Métrique en Ligne
HUG_11/HUG295
Victor HUGO
Les Rayons et les Ombres
1840
XL
CŒRULEUM MARE
Quand je rêve sur la falaise, 8
Ou dans les bois, les soirs d'été, 8
Sachant que la vie est mauvaise, 8
Je contemple l'éternité. 8
5 À travers mon sort mêlé d'ombres, 8
J'aperçois Dieu distinctement, 8
Comme à travers des branches sombres 8
On entrevoit le firmament ! 8
Le firmament ! où les faux sages 8
10 Cherchent comme nous des conseils ! 8
Le firmament plein de nuages, 8
Le firmament plein de soleils ! 8
Un souffle épure notre fange. 8
Le monde est à Dieu, je le sens. 8
15 Toute fleur est une louange, 8
Et tout parfum est un encens. 8
La nuit on croit sentir Dieu même 8
Penché sur l'homme palpitant. 8
La terre prie et le ciel aime. 8
20 Quelqu'un parle et quelqu'un entend. 8
Pourtant, toujours à notre extase, 8
Ô Seigneur, tu te dérobas ; 8
Hélas ! tu mets là-haut le vase, 8
Et tu laisses la lèvre en bas ! 8
25 Mais un jour ton œuvre profonde, 8
Nous la saurons, Dieu redouté ! 8
Nous irons voir de monde en monde 8
S'épanouir ton unité ; 8
Cherchant dans ces cieux que tu règles 8
30 L'ombre de ceux que nous aimons, 8
Comme une troupe de grands aigles 8
Qui s'envole à travers les monts ! 8
Car, lorsque la mort nous réclame, 8
L'esprit des sens brise le sceau. 8
35 Car la tombe est un nid où l'âme 8
Prend des ailes comme l'oiseau ! 8
Ô songe ! ô vision sereine ! 8
Nous saurons le secret de tout, 8
Et ce rayon qui sur nous traîne, 8
40 Nous en pourrons voir l'autre bout ! 8
Ô Seigneur ! l'humble créature 8
Pourra voir enfin à son tour 8
L'autre côté de la nature 8
Sur lequel tombe votre jour ! 8
45 Nous pourrons comparer, poètes, 8
Penseurs croyant en nos raisons, 8
À tous les mondes que vous faites 8
Tous les rêves que nous faisons ! 8
En attendant, sur cette terre, 8
50 Nous errons, troupeau désuni, 8
Portant en nous ce grand mystère : 8
¼il borné, regard infini. 8
L'homme au hasard choisit sa route ; 8
Et toujours, quoi que nous fassions, 8
55 Comme un bouc sur l'herbe qu'il broute, 8
Vit courbé sur ses passions. 8
Nous errons, et dans les ténèbres, 8
Allant où d'autres sont venus, 8
Nous entendons des voix funèbres 8
60 Qui disent des mots inconnus. 8
Dans ces ombres où tout s'oublie, 8
Vertu, sagesse, espoir, honneur, 8
L'un va criant : Élie ! Élie ! 8
L'autre appelant : Seigneur ! Seigneur ! 8
65 Hélas ! tout penseur semble avide 8
D'épouvanter l'homme orphelin ; 8
Le savant dit : Le ciel est vide ! 8
Le prêtre dit : L'enfer est plein ! 8
Ô deuil ! médecins sans dictames, 8
70 Vains prophètes aux yeux déçus, 8
L'un donne Satan à nos âmes, 8
L'autre leur retire Jésus ! 8
L'humanité, sans loi, sans arche, 8
Suivant son sentier desséché, 8
75 Est comme un voyageur qui marche 8
Après que le jour est couché. 8
Il va ! la brume est sur la plaine. 8
Le vent tord l'arbre convulsif. 8
Les choses qu'il distingue à peine 8
80 Ont un air sinistre et pensif. 8
Ainsi, parmi de noirs décombres, 8
Dans ce siècle le genre humain 8
Passe et voit des figures sombres 8
Qui se penchent sur son chemin. 8
85 Nous, rêveurs, sous un toit qui croule, 8
Fatigués, nous nous abritons, 8
Et nous regardons cette foule 8
Se plonger dans l'ombre à tâtons ! 8
Et nous cherchons, souci morose ! 8
90 Hélas ! à deviner pour tous 8
Le problème que nous propose 8
Toute cette ombre autour de nous ! 8
Tandis que, la tête inclinée, 8
Nous nous perdons en tristes vœux, 8
95 Le souffle de la destinée 8
Frissonne à travers nos cheveux. 8
Nous entendons, race asservie, 8
Ce souffle passant dans la nuit 8
Du livre obscur de notre vie 8
100 Tourner les pages avec bruit ! 8
Que faire ? — À ce vent de la tombe, 8
Joignez les mains, baissez les yeux, 8
Et tâchez qu'une lueur tombe 8
Sur le livre mystérieux ! 8
105 — D'où viendra la lueur, ô père ? 8
Dieu dit : — De vous, en vérité. 8
Allumez, pour qu'il vous éclaire, 8
Votre cœur par quelque côté ! 8
Quand le cœur brûle, on peut sans crainte 8
110 Lire ce qu'écrit le Seigneur. 8
Vertu, sous cette clarté sainte, 8
Est le même mot que Bonheur. 8
Il faut aimer ! l'ombre en vain couvre 8
L'œil de notre esprit, quel qu'il soit. 8
115 Croyez, et la paupière s'ouvre ! 8
Aimez, et la prunelle voit ! 8
Du haut des cieux qu'emplit leur flamme, 8
Les trop lointaines vérités 8
Ne peuvent au livre de l'âme 8
120 Jeter que de vagues clartés. 8
La nuit, nul regard ne sait lire 8
Aux seuls feux des astres vermeils ; 8
Mais l'amour près de nous vient luire, 8
Une lampe aide les soleils. 8
125 Pour que, dans l'ombre où Dieu nous mène, 8
Nous puissions lire à tous moments, 8
L'amour joint sa lumière humaine 8
Aux célestes rayonnements ! 8
Aimez donc ! car tout le proclame, 8
130 Car l'esprit seul éclaire peu, 8
Et souvent le cœur d'une femme 8
Est l'explication de Dieu ! 8
Ainsi je rêve, ainsi je songe, 8
Tandis qu'aux yeux des matelots 8
135 La nuit sombre à chaque instant plonge 8
Des groupes d'astres dans les flots ! 8
Moi, que Dieu tient sous son empire, 8
J'admire, humble et religieux, 8
Et par tous les pores j'aspire 8
140 Ce spectacle prodigieux ! 8
Entre l'onde, des vents bercée, 8
Et le ciel, gouffre éblouissant, 8
Toujours, pour l'œil de la pensée, 8
Quelque chose monte ou descend. 8
145 Goutte d'eau pure ou jet de flamme, 8
Ce verbe intime et non écrit 8
Vient se condenser dans mon âme 8
Ou resplendir dans mon esprit ; 8
Et l'idée à mon cœur sans voile, 8
150 À travers la vague ou l'éther, 8
Du fond des cieux arrive étoile, 8
Ou perle du fond de la mer ! 8
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