Métrique en Ligne
GUE_1/GUE66
Charles GUÉRIN
Le Cœur Solitaire
1895
VIII
L'INQUIETUDE DE DIEU
LXVI
Heureux l'homme qui vit dans la simplicité 12
Et n'a jamais franchi les murs de la cité 12
Où ses parents près des aïeux semblent attendre 12
Que sa poussière enfin se confonde à leur cendre. 12
5 Heureux l'homme des champs qui fume de sueur : 12
Il est beau comme Adam à son premier labeur. 12
Enfant il ramassait les glanes, patriarche 12
Malgré l'âge il engrange encor les blés et marche, 12
En écoutant le cri des chariots bourbeux, 12
10 D'un pas égal et grave à côté de ses boeufs. 12
Après la faux il prend le soc, sa force drue 12
Pousse à travers le sol l'aile de la charrue ; 12
Il disperse le pain futur dans les sillons 12
Où le soleil couchant dépose ses rayons ; 12
15 D'un pied souple il pétrit les grappes dans la tonne ; 12
Sa hache sur le tronc des vieux chênes résonne 12
Dans le silence d'or des clairières d'automne. 12
Ainsi le long des ans qui passent les saisons 12
Nouent et dénouent leur ronde et mêlent leurs chansons, 12
20 Mais l'âpre laboureur penché sur la nature 12
N'y voit qu'un opulent grenier de nourriture 12
Et ne rêve jamais devant les horizons. 12
Quand la bise plaintive et noire de décembre 12
Chante avec le rouet des vieilles dans la chambre, 12
25 Les paumes de ses mains se tournent vers le feu ; 12
Sa bible s'ouvre seule à la page qu'il aime, 12
Et son esprit d'enfant l'épelle en priant Dieu. 12
Un soir le viatique et l'onction suprême 12
Adouciront cette âme et ce corps de labeur, 12
30 Et fortement, ainsi qu'au temps de sa verdeur 12
Il pesait de ses bras puissants sur la charrue 12
Et raidissait les reins contre le joug des boeufs. 12
Il nouera sur le corps du Christ ses doigts calleux 12
Et mourra les yeux pleins d'une aurore inconnue. 12
Heureux cet homme.
35 Heureux l'homme d'un seul amour ;
Jamais son pas égal n'hésite au carrefour, 12
Car la marche qu'il suit dans la vie est guidée 12
Par le même visage et par la même idée. 12
Heureux le simple et doux poète du foyer 12
40 Qui respire l'air frais de la nuit à sa porte 12
Et tresse, au bruit que font la vigne et le rosier, 12
Ses strophes, vers à vers, comme un flexible osier, 12
Pour y garder l'amour que son âme en fleur porte. 12
Il s'ouvre largement à l'existence, il croit 12
45 Que la nature est belle et sainte et maternelle, 12
Et son esprit se baigne et se confie en elle. 12
Son corps s'épanouit dans l'arbuste qui croît, 12
Ses lèvres balbutient dans l'eau de la fontaine, 12
Il mêle la rosée à ses larmes d'enfant, 12
50 Rit avec le soleil et court avec le vent. 12
L'heure en passant le prend par la main et l'entraîne 12
Où va la paille d'or qui s'envole du van. 12
Il vit sans faste, aimant les fleurs, cueillant les femmes, 12
Et fait son oeuvre pure avec le miel des âmes 12
55 Qui vont à lui comme un essaim rentre au rucher. 12
Heureux cet homme, heureux d'avoir su que le sage 12
Doit accueillir la vie et ne la pas chercher, 12
Qu'il faut jouir des jours en hôte de passage, 12
Trancher le pain, goûter et des fruits et du vin 12
60 Comme du dernier don qui chargera la table, 12
Et juger l'art pensif du poète aussi vain 12
Que les lignes qu'on trace en rêvant sur le sable. 12
Ce soir, à l'heure large et calme du couchant 12
Où la montagne au loin fuit laiteuse et dorée, 12
65 Un vieillard sur la borne encor chaude d'un champ 12
Songeait, le front caché dans ses mains. La soirée 12
Comme une vie heureuse et longue s'achevait. 12
Avec des voix et des grelots dans les prairies, 12
Avec l'odeur des foins coupés et le duvet 12
70 D'azur qui tourbillonne aux toits des métairies. 12
La vallée était bleue et le vieillard rêvait. 12
« Le soir, dit-il, avait une douceur pareille, 12
Quand je vins, le coeur lourd de larmes et d'adieux, 12
Saluer ce pays où dorment mes aïeux ; 12
75 Les rayons du couchant me caressaient les yeux, 12
Les cloches des troupeaux enchantaient mon oreille ; 12
Comme aujourd'hui les foins coupés sentaient l'amour. 12
La colline en fuyant poursuivait les montagnes 12
Comme une vierge enfant joue avec ses compagnes, 12
80 Et mon âme était pure avec la fin du jour. 12
Reste au val du bonheur, disait-elle, poète ! 12
« Ô rêveur, murmurait ma jeunesse inquiète, 12
Derrière l'horizon s'ouvre un monde inconnu. 12
Là-bas des villes d'or siègent dans la lumière 12
85 Et l'océan polit leurs ceintures de pierre. 12
Les ports font la rumeur d'une immense volière, 12
Les mâts dressent des croix noires sur le ciel nu, 12
Et les vaisseaux pour fuir arrondissent leurs ailes : 12
Respire un air déjà plein de senteurs nouvelles. 12
90 D'un coeur ferme en chantant lever l'ancre et partir !… 12
Passager, d'un pied sûr descends sous ces portiques 12
D'où les marchands pieux et forts des temps antiques, 12
Ivres d'azur, mettaient à la voile pour Tyr : 12
Les pays où tu vas verseront dans ta cale 12
95 Un rêve où n'atteint pas la pourpre sans égale. 12
Refuse le destin vulgaire de vieillir 12
Bûcheron ou semeur, pâtre ou chasseur d'abeilles, 12
D'attendre, sous l'auvent sombre, pour les cueillir, 12
Qu'un même soleil ait mûri les mêmes treilles. 12
100 Embarque ! L'orient t'ouvre un porche de feu. » 12
Comme on voit fuir à vol perdu sur le ciel bleu 12
Une cigogne blanche aux ailes immobiles, 12
Les gens d'un port un soir regardaient peu à peu 12
S'effacer un voilier qui cinglait vers les îles. 12
105 Ô navire, oiseau clair des flots, oiseau géant 12
Dont la vaste envergure amoureuse du vent 12
Se courbe avec effort sur la mer transparente, 12
Mon âme sans les voir, laissait, indifférente, 12
Les voyageurs pensifs à ton bord embarqués 12
110 Répondre aux longs adieux des mouchoirs sur les quais. 12
Mon âme s'accordait à ta carène errante, 12
À tes mâts pleins de cris plaintifs, au tourbillon 12
Qui bouillonne à ta poupe et marque ton sillon. 12
Muet, le front posé contre un cordage rude, 12
115 Je contemplais le ciel, la mer, le ciel encor, 12
Fondus dans une même immense solitude. 12
Les ans comme les flots ont fui. Mais aucun port 12
N'a pu m'emprisonner dans sa large ceinture. 12
J'ai glissé de rivage en rivage, emportant 12
120 Dans mes yeux une ville entrevue un instant, 12
Les formes, les couleurs d'une étrange nature, 12
Ainsi le grand navire ailé, berceau léger, 12
Me roulait aux confins du monde, passager 12
Solitaire, attentif seulement à songer. 12
125 Par les heureuses nuits où l'atmosphère est pure, 12
Où tous les feux du ciel fourmillent sur la mer, 12
La proue en bondissant entrait dans les étoiles. 12
Souffle immense qui vient aboutir dans les voiles, 12
Un vent tiède chargé de sel embaumait l'air 12
130 Et debout à mes pieds dans l'ombre, ombre muette, 12
Le pilote observant la boussole semblait 12
Un confident penché sur une âme inquiète. 12
Il est dans la substance universelle, il est 12
Un invincible aimant vainqueur des destinées ; 12
135 Son obscure vertu tourmente sans repos 12
Les âmes dans leur route infinie obstinées. 12
Ô Dieu, c'est toi que sous des cieux toujours nouveaux, 12
Que d'étoile en étoile et durant des années, 12
C'est toi que je sentais, mon Dieu, que j'ai cherché, 12
140 Taciturne et pareil au pilote, penché 12
Sur mon âme oscillante et noire de tristesse. 12
Et j'ai, trop tard, hélas ! Compris que la sagesse 12
Mûrit dans les seuls coeurs fécondés par l'amour, 12
Qu'il faut, comme un semeur sur un profond labour, 12
145 Répandre hors de soi son âme avec largesse 12
Afin que le blé germe où le soc a passé ; 12
Et j'ai compris que Dieu dérobe son visage 12
Au voyageur sans foi dont le rêve insensé 12
S'épuise à le saisir dans les jeux d'un mirage. 12
150 Ô seigneur, Dieu promis aux humbles, le compas 12
Que la pensée humaine élargit d'âge en âge 12
Dans son cercle orgueilleux ne t'enfermera pas. 12
Mais l'homme au coeur vraiment pieux qui te confie 12
Le soin de sa raison et le cours de sa vie, 12
155 L'homme dont l'esprit clair n'a jamais reflété 12
Que l'étoile du ciel où luit ta volonté 12
Et dont l'âme, fontaine invisible qui chante, 12
Laisse jaillir l'amour comme une eau débordante, 12
Celui-là vit heureux et libre d'épouvante, 12
160 Car il porte en vivant ta certitude en lui. 12
Oui, seigneur.
Voilà donc que ta main aujourd'hui
Dans les lieux qui m'ont vu jeune et fort me ramène, 12
Solitaire et courbé sur ma tombe prochaine. 12
Comme un pêcheur pensif incliné sur son bord, 12
165 Le soleil en passant la ligne des montagnes 12
Retire avec lenteur ses larges filets d'or. 12
La grise et molle nuit envahit les campagnes. 12
L'amer parfum des pins m'arrive des hauteurs, 12
Et, s'accordant aux sons de l'angelus qui cesse, 12
170 Toutes ces visions, hélas ! Et ces senteurs, 12
Me font monter au coeur le sang de ma jeunesse. 12
Je voudrais vivre encore, aimer. « Il est trop tard ! » 12
Ceci fut dit un soir d'été par un vieillard, 12
À l'heure où, répandant le silence autour d'elle, 12
175 La nuit qui s'obscurcit de moments en moments, 12
Miséricordieuse au désir des amants, 12
Étend sur leurs baisers son ombre maternelle. 12
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