Métrique en Ligne
HRV_1/HRV52
Henriette HERVÉ
DILECTION
1925
LES PLAINTES DE GALATÉE
LES PLAINTES DE GALATÉE (1)
Je suis seule, Pygmalion ! 8
Seule au milieu du temple où tes mains m'ont placée ! 12
Seule !… et le jour s'apaise, et les vois d'alcyon 12
Emportent vers Laodicée 8
5 Les derniers rayons du soleil !… 8
C'est d'aujourd'hui pourtant, que, grâce à ta prière, 12
Mes yeux d'agate grise ont connu la lumière 12
Et mon corps d'ivoire l'éveil ! 8
Pourquoi ce soir me laisser seule ? 8
10 Puisque depuis longtemps tu m'imposes ta loi, 12
Tu tournes et polis mes membres sur ta meule 12
Et cisèles même l'émoi 8
Sur mon visage encor frigide, 8
Puisque tu m'as créée égale à ton désir, 12
15 Hors du temple où Kypris m'avait fait tressaillir 12
Il t'incombait d'être mon guide ! 8
Car ton effort nous a liés ! 8
Du jour où tu rêvas devant le bloc d'ivoire 12
Nos destins ont coulé des mêmes sabliers ! 12
20 Tu ne pensais qu'à la victoire 8
De créer un être parfait, 8
Et tu ne pris pas garde, artisan de mes peines, 12
Que les Parques, dans l'ombre, avaient noué deux laines 12
Au fuseau que nul ne défait ! 8
25 Tu croyais pouvoir te complaire 8
A tirer du néant les forces d'un beau corps, 12
Tu ne prévoyais pas que ton acte arbitraire 12
Comportait peut-être un remords 8
Ou t'imposait une contrainte ; 8
30 Car si l'œuvre est marquée au coin du créateur, 12
L'effort qu'elle a causé, fut-il plein de douceur, 12
Doit graver en lui son empreinte ! 8
De quel droit laisserais-tu donc 8
La tâche aussitôt faite ? As-tu quelque autre rêve ? 12
35 Et celui qui prit forme a-t-il semblé trop long 12
Pour que ta constance l'achève ? 8
Aurais-tu vraiment oublié 8
Ces jours d'espoir et de labeur, où la matière 12
Encore fruste, entre tes doigts semblait légère 12
40 Et déjà vivante à moitié ? 8
Ces jours-là, dans ma gangue étroite, 8
Je sentais ton désir m'animer à demi ! 12
Je sentais ton regard qui pénètre et convoite 12
Traverser mon front endormi, 8
45 Et quand, parfois, touchant ma lèvre, 8
Tu creusais plus aigu mon sourire d'émail, 12
Savais-tu si ta main s'échauffait au travail 12
Ou si moi je brûlais de fièvre ? 8
J'étais inerte encor, c'est vrai, 8
50 Mais loin d'être insensible ! et c'est par la souffrance 12
Que tu m'initias au Kosmos ignoré ! 12
Ne cherchant que la ressemblance 8
Entre l'œuvre et ton idéal, 8
Malgré moi tu forçais et mon être et mon geste 12
55 A sortir du repos, et tout ce long conteste 12
Fut par moment presque brutal ! 8
Ah ! ‒ se peut-il que tu l'oublies ! 8
Oublieras-tu de même, ô Maître ! le matin 12
Où l'aurore a teinté nies épaules polies 12
60 Lorsque tu dévoilas enfin 8
Devant la porte grande ouverte 8
Ma statue achevée ! Oublieras-tu les vœux 12
Dont ta voix tremblait toute en implorant les Dieux 12
D'animer pour toi l'œuvre offerte ? 8
65 Et pour obtenir leurs faveurs 8
Tu voulus jusqu'au temple amener ta conquête, 12
Et tu posas sur ma blancheur de blanches fleurs 12
Et des narcisses sur ma tête 8
Avant de me placer debout 8
70 Au milieu de ton char tapissé de feuillages 12
Nouveaux, à peine verts… Souviens-toi des présages 12
Leurs rameaux simulaient un joug… 8
Souviens-toi… Laisse-la revivre 8
Cette aube ensoleillée encor proche de nous ! 12
75 La terre frémissait, et l'abeille était ivre 12
D'avoir bu sur les bourgeons roux 8
De la vigne unie aux glycines 8
Le suc d'un premier miel !… A travers le printemps 12
Tu conduisis mon char rustique, aux pas tintants 12
80 De ta taure à belles tétines ! 8
Et nous suivions l'étroit chemin 8
Sous de vieux amandiers fleuris de jeunes roses, 12
Entre lesquels le temple apparaissait soudain… 12
Et les branches fraîches écloses, 8
85 Jetant au ciel leur bouquet clair, 8
Semblaient offrir les renouveaux à la déesse, 12
Tandis qu'au loin, là-bas, sous un vent de caresse, 12
L'écume fleurissait la mer ! 8
Je sentis la houle marine 8
90 Pareillement éclore un tendre rythme en moi… 12
La jeunesse du monde emplissait ma poitrine, 12
Et je subis enfin la loi 8
Qui régit jusqu'aux grains des sables, 8
Aux premiers battements cadencés de mon cœur ! 12
95 …Mais j'ignorais encor le vrai nom du bonheur 12
Et ses biens inconnus semblaient impérissables ! 12
Oui ! ce. n'est vraiment qu'à l'autel, 8
Où brûlaient par tes soins et l'encens et la myrrhe, 12
Alors que la Déesse, exauçant ton appel, 12
100 Provoquait en moi son délire 8
Et troublait ma chair. chaste encor, 8
Que je compris soudain comme la vie est brève, 12
Le bonheur court, et que pourtant le temps du rêve 12
Ne suffit pas à son essor ! 8
105 J'appris, dans ce premier vertige, 8
Tout le prix de l'amour et sa lourde rançon, 12
Et que notre destin, trop fugitif, inflige 12
Et mêle à notre passion 8
L'angoisse de nos morts fatales ! 8
110 J'avais vu le pouvoir de ma propre beauté, 12
Et je tremblai dès lors que sa fragilité 12
N'effeuillât trop tôt ses pétales ! 8
Je compris tout ensemble hélas ! 8
La force de la vie, et les bornes qu'assigne 12
115 A nos desseins, notre inéluctable trépas ! 12
A la fois la valeur insigne 8
Et la vanité du trésor ! 8
Et l'amour m'apparut sous de sombres auspices, 12
Puisque tu ne l'obtins qu'après le sacrifice 12
120 De sept béliers à cornes d'or ! 8
…Ainsi m'as-tu faite bien tienne ! 8
Tienne par le désir, et tienne par l'effroi ! 12
Consacrée à Vénus, il convient que j'apprenne 12
Tous ses mystères avec -toi ! 8
125 Le despotisme de son règne, 8
Par ta prière même, appesantit mon cœur, 12
J'en connais la joie et la crainte… et sa douceur 12
J'attends que ta voix me l'enseigne… 8
Reviens, reviens, Pygmalion ! 8
130 Dissipe entre tes bras mes nocturnes alarmes, 12
Afin que nous mêlions ma plainte à ta chanson, 12
Ton doux rire à mes tendres larmes, 8
Et que, par le sommeil surpris, 8
Nos rêves du couchant renaissent à l'aurore ! 12
135 Ah ! viens cueillir, pendant qu'elle fleurit encore, 12
La rose rouge de Kypris ! 8
(1)  Pygmalion. sculpteur légendaire de file de Chypre, fit un jour une statue d'ivoire. Il s'éprit de la beauté de son œuvre à laquelle il donna le nom de Galatée, et l'ayant consacrée à Vénus, pria la déesse de l'animer.
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