 8
170 Dorment dans ce haillon des bois. 8
Comme un enfant qui s'émerveille 8
De tirer, à travers son jeu, 8
Une splendeur gaie et vermeille 8
Du vil sarment qu'il jette au feu, 8
175 Tu concentres toute la flamme 8
De ce que peut rêver ton âme 8
Sur le premier venu des dieux, 8
Puis tu t'étonnes, ô poussière, 8
De voir sortir une lumière 8
180 De cet Irmensul monstrueux. 8
À la vague étincelle obscure 8
Que tu tires d'un Dieu pervers, 8
Tu crois raviver la nature, 8
Tu crois réchauffer l'univers ; 8
185 Ô nain, ton orgueil s'imagine 8
Avoir retrouvé l'origine, 8
Que tous vont s'aimer désormais, 8
Qu'on va vaincre les nuits immondes, 8
Et tu dis : La lueur des mondes 8
190 Va flamboyer sur les sommets ! 8
Tu crois voir une aube agrandie 8
S'élargir sous le firmament 8
Parce que ton rêve incendie 8
Un Dieu, qui rayonne un moment. 8
195 Non. Tout est froid. L'horreur t'enlace. 8
Tout est l'affreux temple de glace, 8
Morne à Delphes, sombre à Béthel. 8
Tu fais à peine, esprit frivole, 8
En brûlant le bois de l'idole, 8
200 Tiédir la pierre de l'autel. 8
III
Je laisse ces paroles sombres 8
Passer sur moi sans m'émouvoir 8
Comme on laisse dans les décombres 8
Frissonner les branches le soir ; 8
205 J'irai, moi le curieux triste ; 8
J'ai la volonté qui persiste ; 8
L'énigme traître a beau gronder ; 8
Je serai, dans les brumes louches, 8
Dans les crépuscules farouches, 8
210 La face qui vient regarder. 8
Vie et mort ! ô gouffre ! Est-ce un piège 8
La fleur qui s'ouvre et se flétrit, 8
L'atome qui se désagrège, 8
Le néant qui se repétrit ? 8
215 Quoi ! rien ne marche ! rien n'avance ! 8
Pas de moi ! Pas de survivance ! 8
Pas de lien ! Pas d'avenir ! 8
C'est pour rien, ô tombes ouvertes, 8
Qu'on entend vers les découvertes 8
220 Les chevaux du rêve hennir ! 8
Est-ce que la nature enferme 8
Pour des avortements bâtards 8
L'élément, l'atome, le germe, 8
Dans le cercle des avatars ? 8
225 Que serait donc ce monde immense, 8
S'il n'avait pas la conscience 8
Pour lumière et pour attribut ? 8
Épouvantable échelle noire 8
De renaissances sans mémoire 8
230 Dans une ascension sans but ! 8
La larve du spectre suivie, 8
Ce serait tout ! Quoi donc ! ô sort, 8
J'aurais un devoir dans la vie 8
Sans avoir un droit dans la mort ! 8
235 Depuis la pierre jusqu'à l'ange, 8
Qu'est-ce alors que ce vain mélange 8
D'êtres dans l'obscur tourbillon ? 8
L'aube est-elle sincère ou fausse ? 8
Naître, est-ce vivre ? En quoi la fosse 8
240 Diffère-t-elle du sillon ? 8
— Mange le pain, je mange l'homme, 8
Dit Tibère. A-t-il donc raison ? 8
Satan la femme, Ève la pomme, 8
Est-ce donc la même moisson ? 8
245 Nemrod souffle comme la bise ; 8
Gengis le sabre au poing, Cambyse 8
Avec un flot d'hommes démons, 8
Tue, extermine, écrase, opprime, 8
Et ne commet pas plus de crime 8
250 Qu'un roc roulant du haut des monts ! 8
Oh non ! la vie au noir registre, 8
Parmi le genre humain troublé, 8
Passe, inexplicable et sinistre, 8
Ainsi qu'un espion voilé ; 8
255 Grands et petits, les fous, les sages, 8
S'en vont, nommés dans les messages 8
Qu'elle jette au ciel triste ou bleu ; 8
Malheur aux méchants ! et la tombe 8
Est la bouche de bronze où tombe 8
260 Tout ce qu'elle dénonce à Dieu. 8
— Mais ce Dieu même, je le nie ; 8
Car il aurait, ô vain croyant, 8
Créé sa propre calomnie 8
En créant ce monde effrayant. — 8
265 Ainsi parle, calme et funèbre, 8
Le doute appuyé sur l'algèbre ; 8
Et moi qui sens frémir mes os, 8
Allant des langes aux suaires, 8
Je regarde les ossuaires 8
270 Et je regarde les berceaux. 8
Mort et vie ! énigmes austères ! 8
Dessous est la réalité. 8
C'est là que les Kants, les Voltaires, 8
Les Euclides ont hésité. 8
275 Eh bien ! j'irai, moi qui contemple, 8
Jusqu'à ce que, perçant le temple, 8
Et le dogme, ce double mur, 8
Mon esprit découvre et dévoile 8
Derrière Jupiter l'étoile, 8
280 Derrière Jéhovah l'azur ! 8
Car il faut qu'enfin on rencontre 8
L'indestructible vérité, 8
Et qu'un front de splendeur se montre 8
Sous ces masques d'obscurité ; 8
285 La nuit tâche, en sa noire envie, 8
D'étouffer le germe de vie, 8
De toute-puissance et de jour, 8
Mais moi, le croyant de l'aurore, 8
Je forcerai bien Dieu d'éclore 8
290 À force de joie et d'amour ! 8
Est-ce que vous croyez que l'ombre 8
A quelque chose à refuser 8
Au dompteur du temps et du nombre, 8
À celui qui veut tout oser, 8
295 Au poète qu'emporte l'âme, 8
Qui combat dans leur culte infâme 8
Les payens comme les hébreux, 8
Et qui, la tête la première, 8
Plonge, éperdu, dans la lumière, 8
300 À travers leur dieu ténébreux 8
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