Métrique en Ligne
HUG_11/HUG281
Victor HUGO
Les Rayons et les Ombres
1840
XXVI
MILLE CHEMINS, UN SEUL BUT
Le chasseur songe dans les bois 8
À des beautés sur l'herbe assises, 8
Et dans l'ombre il croit voir parfois 8
Danser des formes indécises. 8
5 Le soldat pense à ses destins 8
Tout en veillant sur les empires, 8
Et dans ses souvenirs lointains 8
Entrevoit de vagues sourires. 8
Le pâtre attend sous le ciel bleu 8
10 L'heure où son étoile paisible 8
Va s'épanouir, fleur de feu, 8
Au bout d'une tige invisible. 8
Regarde-les, regarde encor 8
Comme la vierge, fille d'Ève, 8
15 Jette en courant dans les blés d'or 8
Sa chanson qui contient son rêve ! 8
Vois errer dans les champs en fleur, 8
Dos courbé, paupières baissées, 8
Le poète, cet oiseleur, 8
20 Qui cherche à prendre des pensées. 8
Vois sur la mer les matelots 8
Implorant la terre embaumée, 8
Lassés de l'écume des flots, 8
Et demandant une fumée ! 8
25 Se rappelant quand le flot noir 8
Bat les flancs plaintifs du navire, 8
Les hameaux si joyeux le soir, 8
Les arbres pleins d'éclats de rire ! 8
Vois le prêtre, priant pour tous, 8
30 Front pur qui sous nos fautes penche, 8
Songer dans le temple, à genoux 8
Sur les plis de sa robe blanche. 8
Vois s'élever sur les hauteurs 8
Tous ces grands penseurs que tu nommes, 8
35 Sombres esprit dominateurs, 8
Chênes dans la forêt des hommes. 8
Vois, couvant des yeux son trésor, 8
La mère contempler, ravie, 8
Son enfant, cœur sans ombre encor, 8
40 Vase que remplira la vie ! 8
Tous, dans la joie ou dans l'affront, 8
Portent, sans nuage et sans tache, 8
Un mot qui rayonne à leur front, 8
Dans leur âme un mot qui se cache. 8
45 Selon les desseins du Seigneur, 8
Le mot qu'on voit pour tous varie ; 8
— L'un a : Gloire ! l'autre a : Bonheur ! 8
L'un dit : Vertu ! l'autre : Patrie ! 8
Le mot caché ne change pas. 8
50 Dans tous les cœurs toujours le même ; 8
Il y chante ou gémit tout bas ; 8
Et ce mot, c'est le mot suprême ! 8
C'est le mot qui peut assoupir 8
L'ennui du front le plus morose ! 8
55 C'est le mystérieux soupir 8
Qu'à toute heure fait toute chose ! 8
C'est le mot d'où les autres mots 8
Sortent comme d'un tronc austère, 8
Et qui remplit de ses rameaux 8
60 Tous les langages de la terre ! 8
C'est le verbe, obscur ou vermeil, 8
Qui luit dans le reflet des fleuves, 8
Dans le phare, dans le soleil, 8
Dans la sombre lampe des veuves ! 8
65 Qui se mêle au bruit des roseaux, 8
Au tressaillement des colombes ; 8
Qui jase et rit dans les berceaux, 8
Et qu'on sent vivre au fond des tombes ! 8
Qui fait éclore dans les bois 8
70 Les feuilles, les souffles, les ailes, 8
La clémence au cœur des grands rois, 8
Le sourire aux lèvres des belles ! 8
C'est le nœud des prés et des eaux ! 8
C'est le charme qui se compose 8
75 Du plus tendre cri des oiseaux, 8
Du plus doux parfum de la rose ! 8
C'est l'hymne que le gouffre amer 8
Chante en poussant au port des voiles ! 8
C'est le mystère de la mer, 8
80 Et c'est le secret des étoiles ! 8
Ce mot, fondement éternel 8
De la seconde des deux Romes, 8
C'est Foi dans la langue du ciel, 8
Amour dans la langue des hommes ! 8
85 Aimer, c'est avoir dans les mains 8
Un fil pour toutes les épreuves, 8
Un flambeau pour tous les chemins, 8
Une coupe pour tous les fleuves ! 8
Aimer, c'est comprendre les cieux. 8
90 C'est mettre, qu'on dorme ou qu'on veille, 8
Une lumière dans ses yeux, 8
Une musique en son oreille ! 8
C'est se chauffer à ce qui bout ! 8
C'est pencher son âme embaumée 8
95 Sur le côté divin de tout ! 8
Ainsi, ma douce bien-aimée, 8
Tu mêles ton cœur et tes sens, 8
Dans la retraite où tu m'accueilles, 8
Aux dialogues ravissants 8
100 Des flots, des astres et des feuilles ! 8
La vitre laisse voir le jour ; 8
Malgré nos brumes et nos doutes, 8
Ô mon ange ! à travers l'amour 8
Les vérités paraissent toutes ! 8
105 L'homme et la femme, couple heureux, 8
À qui le cœur tient lieu d'apôtre, 8
Laissent voir le ciel derrière eux, 8
Et sont transparents l'un pour l'autre. 8
Ils ont en eux, comme un lac noir 8
110 Reflète un astre en son eau pure, 8
Du Dieu caché qu'on ne peut voir 8
Une lumineuse figure ! 8
Aimons ! prions ! les bois sont verts, 8
L'été resplendit sur la mousse, 8
115 Les germes vivent entr'ouverts, 8
L'onde s'épanche et l'herbe pousse ! 8
Que la foule, bien loin de nous 8
Suive ses routes insensées. 8
Aimons, et tombons à genoux, 8
120 Et laissons aller nos pensées ! 8
L'amour, qu'il vienne tôt ou tard, 8
Prouve Dieu dans notre âme sombre. 8
Il faut bien un corps quelque part 8
Pour que le miroir ait une ombre. 8
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