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HUG_12/HUG950
Victor HUGO
l'Art d'être grand-père
1877
XIII
L'ÉPOPÉE DU LION
I
LE PALADIN
Un lion avait pris un enfant dans sa gueule, 12
Et, sans lui faire mal, dans la forêt, aïeule 12
Des sources et des nids, il l'avait emporté. 12
Il l'avait, comme on cueille une fleur en été, 12
5 Saisi sans trop savoir pourquoi, n'ayant pas même 12
Mordu dedans, mépris fier ou pardon suprême ; 12
Les lions sont ainsi, sombres et généreux. 12
Le pauvre petit prince était fort malheureux ; 12
Dans l'antre, qu'emplissait la grande voix bourrue, 12
10 Blotti, tremblant, nourri d'herbe et de viande crue. 12
Il vivait, presque mort et d'horreur hébété. 12
C'était un frais garçon, fils du roi d'à côté ; 12
Tout jeune, ayant dix ans, âge tendre où l'œil brille ; 12
Et le roi n'avait plus qu'une petite fille 12
15 Nouvelle-née, ayant deux ans à peine ; aussi 12
Le roi qui vieillissait n'avait-il qu'un souci, 12
Son héritier en proie au monstre ; et la province 12
Qui craignait le lion plus encor que le prince 12
Était fort effarée.
Un héros qui passait
20 Dans le pays fit halte, et dit : Qu'est-ce que c'est ? 12
On lui dit l'aventure ; il s'en alla vers l'antre. 12
Un creux où le soleil lui-même est pâle, et n'entre 12
Qu'avec précaution, c'était l'antre où vivait 12
L'énorme bête, ayant le rocher pour chevet. 12
25 Le bois avait, dans l'ombre et sur un marécage, 12
Plus de rameaux que n'a de barreaux une cage ; 12
Cette forêt était digne de ce consul ; 12
Un menhir s'y dressait en l'honneur d'Irmensul ; 12
La forêt ressemblait aux halliers de Bretagne ; 12
30 Elle avait pour limite une rude montagne, 12
Un de ces durs sommets où l'horizon finit ; 12
Et la caverne était taillée en plein granit, 12
Avec un entourage orageux de grands chênes ; 12
Les antres, aux cités rendant haines pour haines, 12
35 Contiennent on ne sait quel sombre talion. 12
Les chênes murmuraient : Respectez le lion ! 12
Le héros pénétra dans ce palais sauvage ; 12
L'antre avait ce grand air de meurtre et de ravage 12
Qui sied à la maison des puissants, de l'effroi, 12
40 De l'ombre, et l'on sentait qu'on était chez un roi ; 12
Des ossements à terre indiquaient que le maître 12
Ne se laissait manquer de rien ; une fenêtre 12
Faite par quelque coup de tonnerre au plafond 12
L'éclairait ; une brume où la lueur se fond, 12
45 Qui semble aurore à l'aigle et nuit à la chouette, 12
C'est toute la clarté qu'un conquérant souhaite ; 12
Du reste c'était haut et fier ; on comprenait 12
Que l'être altier couchait sur un lit de genêt 12
Et n'avait pas besoin de rideaux de guipure, 12
50 Et qu'il buvait du sang, mais aussi de l'eau pure, 12
Simplement, sans valet, sans coupe et sans hanap. 12
Le chevalier était armé de pied en cap. 12
Il entra.
Tout de suite il vit dans la tanière
Un des plus grands seigneurs couronnés de crinière 12
55 Qu'on pût voir, et c'était la bête ; elle pensait ; 12
Et son regard était profond, car nul ne sait 12
Si les monstres des bois n'en sont pas les pontifes ; 12
Et ce lion était un maître aux larges griffes, 12
Sinistre, point facile à décontenancer. 12
60 Le héros approcha, mais sans trop avancer. 12
Son pas était sonore, et sa plume était rouge. 12
Il ne fit remuer rien dans l'auguste bouge. 12
La bête était plongée en ses réflexions. 12
Thésée entrant au gouffre où sont les Ixions 12
65 Et les Sisyphes nus et les flots de l'Averne, 12
Vit à peu près la même implacable caverne. 12
Le paladin, à qui le devoir disait : va ! 12
Tira l'épée. Alors le lion souleva 12
Sa tête doucement d'une façon terrible. 12
70 Et le chevalier dit : — Salut, ô bête horrible ! 12
Tu caches dans les trous de ton antre un enfant ; 12
J'ai beau fouiller des yeux ton repaire étouffant, 12
Je ne l'aperçois pas. Or, je viens le reprendre. 12
Nous serons bons amis si tu veux me le rendre ; 12
75 Sinon, je suis lion aussi, moi, tu mourras ; 12
Et le père étreindra son enfant dans ses bras, 12
Pendant qu'ici ton sang fumera, tiède encore ; 12
Et c'est ce que verra demain la blonde aurore. 12
Et le lion pensif lui dit : — Je ne crois pas. 12
80 Sur quoi le chevalier farouche fit un pas, 12
Brandit sa grande épée, et dit : Prends garde, sire ! 12
On vit le lion, chose effrayante, sourire. 12
Ne faites pas sourire un lion. Le duel 12
S'engagea, comme il sied entre géants, cruel, 12
85 Tel que ceux qui de l'Inde ensanglantent les jungles. 12
L'homme allongea son glaive et la bête ses ongles ; 12
On se prit corps à corps, et le monstre écumant 12
Se mit à manier l'homme effroyablement ; 12
L'un était le vaillant et l'autre le vorace ; 12
90 Le lion étreignit la chair sous la cuirasse, 12
Et, fauve, et sous sa griffe ardente pétrissant 12
Ce fer et cet acier, il fit jaillir le sang 12
Du sombre écrasement de toute cette armure, 12
Comme un enfant rougit ses doigts dans une mûre ; 12
95 Et puis l'un après l'autre il ôta les morceaux 12
Du casque et des brassards, et mit à nu les os. 12
Et le grand chevalier n'était plus qu'une espèce 12
De boue et de limon sous la cuirasse épaisse ; 12
Et le lion mangea le héros. Puis il mit 12
100 Sa tête sur le roc sinistre et s'endormit. 12
II
L'ERMITE
Alors vint un ermite.
Il s'avança vers l'antre ;
Grave et tremblant, sa croix au poing, sa corde au ventre, 12
Il entra. Le héros tout rongé gisait là 12
Informe, et le lion, se réveillant, bâilla. 12
105 Le monstre ouvrit les yeux, entendit une haleine, 12
Et, voyant une corde autour d'un froc de laine, 12
Un grand capuchon noir, un homme là dedans, 12
Acheva de bâiller, montrant toutes ses dents ; 12
Puis, auguste, et parlant comme une porte grince, 12
110 Il dit : — Que veux-tu, toi ? — Mon roi. — Quel roi ? — Mon prince. 12
— Qui ? — L'enfant. — C'est cela que tu nommes un roi ! 12
L'ermite salua le lion. — Roi, pourquoi 12
As-tu pris cet enfant ? — Parce que je m'ennuie. 12
Il me tient compagnie ici les jours de pluie. 12
115 — Rends-le-moi. — Non. Je l'ai. — Qu'en veux-tu faire enfin ? 12
Le veux-tu donc manger ? — Dame ! si j'avais faim ! 12
— Songe au père, à son deuil, à sa douleur amère. 12
— Les hommes m'ont tué la lionne, ma mère. 12
— Le père est roi, seigneur, comme toi. — Pas autant. 12
120 S'il parle, c'est un homme, et moi, quand on m'entend, 12
C'est le lion. — S'il perd ce fils… — Il a sa fille. 12
— Une fille, c'est peu pour un roi. — Ma famille 12
A moi, c'est l'âpre roche et la fauve forêt, 12
Et l'éclair qui parfois sur ma tête apparaît ; 12
125 Je m'en contente. — Sois clément pour une altesse. 12
— La clémence n'est pas ; tout est de la tristesse. 12
— Veux-tu le paradis ? Je t'offre le blanc-seing 12
Du bon Dieu. — Va-t'en, vieil imbécile de saint ! 12
L'ermite s'en alla.
III
LA CHASSE ET LA NUIT
Le lion solitaire,
130 Plein de l'immense oubli qu'ont les monstres sur terre, 12
Se rendormit, laissant l'intègre nuit venir. 12
La lune parut, fit un spectre du menhir, 12
De l'étang un linceul, du sentier un mensonge, 12
Et du noir paysage inexprimable un songe ; 12
135 Et rien ne bougea plus dans la grotte, et, pendant 12
Que les astres sacrés marchaient vers l'occident 12
Et que l'herbe abritait la taupe et la cigale, 12
La respiration du grand lion, égale 12
Et calme, rassurait les bêtes dans les bois. 12
140 Tout à coup des clameurs, des cors et des abois. 12
Un de ces bruits de meute et d'hommes et de cuivres, 12
Qui font que brusquement les forêts semblent ivres, 12
Et que la nymphe écoute en tremblant dans son lit, 12
La rumeur d'une chasse épouvantable emplit 12
145 Toute cette ombre, lac, montagne, bois, prairie, 12
Et troubla cette vaste et fauve rêverie. 12
Le hallier s'empourpra de tous les sombres jeux 12
D'une lueur mêlée à des cris orageux. 12
On entendait hurler les chiens chercheurs de proies ; 12
150 Et des ombres couraient parmi les claires-voies. 12
Cette altière rumeur d'avance triomphait. 12
On eût dit une armée ; et c'était en effet 12
Des soldats envoyés par le roi, par le père, 12
Pour délivrer le prince et forcer le repaire, 12
155 Et rapporter la peau sanglante du lion. 12
De quel côté de l'ombre est la rébellion, 12
Du côté de la bête ou du côté de l'homme ? 12
Dieu seul le sait ; tout est le chiffre, il est la somme. 12
Les soldats avaient fait un repas copieux, 12
160 Étaient en bon état, armés d'arcs et d'épieux, 12
En grand nombre, et conduits par un fier capitaine. 12
Quelques-uns revenaient d'une guerre lointaine, 12
Et tous étaient des gens éprouvés et vaillants. 12
Le lion entendait tous ces bruits malveillants, 12
165 Car il avait ouvert sa tragique paupière ; 12
Mais sa tête restait paisible sur la pierre, 12
Et seulement sa queue énorme remuait. 12
Au dehors, tout autour du grand antre muet, 12
Hurlait le brouhaha de la foule indignée ; 12
170 Comme un essaim bourdonne autour d'une araignée, 12
Comme une ruche autour d'un ours pris au lacet, 12
Toute la légion des chasseurs frémissait ; 12
Elle s'était rangée en ordre de bataille. 12
On savait que le monstre était de haute taille, 12
175 Qu'il mangeait un héros comme un singe une noix, 12
Qu'il était plus hautain qu'un tigre n'est sournois, 12
Que son regard faisait baisser les yeux à l'aigle ; 12
Aussi lui faisait-on l'honneur d'un siège en règle. 12
La troupe à coups de hache abattait les fourrés ; 12
180 Les soldats avançaient l'un sur l'autre serrés, 12
Et les arbres tendaient sur la corde les flèches. 12
On fit silence, afin que sur les feuilles sèches 12
On entendît les pas du lion, s'il venait. 12
Et les chiens, qui selon le moment où l'on est 12
185 Savent se taire, allaient devant eux, gueule ouverte, 12
Mais sans bruit. Les flambeaux dans la bruyère verte 12
Rôdaient, et leur lumière allongée en avant 12
Éclairait ce chaos d'arbres tremblant au vent ; 12
C'est ainsi qu'une chasse habile se gouverne. 12
190 On voyait à travers les branches la caverne, 12
Sorte de masse informe au fond du bois épais, 12
Béante, mais muette, ayant un air de paix 12
Et de rêve, et semblant ignorer cette armée. 12
D'un âtre où le feu couve il sort de la fumée, 12
195 D'une ville assiégée on entend le beffroi ; 12
Ici rien de pareil ; avec un vague effroi, 12
Tous observaient, le poing sur l'arc ou sur la pique, 12
Cette tranquillité sombre de l'antre épique ; 12
Les dogues chuchotaient entre eux je ne sais quoi ; 12
200 De l'horreur qui dans l'ombre obscure se tient coi, 12
C'est plus inquiétant qu'un fracas de tempête. 12
Cependant on était venu pour cette bête, 12
On avançait, les yeux fixés sur la forêt, 12
Et non sans redouter ce que l'on désirait ; 12
205 Les éclaireurs guettaient, élevant leur lanterne ; 12
On regardait le seuil béant de la caverne ; 12
Les arbres frissonnaient, silencieux témoins ; 12
On marchait en bon ordre, on était mille au moins… 12
Tout à coup apparut la face formidable. 12
On vit le lion.
210 Tout devint inabordable
Sur-le-champ, et les bois parurent agrandis ; 12
Ce fut un tremblement parmi les plus hardis ; 12
Mais, fût-ce en frémissant, de vaillants archers tirent, 12
Et sur le grand lion les flèches s'abattirent, 12
215 Un tourbillon de dards le cribla. Le lion, 12
Pas plus que sous l'orage Ossa ni Pélion 12
Ne s'émeuvent, fronça son poil, et grave, austère, 12
Secoua la plupart des flèches sur la terre ; 12
D'autres, sur qui ces dards se seraient enfoncés, 12
220 Auraient certes trouvé qu'il en restait assez, 12
Ou se seraient enfuis ; le sang rayait sa croupe ; 12
Mais il n'y prit point garde, et regarda la troupe ; 12
Et ces hommes, troublés d'être en un pareil lieu, 12
Doutaient s'il était monstre ou bien s'il était dieu. 12
225 Les chiens muets cherchaient l'abri des fers de lance. 12
Alors le fier lion poussa, dans ce silence, 12
A travers les grands bois et les marais dormants, 12
Un de ces monstrueux et noirs rugissements 12
Qui sont plus effrayants que tout ce qu'on vénère, 12
230 Et qui font qu'à demi réveillé, le tonnerre 12
Dit dans le ciel profond : Qui donc tonne là-bas ? 12
Tout fut fini. La fuite emporte les combats 12
Comme le vent la brume, et toute cette armée, 12
Dissoute, aux quatre coins de l'horizon semée, 12
235 S'évanouit devant l'horrible grondement. 12
Tous, chefs, soldats, ce fut l'affaire d'un moment, 12
Croyant être en des lieux surhumains où se forme 12
On ne sait quel courroux de la nature énorme, 12
Disparurent, tremblants, rampants, perdus, cachés. 12
240 Et le monstre cria : — Monts et forêts, sachez 12
Qu'un lion libre est plus que mille hommes esclaves. 12
Les bêtes ont le cri comme un volcan les laves ; 12
Et cette éruption qui monte au firmament 12
D'ordinaire suffit à leur apaisement ; 12
245 Les lions sont sereins plus que les dieux peut-être ; 12
Jadis, quand l'éclatant Olympe était le maître, 12
Les Hercules disaient : — Si nous étranglions 12
A la fin, une fois pour toutes, les lions ? 12
Et les lions disaient : — Faisons grâce aux Hercules. 12
250 Pourtant ce lion-ci, fils des noirs crépuscules, 12
Resta sinistre, obscur, sombre ; il était de ceux 12
Qui sont à se calmer rétifs et paresseux, 12
Et sa colère était d'une espèce farouche. 12
La bête veut dormir quand le soleil se couche ; 12
255 Il lui déplaît d'avoir affaire aux chiens rampants ; 12
Ce lion venait d'être en butte aux guet-apens ; 12
On venait d'insulter la forêt magnanime ; 12
Il monta sur le mont, se dressa sur la cime, 12
Et reprit la parole, et, comme le semeur 12
260 Jette sa graine au loin, prolongea sa clameur 12
De façon que le roi l'entendit dans sa ville : 12
— Roi ! tu m'as attaqué d'une manière vile ! 12
Je n'ai point jusqu'ici fait mal à ton garçon ; 12
Mais, roi, je t'avertis, par-dessus l'horizon 12
265 Que j'entrerai demain dans ta ville à l'aurore, 12
Que je t'apporterai l'enfant vivant encore, 12
Que j'invite à me voir entrer tous tes valets, 12
Et que je mangerai ton fils dans ton palais. 12
La nuit passa, laissant les ruisseaux fuir sous l'herbe 12
270 Et la nuée errer au fond du ciel superbe. 12
Le lendemain on vit dans la ville ceci : 12
L'aurore ; le désert ; des gens criant merci, 12
Fuyant, faces d'effroi bien vite disparues ; 12
Et le vaste lion qui marchait dans les rues. 12
IV
L'AURORE
275 Le blême peuple était dans les caves épars. 12
A quoi bon résister ? Pas un homme aux remparts ; 12
Les portes de la ville étaient grandes ouvertes. 12
Ces bêtes à demi divines sont couvertes 12
D'une telle épouvante et d'un doute si noir, 12
280 Leur antre est un si morne et si puissant manoir, 12
Qu'il est décidément presque impie et peu sage, 12
Quand il leur plaît d'errer, d'être sur leur passage. 12
Vers le palais chargé d'un dôme d'or massif 12
Le lion à pas lents s'acheminait pensif, 12
285 Encor tout hérissé des flèches dédaignées ; 12
Une écorce de chêne a des coups de cognées, 12
Mais l'arbre n'en meurt pas ; et, sans voir un archer, 12
Grave, il continuait d'aller et de marcher ; 12
Et le peuple tremblait, laissant la bête seule. 12
290 Le lion avançait, tranquille, et dans sa gueule 12
Effroyable il avait l'enfant évanoui. 12
Un petit prince est-il un petit homme ? Oui. 12
Et la sainte pitié pleurait dans les ténèbres. 12
Le doux captif, livide entre ces crocs funèbres, 12
295 Était des deux côtés de la gueule pendant, 12
Pâle, mais n'avait pas encore un coup de dent ; 12
Et, cette proie étant un bâillon dans sa bouche, 12
Le lion ne pouvait rugir, ennui farouche 12
Pour un monstre, et son calme était très furieux ; 12
300 Son silence augmentait la flamme de ses yeux ; 12
Aucun arc ne brillait dans aucune embrasure ; 12
Peut-être craignait-on qu'une flèche peu sûre, 12
Tremblante, mal lancée au monstre triomphant, 12
Ne manquât le lion et ne tuât l'enfant. 12
305 Comme il l'avait promis par-dessus la montagne, 12
Le monstre, méprisant la ville comme un bagne, 12
Alla droit au palais, las de voir tout trembler, 12
Espérant trouver là quelqu'un à qui parler, 12
La porte ouverte, ainsi qu'au vent le jonc frissonne, 12
310 Vacillait. Il entra dans le palais. Personne. 12
Tout en pleurant son fils, le roi s'était enfui 12
Et caché comme tous, voulant vivre aussi lui, 12
S'estimant au bonheur des peuples nécessaire. 12
Une bête féroce est un être sincère 12
315 Et n'aime point la peur ; le lion se sentit 12
Honteux d'être si grand, l'homme étant si petit ; 12
Il se dit, dans la nuit qu'un lion a pour âme : 12
— C'est bien, je mangerai le fils. Quel père infâme ! — 12
Terrible, après la cour prenant le corridor, 12
320 Il se mit à rôder sous les hauts plafonds d'or ; 12
Il vit le trône, et rien dedans ; des chambres vertes, 12
Jaunes, rouges, aux seuils vides, toutes désertes ; 12
Le monstre allait de salle en salle, pas à pas, 12
Affreux, cherchant un lieu commode à son repas ; 12
325 Il avait faim. Soudain l'effrayant marcheur fauve 12
S'arrêta.
Près du parc en fleur, dans une alcôve,
Un pauvre être, oublié dans la fuite, bercé 12
Par l'immense humble rêve à l'enfance versé, 12
Inondé de soleil à travers la charmille, 12
330 Se réveillait. C'était une petite fille ; 12
L'autre enfant du roi. Seule et nue, elle chantait. 12
Car l'enfant chante même alors que tout se tait. 12
Une ineffable voix, plus tendre qu'une lyre, 12
Une petite bouche avec un grand sourire, 12
335 Un ange dans un tas de joujoux, un berceau, 12
Crèche pour un Jésus ou nid pour un oiseau, 12
Deux profonds yeux bleus, pleins de clartés inconnues, 12
Col nu, pieds nus, bras nus, ventre nu, jambes nues, 12
Une brassière blanche allant jusqu'au nombril. 12
340 Un astre dans l'azur, un rayon en avril, 12
Un lys du ciel daignant sur cette terre éclore, 12
Telle était cette enfant plus douce que l'aurore ; 12
Et le lion venait d'apercevoir cela. 12
Il entra dans la chambre, et le plancher trembla. 12
345 Par-dessus les jouets qui couvraient une table, 12
Le lion avança sa tête épouvantable, 12
Sombre en sa majesté de monstre et d'empereur, 12
Et sa proie en sa gueule augmentait son horreur. 12
L'enfant le vit, l'enfant cria : — Frère ! mon frère ! 12
350 Ah ! mon frère ! — et debout, rose dans la lumière 12
Qui la divinisait et qui la réchauffait, 12
Regarda ce géant des bois, dont l'œil eût fait 12
Reculer les Typhons et fuir les Briarées. 12
Qui sait ce qui se passe en ces têtes sacrées ? 12
355 Elle se dressa droite au bord du lit étroit, 12
Et menaça le monstre avec son petit doigt. 12
Alors, près du berceau de soie et de dentelle, 12
Le grand lion posa son frère devant elle, 12
Comme eût fait une mère en abaissant les bras, 12
360 Et lui dit : — Le voici. Là ! ne te fâche pas ! 12
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