Métrique en Ligne
HEU_1/HEU48
Gaston HEUX
L'INITIATION DOULOUREUSE
1er cahier
1924
Le livre viril
VIII
Le Goût de la Mort
L'IRONIE DE LA MORT
A son cher Stan Van Offel,
en souvenir de son Alphabet macabre.
LES RACCOLEURS
(Au programme d'une fête de charité.)
La Tombe, que déçoit sa nécropole obscure, 12
Palliant de ses vœux ses aspects inhumains, 12
Deux spectres, dès minuit défroqués de leur bure, 12
Deux osseux compagnons entrent dans nos chemins. 12
5 Et les voici geignant, raccoleurs des Ténèbres : 12
« Pitié pour vos défunts dans la glaise engaînés ! 12
» Le froid d'une autre mort se mêle à leurs vertèbres, 12
» Et l'ennui les retient jusqu'aux os gangrenés. 12
» Qui de vous, chers Vivants, dépouillant l'égoïste, 12
10 » Aux arcanes d'horreur nous suivant tous les deux, 12
» Dotera ces reclus d'un horizon moins triste 12
» Que cet ais aux clous noirs qui pourrit avec eux ? 12
» il leur faudrait, au fil des heures aiguisées, 12
» Des meules pour le temps comme pour les couteaux 12
15 » Un sarcophage ouvert, tels qu'en ont vos musées, 12
» Où la Vie en passant plonge ses yeux brutaux. 12
» Bâille l'éternité dans de frustes Égyptes ! 12
» Pour vos morts à l'étroit nourrissons des projets 12
» Où, s'évanouissant le rampement des cryptes, 12
20 » S'étagent à grands bonds tours et dômes de jais. 12
» Il faudrait rendre aimable aux peuples du squelette 12
» Un séjour monotone et qu'offusque la voix… 12
» Que des messes d'en bas, prétextes à toilette, 12
» Sur des parvis mondains les attardent parfois… 12
25 » Rôdent de morts en morts ces caquets de ruelle 12
» Dont les mots chuchotés ont des tours de billet, 12
» Et qu'inspire et polit, de l'exemple, autour d'elle, 12
» L'Arthénice fantôme en l'obscur Rambouillet. 12
» Les morts, dans leur mémoire, ont de frais paysages 12
30 » Pleins des moires de l'onde et des moires du ciel, 12
» Vains restes du passé qu'ils traitent de présages, 12
» Et dont le fond charmant offense le réel. 12
» O boudoirs enlisants, longs regrets des Fulvie ! 12
» A l'ombre de Saint-Marc, ramiers blancs, frais sorbets ! 12
35 » — Rendons l'ancien décor à ceux de l'autre vie, 12
» Et l'amour, et l'argent, pourvoyeurs des gibets… 12
» Une part des humains pâme de perdre l'autre… 12
» Puissions-nous méditer, en l'éternel loisir, 12
» Sur vos fruits où le ver innombrable se vautre, 12
40 » Emblème de la faute et rançon du désir. 12
» Point de monde parfait que le mal n'assaisonne, 12
» Et si la mort confite a des airs de sommeil, 12
» Secouons, faux dormeurs, la vertu monotone, 12
» Aux rasades d'un cru qui tient lieu de soleil ! 12
45 » Suivez-nous, Artisans, Piranèses de villes, 12
» Assurez-vous la gratitude du Tombeau !… 12
» Un beau zèle ennoblit les truelles serviles : 12
» Que la cité funèbre ait l'essor d'un arceau 12
» Quiconque y soit valet s'il en conserve l'âme… 12
50 » Que l'Usure ouvre un compte aux Prodigalités… 12
» Qu'un négoce macabre éclaire à sourde flamme 12
» Aux nocturnes clients ses entrepôts hantés !… » 12
— Ces maîtres embaucheurs, experts dans la visite, 12
Où que plaide le contre imposeront le pour… 12
55 Quel homme à leur appel au bord du gouffre hésite 12
Pour peu qu'il soit sensible au fraternel amour ? 12
Chacun selon son cœur se découvre des frères 12
Enfouis dans l'oubli comme sous le gazon 12
Et qui, le long des jours doublement funéraires, 12
60 Sont étreints d'une gangue et vêtent leur prison. 12
De leur pitié soudaine Otages magnanimes, 12
Comme ailés de remords et d'un spectre excités, 12
Ils volent, en suspens sur des arches d'abîmes, 12
Construire à l'Au-delà ses tardives cités. 12
65 Et de ce couple d'os, eux, la vivante proie, 12
Sous le vent de la Faux complaisants bâtisseurs, 12
Inaugurent d'avance, autour des feux de joie, 12
La Ville de leur œuvre en macabres danseurs ! 12
Ce qui touche au trépas est d'essence cynique… 12
70 Que gouaille désormais la voix de l'Embaucheur, 12
Longtemps persuasive et soudain sardonique 12
Dès les confins d'un monde où trône l'Écorcheur !… 12
Et ceux qui s'élançaient pour réformer la tombe 12
Et retourner ce lit où se dort un enfer, 12
75 Sentent transir leurs os à mesure qu'en tombe, 12
Comme un bon vêtement, la tiédeur de leur chair. 12
Tous voudraient sur leurs pas revenir d'un pied preste 12
Et rejouer leur sort sur d'équitables dés… 12
Point d'Électre au retour pour reconnaître Oreste 12
80 Réduit, comme un squelette, à ses os dénudés ! 12
Je frémis dans mon cœur de leurs révoltes vaines 12
Et sous un ciel limpide et que rien n'a troublé, 12
Sarcasmes de bourreaux et détresses humaines 12
Chargent d'un double orage un azur étoilé. 12
85 De dupeurs à dupés le colloque vacille… 12
O dialogue noir dont halètent les vents ! 12
Ainsi qu'au reliquaire on enchâsse l'esquille, 12
Ce qu'en sauve ce livre est transmis aux vivants 12
Et les spectres entraînent un ACTEUR :
En frusques sur la scène, et dans ta vie en frasques, 12
90 Tu mentais sous ton rire et mentais sous tes pleurs, 12
Glabre acteur qui d'instinct te vouais aux deux masques 12
Et leurrais en Janus tes naïfs spectateurs. 12
Et puis c'est le tour d'un BERGER :
Bête dans mon Troupeau, sujet sous ma Houlette, 12
O berger pourvoyeur de l'abattoir béant, 12
95 Voici sur ton soleil l'ombre de mon squelette 12
Et, l'agneau qui te charge a l'air d'un nœud coulant. 12
Et l'un des spectres désigne au second qui porte l'habit, une COQUETTE.
Mon frère le Squelette, accouple à ma Coquette, 12
Pour le macabre bal ta prestance de Beau. 12
Vois ! le piège l'a prise où se prend l'alouette, 12
100 Ce miroir que je tends à ses plumes d'oiseau ! 12
Et les deux spectres contrefont la DÉVOTE.
Mains jointes, nuptiale en ta noce dévote, 12
— Vierge rance qui s'offre au sérail de l'Époux ! — 12
Puisse au divan mystique où veille un cher Despote, 12
T'accueillir cette nuit moins squelette que nous ! 12
Les spectres entraînent un ÉVÊQUE :
105 Sous la crosse et la mitre et les titres durables, 12
Tu mets ton poing, tu mets ton front, Chair en aveu ! 12
Tes os seuls survivront, Évêque, — os misérables !… 12
Pour étreindre ta mitre, et ta crosse, et ton Dieu ! 12
Du fond de la fosse que vient de creuser un FOSSOYEUR, l'un des spectres qui l'interpelle, lui désigne son compagnon qui se carre près de la tombe, dans la bure du moine :
C'est toi qui l'empliras, vieux ! ta fosse parfaite… 12
110 Ce moine à claire-voie en arrêt sur le bord, 12
Pour qu'aux vers du péché d'autres vers fassent fête, 12
Saura bien, t'absolvant, te laisser quelque tort ! 12
Mais cette fois les spectres sont d'humbles suivants du GUERRIER, dont l'habitude est de commander :
Toi, mon casque lauré, toi, la cotte de mailles !… 12
Squelettes, je commande en guerrier parlant clair, 12
115 En route, au son voilé des caisses de batailles, 12
Et j'ordonne le feu dont m'abattra l'éclair. 12
La Mort se promet de cette HARPIE qui rechigne à la suivre, humble et prompte obéissance.
De tes poings dans mon poing passera la cravache, 12
Et je serai harpie en un rogue duel… 12
Des touffes d'un balai si tu fis ta moustache, 12
120 J'en roussirai le poil d'un fer rouge éternel !… 12
Et les spectres cajolent l'IVROGNE en le poussant au tombeau.
Ce nectar généreux, nous qui fûmes ses hôtes, 12
Hélas, Tonnes à jour, nous l'engorgeons en vain… 12
A nos flancs, cher ivrogne, il suinte entre nos côtes ! 12
Que ta peau qui se tend gonfle une outre à ce vin… 12
Les spectres ricanent au passage du JUGE :
125 Bien en travers de ta mâchoire de gros dogue, 12
Qu'apportais-tu, vieillard, au Juge redouté ? 12
Quelque os de criminel, le glaive juste et rogue ? 12
Et l’orgueil, devant Dieu, de l'humaine équité ? 12
Allons, KLEPTOMANE ! suis-nous !
Tu volais par plaisir ?… nous te volons au monde… 12
130 … Mais souffre que d'abord, kleptomane vanté, 12
Comme un arbre à timbale un squelette t'émonde 12
Du multiple larcin par ton faîte porté. 12
Et toi, LABOUREUR, dépose la faux
Nous aurons, laboureur, cette moisson finale 12
Qu'on fauche avec effort, qu'on engrange à pleins chars ! 12
135 Mais vois si ta récolte à la mienne s'égale, 12
Toi qui seras épi dans mes gerbiers épars ! 12
… Le spectre, tapi dans un lieu d'orgie, murmure au MARIN :
J'ai des pinces, marin, comme sous l'eau le crabe… 12
Vois ! l'ivresse et le vice, en l'escale tapis, 12
Au fond trouble et vaseux d'un bar sept fois arabe, 12
140 Où la mort vient tout bas, le long de sourds tapis !… 12
« Je te montre la route, NÉGOCIANT ! »
J'ai de l'aile au talon comme Hermès au pétase ! 12
J'emporte au ciel prochain ton grand livre fraudeur, 12
Pour qu'un expert céleste ennemi de l'emphase 12
Dresse le clair bilan d'un négoce et d'un cœur. 12
« Emporte ton frusquin, OISELEUR ! »
145 Si tu tiens, oiseleur, au décor de ta vie, 12
Volière aux sûrs barreaux, chaînettes et perchoir, 12
Laisse la bonne Mort se rendre à ton envie. 12
Et dans sa cage en fer t'emporter quelque soir. 12
« LE POÈTE comme le guerrier veut sortir dignement de la vie. »
Beaux temps où l'on partait sur le dos d'un Pégase… 12
150 Tu me suis de la lyre et toi du mirliton ? 12
J'ai ma voix — il suffit — pour me fournir l'extase, 12
Et je m'en vais à pied survivre chez Pluton. 12
LE QUERELLEUR, par exemple ! entend bien faire une sortie mouvementée :
Mon nom n'est pas brebis… je m'appelle Querelle ! 12
Si vous croyez qu'on va devant et que je suis ! 12
155 Soyez pauvres de peau, tant qu'il vous plaît, séquelle ! 12
Mes poings en grefferont sur vos os mal construits. 12
LE ROI est mélancolique : il quitte tant de grandeur !
Roi, sur un peuple d'Os prolongeant mon empire, 12
J'ai cru régenter l'Ombre et rentrer au Banquet… 12
La Mort usurpatrice, en bouffon qui conspire, 12
160 Sous la boule du Monde a mis son bilboquet. 12
Voilà celui qui a cru vaincre la mort : les spectres ricanent sur les pas du SAVANT :
Vieux savant ! barbe blanche à s'éteindre trop prompte ! 12
Me voilà (j'ai heurté !) dans l'antre du savoir ! 12
Que pour vaincre la mort tu te sens loin de compte !… 12
Dis-toi cendre, vieux Faust, et suis-moi dans le noir !… 12
LE TRIMARDEUR ne craint et ne suit que le gendarme : le spectre portera képi !
165 Que veut, entre tes doigts, ce gourdin qui voltige ? 12
Je le flaire à pleins trous, trimardeur, ce qu'On veut… 12
Prends garde ! mon képi me coiffe de prestige : 12
Je suis la Mort pandore, et pandore t'émeut ! 12
L'USURIER est sans dignité dans la mort autant que dans la vie : entendez-le crier tandis que le harcèlent les spectres :
A moi, mes obligés !… au secours, mes ouailles !… 12
170 Ah ! qu'on me tue en homme et pas en usurier ! 12
C'est votre or, dans mon sac, qui m'émeut les entrailles, 12
Et c'est vous qu'on secoue en gaulant le poirier. 12
La mort est dure au VALET, grand déverseur d'eaux sales !
Puisque tu tends le dos, connais au pied le Maître 12
Sois le valet parfait, Danaïde à rebours, 12
175 Soucieux de l'office où son goût l'a fait naître, 12
De l'urne toujours pleine et qu'il vide toujours. 12
Le spectre regarde les WARANDEURS apposer le sceau de Dunkerque aux caques de hareng.
Warandeurs qui scellez le poisson sous les planches, 12
Que d'Âmes par vos soins gagneraient aux apprêts, 12
Qui sentent le cadavre et des odeurs peu franches, 12
180 Faute des sels puissants embaumeurs de saurets. 12
Les spectres jouent aux anonymes, aux médisants inconnus, à l'X.
— » J'ai mon loup pour repaire et le néant pour signe… 12
Je suis Xiks… : deux serpents dans mon nom forment croix. » 12
— « Et ton sexe est masqué d'une feuille de vigne. » 12
— « Et d'être ton poignard, c'est au dos que je croîs. » 12
Les spectres vont droit aux Courtisans, qui, pour s'attirer les faveurs du Maître, sont toujours prêts à la délation, fiers de se dire, comme ces ministres orientaux, LES YEUX ET LES OREILLES DU ROI :
185 Yeux du Roi, dites-vous, et royales Oreilles ? 12
Beaux titres d'espion comme en aiment les cours 12
O voleurs de pollen déguisés en abeilles, 12
O voleurs de secrets surfaits par vos atours !… 12
Et puisque la ZÉLATRICE est une âme en volcan, le spectre se penchera sur ce cratère, comme jadis Empédocle sur son Etna :
O cratère vivant qu'un squelette à binocle 12
190 Voit dégorger sa lave au long d'un carrefour, 12
Séduis donc, zélatrice, un macabre Empédocle 12
S'il peut deux fois périr de son fatal amour !… 12
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