Métrique en Ligne
HUG_11/HUG275
Victor HUGO
Les Rayons et les Ombres
1840
XX
AU STATUAIRE DAVID
I
David ! comme un grand roi qui partage à des princes 12
Les états paternels provinces par provinces, 12
Dieu donne à chaque artiste un empire divers ; 12
Au poète le souffle épars dans l'univers, 12
5 La vie et la pensée et les foudres tonnantes, 12
Et le splendide essaim des strophes frissonnantes 12
Volant de l'homme à l'ange et du monstre à la fleur ; 12
La forme au statuaire ; au peintre la couleur ; 12
Au doux musicien, rêveur limpide et sombre, 12
10 Le monde obscur des sons qui murmure dans l'ombre. 12
La forme au statuaire ! — Oui, mais, tu le sais bien, 12
La forme, ô grand sculpteur, c'est tout et ce n'est rien. 12
Ce n'est rien sans l'esprit, c'est tout avec l'idée ! 12
Il faut que, sous le ciel, de soleil inondée, 12
15 Debout sous les flambeaux d'un grand temple doré, 12
Ou seule avec la nuit dans un antre sacré, 12
Au fond des bois dormants comme au seuil d'un théâtre, 12
La figure de pierre, ou de cuivre, ou d'albâtre, 12
Porte divinement sur son front calme et fier 12
20 La beauté, ce rayon, la gloire, cet éclair ! 12
Il faut qu'un souffle ardent lui gonfle la narine, 12
Que la force puissante emplisse sa poitrine, 12
Que la grâce en riant ait arrondi ses doigts, 12
Que sa bouche muette ait pourtant une voix ! 12
25 Il faut qu'elle soit grave et pour les mains glacée, 12
Mais pour les yeux vivante, et, devant la pensée, 12
Devant le pur regard de l'âme et du ciel bleu, 12
Nue avec majesté comme Adam devant Dieu ! 12
Il faut que, Vénus chaste, elle sorte de l'onde, 12
30 Semant au loin la vie et l'amour sur le monde, 12
Et faisant autour d'elle, en son superbe essor, 12
Partout où s'éparpille et tombe en gouttes d'or, 12
L'eau de ses longs cheveux, humide et sacré voile, 12
De toute herbe une fleur, de tout œil une étoile ! 12
35 Il faut, si l'art chrétien anime le sculpteur, 12
Qu'avec le même charme elle ait plus de hauteur ; 12
Qu'Âme ailée, elle rie et de Satan se joue ; 12
Que, Martyre, elle chante à côté de la roue ; 12
Ou que, Vierge divine, astre du gouffre amer, 12
40 Son regard soit si doux qu'il apaise la mer ! 12
II
Voilà ce que tu sais, ô noble statuaire ! 12
Toi qui dans l'art profond, comme en un sanctuaire, 12
Entras bien jeune encor pour n'en sortir jamais ! 12
Esprit, qui, te posant sur les plus purs sommets 12
45 Pour créer ta grande œuvre, où sont tant d'harmonies, 12
Près de la flamme au front de tous les fiers génies ! 12
Voilà ce que tu sais, toi qui sens, toi qui vois ! 12
Maître sévère et doux qu'éclairent à la fois, 12
Comme un double rayon qui jette un jour étrange, 12
50 Le jeune Raphaël et le vieux Michel-Ange ! 12
Et tu sais bien aussi quel souffle inspirateur 12
Parfois, comme un vent sombre, emporte le sculpteur, 12
Âme dans Isaïe et Phidias trempée, 12
De l'ode étroite et haute à l'immense épopée ! 12
III
55 Les grands hommes, héros ou penseurs, — demi-dieux ! — 12
Tour à tour sur le peuple ont passé radieux, 12
Les uns armés d'un glaive et les autres d'un livre, 12
Ceux-ci montrant du doigt la route qu'il faut suivre, 12
Ceux-là forçant la cause à sortir de l'effet ; 12
60 L'artiste ayant un rêve et le savant un fait ; 12
L'un a trouvé l'aimant, la presse, la boussole, 12
L'autre un monde où l'on va, l'autre un vers qui console ; 12
Ce roi, juste et profond, pour l'aider en chemin, 12
A pris la liberté franchement par la main ; 12
65 Ces tribuns ont forgé des freins aux républiques ; 12
Ce prêtre, fondateur d'hospices angéliques, 12
Sous son toit, que réchauffe une haleine de Dieu, 12
A pris l'enfant sans mère et le vieillard sans feu, 12
Ce mage, dont l'esprit réfléchit les étoiles, 12
70 D'Isis l'un après l'autre a levé tous les voiles ; 12
Ce juge, abolissant l'infâme tombereau, 12
A raturé le code à l'endroit du bourreau ; 12
Ensemençant malgré les clameurs insensées, 12
D'écoles les hameaux et les cœurs de pensées, 12
75 Pour nous rendre meilleurs ce vrai sage est venu ; 12
En de graves instant cet autre a contenu, 12
Sous ses puissantes mains à la foule imposées, 12
Le peuple, grand faiseur de couronnes brisées ; 12
D'autres ont traversé sur un pont chancelant, 12
80 Sur la mine qu'un fort recelait en son flanc, 12
Sur la brèche par où s'écroule une muraille, 12
Un horrible ouragan de flamme et de mitraille ; 12
Dans un siècle de haine, âge impie et moqueur, 12
Ceux-là, poètes saints, ont fait entendre en chœur, 12
85 Aux sombres nations que la discorde pousse, 12
Des champs et des forêts la voix auguste et douce 12
Car l'hymne universel éteint les passions ; 12
Car c'est surtout aux jours des révolutions, 12
Morne et brûlant désert où l'homme s'aventure, 12
90 Que l'art se désaltère à ta source, ô nature ! 12
Tous ces hommes, cœurs purs, esprits de vérité, 12
Fronts où se résuma toute l'humanité, 12
Rêveurs ou rayonnants, sont debout dans l'histoire, 12
Et tous ont leur martyre auprès de leur victoire. 12
95 La vertu, c'est un livre austère et triomphant 12
Où tout père doit faire épeler son enfant ; 12
Chaque homme illustre, ayant quelque divine empreinte, 12
De ce grand alphabet est une lettre sainte. 12
Sous leurs pieds sont groupés leurs symboles sacrés, 12
100 Astres, lyres, compas, lions démesurés, 12
Aigles à l'œil de flamme, aux vastes envergures. 12
— Le sculpteur ébloui contemple ces figures ! — 12
Il songe à la patrie, aux tombeaux solennels, 12
Aux cités à remplir d'exemples éternels ; 12
105 Et voici que déjà, vision magnifique ! 12
Mollement éclairés d'un reflet pacifique, 12
Grandissant hors du sol de moment en moment, 12
De vagues bas-reliefs chargés confusément, 12
Au fond de son esprit, que la pensée encombre, 12
110 Les énormes frontons apparaissent dans l'ombre ! 12
IV
N'est-ce pas ? c'est ainsi qu'en ton cerveau, sans bruit, 12
L'édifice s'ébauche et l'œuvre se construit ? 12
C'est là ce qui se passe en ta grande âme émue 12
Quand tout un panthéon ténébreux s'y remue ? 12
115 C'est ainsi, n'est-ce pas, ô maître ! que s'unit 12
L'homme à l'architecture et l'idée au granit ? 12
Oh ! qu'en ces instants-là ta fonction est haute ! 12
Au seuil de ton fronton tu reçois comme un hôte 12
Ces hommes plus qu'humains. Sur un bloc de Paros 12
120 Tu t'assieds face à face avec tous ces héros 12
Et là, devant tes yeux qui jamais ne défaillent, 12
Ces ombres, qui seront bronze et marbre, tressaillent. 12
L'avenir est à toi, ce but de tous leurs vœux, 12
Et tu peux le donner, ô maître, à qui tu veux ! 12
125 Toi, répandant sur tous ton équité complète, 12
Prêtre autant que sculpteur, juge autant que poète, 12
Accueillant celui-ci, rejetant celui-là, 12
Louant Napoléon, gourmandant Attila, 12
Parfois grandissant l'un par le contact de l'autre, 12
130 Dérangeant le guerrier pour mieux placer l'apôtre, 12
Tu fais des dieux ! — tu dis, abaissant ta hauteur, 12
Au pauvre vieux soldat, à l'humble vieux pasteur : 12
— Entrez ! je vous connais. Vos couronnes sont prêtes. 12
Et tu dis à des rois : — Je ne sais qui vous êtes. 12
V
135 Car il ne suffit point d'avoir été des rois, 12
D'avoir porté le sceptre, et le globe, et la croix, 12
Pour que le fier poète et l'altier statuaire 12
Étoilent dans sa nuit votre drap mortuaire, 12
Et des hauts panthéons vous ouvrent les chemins ! 12
140 C'est vous-mêmes, ô rois, qui de vos propres mains 12
Bâtissez sur vos noms ou la gloire ou la honte ! 12
Ce que nous avons fait tôt ou tard nous raconte. 12
On peut vaincre le monde, avoir un peuple, agir 12
Sur un siècle, guérir sa plaie ou l'élargir, — 12
145 Lorsque vos missions seront enfin remplies, 12
Des choses qu'ici-bas vous aurez accomplies 12
Une voix sortira, voix de haine ou d'amour, 12
Sombre comme le bruit du verrou dans la tour, 12
Ou douce comme un chant dans le nid des colombes, 12
150 Qui fera remuer la pierre de vos tombes. 12
Cette voix, l'avenir, grave et fatal témoin, 12
Est d'avance penché qui l'écoute de loin. 12
Et là, point de caresse et point de flatterie, 12
Point de bouche à mentir façonnée et nourrie, 12
155 Pas d'hosanna payé, pas d'écho complaisant 12
Changeant la plainte amère en cri reconnaissant. 12
Non, les vices hideux, les trahisons, les crimes, 12
Comme les dévouements et les vertus sublimes, 12
Portent un témoignage intègre et souverain. 12
160 Les actions qu'on fait ont des lèvres d'airain. 12
VI
Que sur ton atelier, maître, un rayon demeure ! 12
Là, le silence, l'art, l'étude oubliant l'heure, 12
Dans l'ombre les essais que tu répudias, 12
D'un côté Jean Goujon, de l'autre Phidias, 12
165 Des pierres, de pensée à demi revêtues, 12
Un tumulte muet d'immobiles statues, 12
Les bustes méditant dans les coins assombris, 12
Je ne sais quelle paix qui tombe des labris, 12
Tout est grand, tout est beau, tout charme et tout domine. 12
170 Toi qu'à l'intérieur l'art divin illumine, 12
Tu regardes passer, grave et sans dire un mot, 12
Dans ton âme tranquille où le jour vient d'en haut, 12
Tous les nobles aspects de la figure humaine. 12
Comme dans une église à pas lents se promène 12
175 Un grand peuple pensif auquel un dieu sourit, 12
Ces fantômes sereins marchent dans ton esprit. 12
Ils errent à travers tes rêves poétiques 12
Faits d'ombre et de lueurs et de vagues portiques, 12
Parfois palais vermeil, parfois tombeau dormant, 12
180 Secrète architecture, immense entassement 12
Qui, jetant des rumeurs joyeuses et plaintives, 12
De ta grande pensée emplit les perspectives, 12
Car l'antique Babel n'est pas morte, et revit 12
Sous les front des songeurs. Dans ta tête, ô David ! 12
185 La spirale se tord, le pilier se projette ; 12
Et dans l'obscurité de ton cerveau végète 12
La profonde forêt, qu'on ne voit point ailleurs, 12
Des chapiteaux touffus pleins d'oiseaux et de fleurs ! 12
VII
Maintenant, — toi qui vas hors des routes tracées, 12
190 Ô pétrisseur de bronze, ô mouleur de pensées, 12
Considère combien les hommes sont petits, 12
Et maintiens-toi superbe au-dessus des partis ! 12
Garde la dignité de ton ciseau sublime. 12
Ne laisse pas toucher ton marbre par la lime 12
195 Des sombres passions qui rongent tant d'esprits. 12
Michel-Ange avait Rome et David a Paris. 12
Donne donc à ta ville, ami, ce grand exemple 12
Que, si les marchands vils n'entrent pas dans le temple, 12
Les fureurs des tribuns et leur songe abhorré 12
200 N'entrent pas dans le cœur de l'artiste sacré. 12
Refuse aux cours ton art, donne aux peuples tes veilles, 12
C'est bien, ô mon sculpteur ! mais loin de tes oreilles 12
Chasse ceux qui s'en vont flattant les carrefours. 12
Toi, dans ton atelier, tu dois rêver toujours, 12
205 Et, de tout vice humain écrasant la couleuvre, 12
Toi-même par degrés t'éblouir de ton œuvre ! 12
Ce que ces hommes-là font dans l'ombre ou défont 12
Ne vaut pas ton regard levé vers le plafond 12
Cherchant la beauté pure et le grand et le juste. 12
210 Leur mission est basse et la tienne est auguste. 12
Et qui donc oserait mêler un seul moment 12
Aux mêmes visions, au même aveuglement, 12
Aux mêmes vœux haineux, insensés ou féroces, 12
Eux, esclaves des nains, toi, père des colosses ! 12
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